Jacques Derrida

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«Chorégraphies»*

Jacques Derrida

Correspondance avec Christie V. McDonald parue dans Diacritics, 12 (2), été 1982, Johns Hopkins University Press.

 Matisse - Danse

 

Emma Goldman, une féministe non-conformiste [maverick feminist] de la fin du XIX" siècle a dit une fois du mouvement féministe: «Si je ne peux pas danser, je ne veux pas en être, de votre révolution.»Jacques Derrida, vous avez écrit au sujet de la question des femmes et sur ce qui constitue «le féminin». Dans Éperons, un texte consacré à Nietzsche, le style et la femme, vous avez écrit que «ce qui à la vérité ne se laisse pas prendre est - féminin», et vous mettiez le lecteur en garde de ne pas «s’empresser de traduire [ce mot] par la féminité, la féminité de la femme, la sexualité féminine et autres fétiches essentialisants qui sont justement ce qu’on croit prendre quand on en reste à la niaiserie du philosophe dogmatique, de l’artiste impuissant ou du séducteur sans expérience[i]».

Ce qui semble être en jeu lorsque vous interrogez la lecture heideggerienne de Nietzsche, c’est la question de savoir si oui ou non la différence sexuelle est une «question régionale soumise à une ontologie générale, puis à une ontologie fondamentale, enfin à la question de la vérité de l’être». En cela, vous interrogez le statut de l’argument et en même temps la question elle-même. En l’occurrence, si la question de la différence sexuelle n’est pas une question régionale (au sens de secondaire), si en effet, ce n’est «peut-être même plus une question[ii]» , comme vous le suggérez, comment décririez-vous la «place de la femme» («woman’s place»)?

Jacques Derrida: Pourrai-je écrire en improvisant mes réponses? Cela vaudrait mieux, n’est-ce pas ? Un entretien trop prémédité serait ici sans intérêt. Je n’en vois pas la finalité propre. Il serait interminable ou plutôt, sur ces questions beaucoup trop difficiles, je n’aurais même jamais osé commencer. Pour la préméditation très calculée il y a d’autres textes et d’autres situations. Jouons donc la surprise, ce sera notre hommage à la danse: elle devrait n’avoir lieu qu’une fois, elle ne s’appesantit ni ne s’enfonce jamais, surtout elle ne traîne pas après son temps. Nous ne nous laisserons donc pas le temps de trop revenir en arrière, ni même de regarder attentivement, seulement d’entrevoir.

C’était une bonne idée de commencer par une citation, et d’une féministe de la fin du XIXe siècle. Et parlant d’or, et assez maverick pour poser au mouvement féministe ses questions et ses conditions. Déjà, déjà un signe de vie, un signe de danse.

On peut s’interroger sur la répétition. Est-ce qu’à la fin du siècle dernier la «matrice» du féminisme à venir était déjà prête? Vous souriez sans doute, moi aussi, devant ce mot, la «matrice». Mais pourquoi ne pas le garder? Cela fait un pli de plus. Servons-nous encore un peu de cette figure d’anatomie ou d’imprimerie pour nous demander si un programme et un lieu d’engendrement étaient déjà en place au XIXe siècle pour toutes les configurations dans lesquelles se sont engagées ou développées les luttes féministes dans cette deuxième moitié du XXe siècle. Et cela sur tous les plans, qu’il s’agisse des revendications socio-politiques, des alliances avec d’autres forces, des alternances de compromis et de radicalisme, de la stratégie des discours et des écritures, de la théorie ou de la littérature, etc. On est souvent tenté de le penser, et de conclure à la statique d’une simple combinatoire, avec ce qu’elle peut avoir d’interminable et d’épuisant ; oui, épuisant parce qu’elle puise toujours au même fonds de possibilités et puis aussi fastidieux à cause de la répétition qui s’ensuit.

Ce n’est que l’un des paradoxes. Le développement des luttes actuelles est extraordinaire dans son extension quantitative, par ses progrès, par les masses qu’il soulève lentement, en Europe mais aussi, phénomène beaucoup plus important, je crois, hors d’Europe. Et ce progrès induit de nouveaux types de recherches historiques, d’autres formes de lecture, la découverte de nouveaux corpus qu’on avait jusqu’ici méconnus, c’est-à-dire violemment dissimulés ou marginalisés. Le passé des «féminismes», ce fut souvent, bien entendu, un «passé sous silence». Or voici le paradoxe : en permettant de réveiller ce «passé sous silence», en se réappropriant une histoire bâillonnée, les mouvements féministes vont peut-être devoir renoncer à une facilité «progressiste» dans l’évaluation de cette histoire. Cette facilité est souvent leur axiomatique même, la présupposition inévitable, voire indispensable («dans les luttes», comme on dit) de ce qu’on pourrait appeler le consensus idéologique des féminismes, leur dogmatique aussi peut-être, la pesanteur soupçonnée par votre maverick feminist: c’est l’image d’une «libération» continûment accélérée, scandée par des étapes déterminables, ordonnée par un telos enfin pensable, par une vérité de la différence sexuelle et de la féminité, etc. Et sans doute ce théâtre du «progrès» existe-t-il, c’est celui d’une séquence relativement courte et très récente de l’histoire extrême-occidentale. Il n’est sans doute ni opportun, politiquement, ni en tout cas possible, de le négliger ou d’y renoncer. Mais si l’on accréditait cette représentation et si on lui confiait tout, on céderait à une sinistre mystification : tout s’écoulerait, coulerait, sombrerait dans ce même fleuve (homogénéisé, stérilisé) de l’histoire des hommes avec son vieux rêve de réappropriation, de «libération», d’autonomie, de maîtrise, bref le cortège de la métaphysique et de la technique. Les indices de cette répétition sont de plus en plus nombreux. Le renversement spéculaire de la «subjectivité» masculine la plus crispée sur elle-même et sur ses objets propres, même s’il ne représente qu’une phase sans doute nécessaire. Mais il laisse pour l’instant intact le paysage, dont nous disions tout à l’heure l’épuisement. Il est vrai que cela vaut pour l’ensemble de notre culture, de notre scolastique, - et l’ennui est partout où ce programme commande. Presque partout.

Je n’ai pas encore commencé à répondre à votre question mais je vais essayer d’y venir lentement, pardonnez-moi. Il fallait rappeler ce que le «passé sous silence» pouvait réserver de surprises ou en laisser espérer, comme la danse pour votre «maverick feminist». Qui est-elle au juste? Sans disposer du contexte, j’essaie d’imaginer ce qu’elle voulait ainsi manifester.

 

Oui, à cet égard la reconnaissance du paradoxe suggère que si les féminismes du XIXe siècle et de la fin du XX" siècle se ressemblent, ce n’est pas pour autant à cause de leur matrice historique, mais à cause des traits caractéristiques qui les définissent. Bien sûr, le programme était en place[iii]. La renaissance aux États-Unis au cours des années soixante, d’attitudes de type anarchique, en particulier au sein du mouvement féministe, en est la preuve. Mais Goldman n’était ni en avance ni en retard sur son époque. Admiratrice de Nietzsche, le «rebelle et innovateur», elle proclamait que «la révolution n’est que la pensée en action». C’était une activiste incapable de soutenir les formes de féminisme organisé dont le seul mot d’ordre revenait à contester l’institutionnalisation des inégalités imposées aux femmes. Sa position était plus radicale: elle réclamait la restructuration de la société dans son ensemble. Si par exemple elle refusait d’aller voter, c’est parce qu’elle estimait que derrière les formes typiques de l’activité politique, il y avait de la coercition. En tant que féministe anarchiste, elle ne voulait rien avoir à faire avec la politique du «sur place».

Jacques Derrida: Peut-être que la femme n’a pas d’histoire, non pas en raison d’un «éternel féminin» mais parce qu’on peut, tout seul, toute seule, résister, s’écarter (pour danser, précisément) d’une certaine histoire dans laquelle on inscrit en général la révolution, ou du moins son «concept», l’histoire comme progrès continu, malgré la rupture révolutionnaire, histoire ici orientée par le mouvement de la femme vers la réappropriation de sa propre essence, de sa propre différence, vers sa «vérité». Votre «maverick feminist» se disait prête à rompre, et d’abord par ennui et par goût de la danse, avec le consensus le plus autorisé, le plus dogmatique, et le plus grave puisqu’il prétend parler au nom de la révolution et de l’histoire. Peut-être pensait-elle aussi à une tout autre histoire, avec des lois paradoxales, des discontinuités non dialectisables, des îlots absolument hétérogènes, des singularités irréductibles, des différences sexuelles inouïes, incalculables, des femmes qui sont allées «plus loin» il y a des siècles, à l’écart et d’un seul pas dansant, d’autres qui inventent aujourd’hui des idiomes sexuels à l’écart du grand forum féministe, avec une réserve qui ne les empêche pas forcément de s’y inscrire et d’y militer à l’occasion.

Mais je spécule. Il vaut mieux que je revienne à votre question. Après quelques détours ou étapes, vous vous demandez comment je décrirais ce qu’on appelle «woman’s place», expression qui appelle en général, si je ne me trompe, «in the home», voire «in the kitchen». Franchement, je ne sais pas. Je crois que je ne décrirais pas cette place, justement, je m’en garderais bien. N’avez-vous pas peur qu’une fois engagés sur le chemin de cette topographie nous nous retrouvions forcément de retour «at home or in the kitchen» ou vers des assignations à résidence comme on dit en français dans le langage pénitentiaire - qui finalement reviendraient au même? Pourquoi faudrait-il qu’il y ait une place pour la femme? Et pourquoi une, une seule, une tout essentielle?

Question que vous pourriez traduire ironiquement en disant qu’à mes yeux il n’y a pas de place pour la femme. C’est en effet ce qui s’énonçait clairement en 1972 au colloque de Cerisy sur Nietzsche, dans la conférence à laquelle vous faisiez allusion, Éperons. C’est sans doute risqué, de dire qu’il n’y a pas une seule place pour la femme, mais si cette pensée n’est pas anti-féministe, très loin de là, il est vrai qu’elle n’est pas féministe non plus. Mais elle me paraît fidèle, à sa manière, à une certaine affirmation des femmes, à ce qu’il y a de plus affirmatif et de plus «dansant», comme dit la maverick feminist, dans le déplacement des femmes. Ne peut-on dire, dans le langage de Nietzsche, qu’il y a un féminisme «réactif» et qu’une certaine nécessité historique le met souvent au pouvoir dans les luttes organisées aujourd’hui? C’est lui que raille Nietzsche, et non la femme ou les femmes. Ce pouvoir réactif, peut-être faut-il, non pas le combattre de front — cela ferait le jeu d’autres intérêts —, mais éviter de le laisser occuper tout le terrain. Et pourquoi en effet se presserait-on de répondre à une question topologique (quelle est la place de la femme ?) ou à une question économique (car tout revient à l’oikos, home, maison, chez-soi, loi du lieu propre, etc.) dans le souci d’une place de la femme? Pourquoi faudrait-il soumettre à l’urgence de ce souci topo-économique (essentiel, il est vrai, et indéracinablement philosophique) une nouvelle «pensée» ou un nouveau pas de femme? Ce pas ne fait un pas qu’à la condition de récuser une certaine pensée du lieu et de la place (toute l’histoire de l’Occident et de sa métaphysique), et de danser autrement. C’est si rare, sinon impossible et cela ne se présente que sous la forme de l’imprévisible et de la plus innocente des chances. La plus innocente des danses déjouerait les assignations à résidence, comme on dit en français, les résidences surveillées, elle change de place, elle change surtout les places. Après son passage on ne reconnaît plus les lieux. La joyeuse perturbation que tels mouvements des femmes, telles femmes singulières aussi ont apportée dans notre petit espace européen (je ne parle pas d’un séisme plus ample et en voie de mondialisation), n’est-ce pas précisément la chance de quelque turbulence aléatoire dans l’assignation des places? Alors, va-t-on recommencer à faire ces cartes géographiques, topographiques, etc.? À distribuer des cartes d’identité sexuelle?

Le sérieux de la difficulté, c’est la nécessité d’accorder la danse, le temps de la danse, à la «révolution». L’atopie ou la folie de la danse, cette chance peut aussi compromettre les chances politiques et servir d’alibi pour déserter les luttes «féministes» organisées, patientes, laborieuses, au contact de toutes les résistances qu’un mouvement de danse ne peut soulever, encore que la danse ne soit pas synonyme d’impuissance et de fragilité. Je n’insiste pas mais vous voyez bien à quel impossible et nécessaire compromis je fais allusion, à quelle négociation incessante, quotidienne, individuelle ou non, parfois microscopique, parfois scandée par des «coups de poker», toujours privée d’assurance, que ce soit dans la vie privée ou dans les institutions. Chaque homme et chaque femme y engage sa singularité, l’intraduisible de sa vie et de sa mort.

Nietzsche fait aux femmes, au féminisme surtout, une scène surdéterminée, divisée, apparemment contradictoire. Elle m’a justement intéressé à cause de cela, de tous les paradigmes qu’elle exhibe et multiplie, et dans la mesure où elle se débat souvent, parfois danse, se risque toujours dans un espace historique dont les traits essentiels, «matriciels», n’ont peut-être pas changé depuis en Europe (je dis bien en Europe, et c’est peut-être toute la différence, bien que nous ne puissions séparer le féminisme mondial d’une certaine européanisation fondamentale de la culture mondiale - énorme problème que je laisse ici de côté). La scène que fait Nietzsche — à travers un corpus très divers et très large —, j’ai essayé d’en formaliser les mouvements et les moments typiques dans Éperons. Je l’ai fait jusqu’à une certaine limite, que j’indique aussi, où la décision formalisatrice échoue pour des raisons absolument structurelles. Comme ces traits typiques sont instables, doivent l’être, et parfois contradictoires, finalement indécidables, toute pause de lecture s’installerait dans le contresens, dans le sens qui devient automatiquement contresens. Ce contresens peut être plus ou moins naïf ou complaisant. On pourrait en citer tant d’exemples. Dans les cas les plus sommaires, la simplification revient à isoler les énoncés violemment anti-féministes de Nietzsche (dirigés d’abord contre le féminisme réactif comme figure spéculaire du philosophe dogmatique et d’un certain rapport de l’homme à la vérité), de les arracher (éventuellement en me les attribuant, mais peu importe) à tout le mouvement et à tout le système que j’essaie de reconstituer. Plus sommairement encore, on a parfois réagi, sans voir plus loin que le bout des formes phalliques qui font saillie dans le texte, à commencer par celles du style, de l’éperon ou du parapluie sans tenir compte de ce qu’il y est dit de la différence entre style et écriture ou de la complication bisexuelle de ces formes et d’autres. D’une manière générale, c’est ne pas lire, et j’irai jusqu’à dire ne pas lire la syntaxe et la ponctuation de telle ou telle phrase, que d’arrêter le texte sur une position, une thèse, un sens ou une vérité. Cette méprise herméneutique, cette méprise de l’herméneutique, c’est ce que devrait déjouer l’envoi final du «j’ai oublié mon parapluie ». Mais laissons. La valeur de Vérité - à savoir la Femme, allégorie majeure de la Vérité dans le discours occidental -, la valeur corrélative de Féminité (essence ou vérité de la Femme) sont là pour apaiser cette angoisse herméneutique. Ce sont là les fonds ou les lieux d’ancrage les plus solides de la rationalité occidentale (de ce que j’ai proposé d’appeler phallogocentrisme). Ce sont ces lieux qu’il convient, si du moins on est intéressé à le faire, de reconnaître. Non pas pour en faire un simple objet de connaissance (il y va justement des normes du connaître et du savoir comme norme), encore moins d’y habiter ou d’y élire domicile (il y aurait encore quelque woman’s place in the kitchen), mais pour savoir inventer une autre inscription, très vieille ou très nouvelle, un autre déplacement des lieux et des corps.

Vous avez rappelé l’expression de «fétiches essentialisants» (la vérité, la féminité, l’essentialité de la femme ou de la sexualité féminine comme fétiches). Difficile d’improviser brièvement ici, mais je signalerai deux écueils. Le premier peut être évité en précisant dans quel contexte et à quel concept de fétiche on se réfère, fût-ce pour le déplacer. Je me permets de renvoyer sur ce point à ce qui est dit du fétichisme et de la sexualité féminine dans Éperons, Glas, ou La Carte postale (plus précisément dans Le facteur de la vérité). L’autre écueil, plus politique, ne peut être évité qu’à tenir compte des conditions réelles dans lesquelles se développent, sur tous les fronts (économique, idéologique, politique) les luttes des femmes. Ces conditions rendent souvent nécessaire, dans des phases plus ou moins longues, le maintien de présupposés métaphysiques qu’on sait déjà devoir mettre en question à une phase ultérieure — ou en un autre lieu — parce qu’ils appartiennent au système dominant qu’on est en train de déconstruire pratiquement. Cette multiplicité des lieux, des moments, des formes et des forces ne signifie pas toujours l’abandon au relativisme, à l’empirisme ou à la contradiction. Comment respirer sans cette scansion et sans ces multiplicités de rythmes ou de pas? Comment danser, dirait votre «maverick feminist»?

 

Cela soulève une question importante qu’on ne devrait pas négliger, même si nous n’avons pas la place de la développer ici: la relation compliquée entre une pratique politique et les différents genres d’analyse que nous avons considérés ici (en particulier l’analyse «déconstructiviste» implicite dans vos réponses). Le fait que cette relation ne peut pas être simplement traduite en une opposition entre l’empirique et le non-empirique a été relevé dans un contexte entièrement différent[iv]. On devrait explorer de façon plus approfondie la question de savoir comment on doit négocier avec les implications réciproques de ces forces et nécessités dans le contexte des luttes féministes. Ce sera pour une autre fois. Mais revenons-en à l’ontologie de Heidegger.

Jacques Derrida: Pour répondre à votre question autour de Heidegger et sans pouvoir refaire ici le trajet d’une lecture nettement partagée, dans Éperons, en deux temps, je dois me limiter à une indication, ou plutôt à une question très ouverte. Elle procède de la fin, si on peut dire, du point où la pensée du «don» et de la «propriation» dérange, sans simplement le renverser, l’ordre de l’ontologie, l’autorité de la question «qu’est-ce que?», la subordination des ontologies régionales à une ontologie fondamentale. Je vais beaucoup trop vite mais comment faire autrement ici? Depuis ce point, qui n’est pas un point, on peut se demander si cette pensée si difficile, peut-être impossible, peut garder encore un rapport essentiel avec la différence sexuelle, ou si la différence sexuelle, par exemple la féminité, reste, si irréductible fût-elle, dérivée, subordonnée par rapport à la pensée du don ou de la destination (je dis «pensée» parce qu’on ne peut dire ni philosophie, ni théorie, ni logique, ni structure, ni scène, ni rien; quand on ne peut plus se servir ici d’aucun mot de ce genre, quand on ne peut presque plus rien dire, on dit «pensée» mais on pourrait montrer que c’est encore trop). Je ne sais pas. Doit-on penser la «différance» «avant» la différence sexuelle ou «à partir» d’elle? Cette question a-t-elle, sinon du sens (nous sommes ici à l’origine du sens et celle-ci ne peut «avoir du sens»), du moins quelque chance de frayer encore quoi que ce soit, si im-pertinente qu’elle paraisse?

 

Vous mettez en question la forme caractéristique de la protestation des femmes, à savoir la subordination de la femme à l’homme. Je vais tenter ici de décrire le cheminement de votre argument, tel que je l’entends, et puis de le commenter.

 Le nouveau sens de l’écriture que l’on associe avec le terme de déconstruction s’est formé au cours de lectures serrées que vous avez présentées de textes aussi différents que ceux de Platon, Rousseau, Mallarmé et autres. C’est un sens pour lequel les couples binaires traditionnels (comme dans l’opposition de l’esprit et de la matière, de l’homme à la femme) ne fonctionnent plus selon le privilège donné au premier terme par rapport au second. Dans une série d’interviews publiée sous le titre Positions en 1972, vous avez parlé d’un programme à deux phases («phase» entendue ici comme un terme structurel plutôt que chronologique) nécessaire pour l’acte de déconstruction.

Dans la première phase, un renversement doit avoir lieu dans lequel les termes opposés seraient inversés. Par conséquent, la femme, en tant que terme antérieurement subordonné, pourrait devenir le terme dominant par rapport à l’homme. Cependant, étant donné qu’un tel schème de renversement pourrait seulement répéter le scheme traditionnel (dans lequel la hiérarchie de la dualité est toujours reconstituée), il serait incapable d’effectuer un changement significatif. Un tel changement ne pourrait avoir lieu qu’à travers la phase «seconde» et plus radicale de la déconstruction, dans laquelle un «nouveau» concept serait forgé en même temps. Le motif de la différance qui n’est ni un «concept» ni un simple «mot» nous a fourni la constellation maintenant familière de termes proches : la trace, le supplément, le pharmakon et d’autres encore. Parmi ceux-ci, il y en a deux qui portent des marques sexuelles et, dans leur signification la plus communément acquise, ils se rattachent au corps de la femme: hymen (dont la logique est développée dans «La double séance»[v]) et double invagination (un leitmotif dans Survivre[vi]).

Prenons seulement le terme de l’hymen dans lequel il y a une confusion ou une continuation du terme de coït, dont il reçoit sa double signification: 1) «un pli membraneux de tissu qui obstrue partiellement ou complètement l’orifice vaginal externe» (mot grec pour membrane) et 2) mariage (de la mythologie grecque ; le dieu du mariage). Dans la première signification, l’hymen est ce qui protège la virginité, et il est devant l’utérus. Autrement dit, il se trouve entre l’intérieur et l’extérieur de la femme, entre le désir et son accomplissement. De sorte que bien que le désir (masculin) rêve de percer ou déchirer violemment l’hymen (au second sens, celui de la consommation), si cela arrive, il n’y a pas d’hymen.

Tandis que le jeu important sur les étymologies (dans lesquelles des motivations inconscientes se manifestent à travers les transformations et excès historiques de l’usage) effectue, me semble-t-il, un déplacement de ces termes, il fait aussi problème pour ceux qui chercheraient à définir ce qui est spécifiquement féminin. Cela n’est pas tant dû au fait que ces termes sont ou bien sous-évalués ou bien sur-évalués comme parties du corps de la femme. Cela est plutôt dû au fait que dans l’économie d’un mouvement d’écriture qui est toujours évasifi on ne peut jamais décider proprement si le terme en question implique une complicité ou une rupture avec l’idéologie du moment. Peut-être est-ce parce que, comme Adam le dit de Eve dans la satire de Mark Twain, The Diary of Adam and Eve, non seulement la «nouvelle créature nomme [...] chaque chose» parce qu’« elle ressemble à la chose», mais — et c’est ici que le bât blesse - «son esprit est désordonné [ou, si vous voulez, nietzschéen], tout le prouve».

A cet égard, une note de la page 201 de «La double séance» me vient à l’esprit, concernant le déplacement de l’écriture, sa transformation et généralisation. L’exemple cité est celui d’un chirurgien qui, apprenant les difficultés de Freud d’admettre la possibilité de l’hystérie masculine, s’exclame: «Mais, mon cher collègue, comment pouvez-vous dire de telles absurdités? Hysteron veut donc dire utérus. Comment donc un homme peut-il être hystérique?»

Comment pouvons-nous changer la représentation de la femme ? Pouvons-nous nous éloigner de la côte, là où la femme est épouse («celle-ci sera nommée femme (icha) parce qu’elle a été prise de l’homme (ich)», Gen. 2, 23) pour aller au ventre où elle est mère («l’homme est né de la femme», Job 14, 13), sans une perte essentielle? Avons-nous là ce que vous considérez comme le commencement de la deuxième phase, un «nouveau» concept de la femme?

Jacques Derrida: Non, je ne crois pas que nous l’ayons, si même on pouvait avoir quelque chose de tel, ou si quelque chose de tel existait ou se laissait promettre. Personnellement, je ne suis pas sûr que ça me manque. Avant d’en avoir un nouveau, sommes-nous sûrs d’en avoir eu un ancien? C’est sur le mot «concept», «conception» que j’interrogerais à mon tour, et sur son rapport à quelque essence rigoureusement et proprement identifiable. Cela nous ramènerait aux questions précédentes. Avec tout son système, le concept de concept appartient à cette ordonnance qu’une problématique de la femme et de la différence comme différence sexuelle devrait déranger au passage. De surcroît, je ne suis pas sûr que la «phase 2» marque une rupture avec la «phase 1», une rupture sous la forme d’une coupure le long d’un trait indivisible. Le rapport de ces deux phases a sans doute une autre structure. Par commodité d’exposition, j’avais parlé de phases distinctes mais le rapport d’une phase à l’autre se marque moins par des déterminations conceptuelles (tel nouveau concept succédant à un concept archaïque) mais par une transformation ou une déformation générale de la logique, de l’élément ou du milieu «logique» même, par exemple par le passage au-delà du «positionnel» (différence déterminée comme opposition, dialectiquement ou non). C’est de grande conséquence pour ce dont nous parlons même si je le formule de façon bien vide et désincarnée en apparence. On pourrait, je crois, le démontrer: quand on détermine la différence sexuelle en opposition au sens dialectique, selon le mouvement hégélien de la dialectique spéculative dont la nécessité reste si puissante bien au-delà du texte de Hegel, on paraît déchaîner la guerre des sexes; mais on en précipite la fin par la victoire du sexe masculin. La détermination de la différence en opposition est destinée en vérité, à la vérité, à effacer la différence sexuelle. L’opposition dialectique neutralise ou «relève» la différence. Mais chaque fois, selon une opération subreptice qu’il faut débusquer, on assure la maîtrise phallocentrique sous le couvert de la neutralisation. Ces paradoxes sont maintenant mieux connus. Et ce phallocentrisme se pare quelquefois, ici et là, d’un appendice: un certain féminisme. De même phallocentrisme et homosexualité peuvent aller, si je puis dire, de pair, et j’entends ces vocables en un sens très large et radical, qu’il s’agisse d’homosexualité féminine ou masculine.

Et si «l’épouse» ou «la mère» - que vous semblez sûre de pouvoir dissocier - étaient encore des figures de cette dialectique homosexuelle? Je me réfère maintenant à votre question sur la «représentation» de la femme et sur telle «perte» dans le passage de la côte de l’homme au vagin de la femme, de l’épouse, dites-vous, à la mère. Pourquoi faudrait-il choisir, et seulement entre ces deux possibilités, ces deux «lieux», à supposer encore qu’on puisse vraiment les dissocier?

 

L’ironie, au début, de mon usage du cliché de la «place de la femme», qui, dans le vieux dicton, est suivi par «à la maison» ou «à la cuisine» laisse toute liberté de penser à d’autres lieux sans rien changer au sens de la phrase. En ce qui concerne la «place» de la femme dans la Genèse et dans Job, en tant que côte (épouse) ou ventre (mère), il s’agit ici de différences fonctionnelles plus fondamentales. Néanmoins, à l’intérieur de ces deux rôles traditionnels, choisir l’un signifie perdre l’autre. Vous avez raison d’observer qu’un tel choix n’est pas nécessaire; il pourrait y avoir juxtaposition, substitution ou d’autres combinaisons possibles. Mais ces textes bibliques ne sont pas frivoles quand ils considèrent une distinction fonctionnelle qui a déterminé également la «place de la femme» dans la culture occidentale.

Jacques Derrida: Puisque vous évoquez la Genèse, j’aimerais évoquer encore une fois la merveilleuse lecture qu’en propose Levinas[vii], sans qu’on sache clairement s’il la prend vraiment à son compte et quel est le statut du «commentaire» qu’il lui consacre. Il y aurait certes, une certaine secondarité de la femme, Ischa. L’homme, Isch, viendrait d’abord, il serait le premier, il serait au commencement. Cependant, la secondarité ne serait pas celle de la femme ou de la féminité, mais celle du partage masculin/féminin. C’est seulement le rapport à la différence sexuelle qui serait second, et non la sexualité féminine. À l’origine, et voilà qui importe, il y aurait l’humanité en général, avant toute marque sexuelle, en-deçà et donc au-delà d’elle. Ainsi serait sauvée la possibilité de l’éthique, entendez par là d’un rapport à l’autre en tant qu’autre qui ne tienne compte d’aucune autre détermination, en particulier d’aucun caractère sexuel. Que serait la morale si l’appartenance à un sexe y faisait la loi ou le privilège? Si l’universalité des lois morales se modulait ou se limitait selon les sexes? Si elle n’était pas inconditionnelle, sans condition sexuelle en particulier?

Quelles que soient la nécessité, la force ou la séduction de cette lecture, ne risque-t-elle pas de restaurer une interprétation classique et d’en enrichir ce que j’appellerai la panoplie? De façon certes subtile et sublime, au nom de l’éthique, c’est-à-dire de l’irréprochable même. Une fois de plus, l’interprétation classique marque de sexualité masculine ce qu’on présente comme une originalité neutre ou du moins antérieure et supérieure à tout marquage sexuel. Levinas sent bien le risque qu’il y aurait à effacer la différence sexuelle. Il la maintient donc: l’humain en général reste un être sexué mais il ne peut le faire, semble-t-il, sans placer la sexualité (différenciée) au-dessous de l’humanité (celle qui se tient à hauteur de l’esprit) et surtout sans placer simultanément le masculin au commencement et au commandement, à l’arkhè, à hauteur d’Esprit. Portant la contradiction la plus intéressée en lui-même, ce geste se répète depuis, disons «Adam et Eve», et l’analogie insiste dans la «modernité» malgré toutes les différences de style et de traitement. N’est-ce pas un trait «matriciel» comme nous disions tout à l’heure? ou patriciel si vous préférez, mais ça revient toujours au même, n’est-ce pas? Quels que soient la complexité des trajets et les nœuds de la rhétorique, ne croyez-vous pas que le mouvement freudien répète cette «logique»? N’est-ce pas aussi le risque couru par Heidegger? On devrait peut-être dire, plutôt, le risque évité car le phallogocentrisme est une assurance contre le retour de ce qui est sans doute appréhendé comme le risque le plus angoissant. Puisque j’ai nommé Heidegger dans un contexte où cette référence est plutôt rare et peut paraître insolite, je m’y arrête un instant, si vous voulez bien, en craignant d’être encore à la fois trop long et trop bref.

Heidegger semble ne parler pour ainsi dire jamais de sexualité ou de différence sexuelle. Comme vous l’imaginez, ce n’est pas une omission ou une négligence. Il ne parle pour ainsi dire jamais de psychanalyse, si l’on excepte telle ou telle allusion négative au passage. Ce n’est ni une omission ni une négligence. Ces silences ponctuent, espacent ou suspendent un discours dont l’une des forces tient à ceci (pour aller trop vite et schématiser à outrance) qu’il commence par se refuser toutes les sécurités acquises, toutes les présuppositions sédimentées de l’ontologie classique, de l’anthropologie, des sciences humaines ou naturelles, jusqu’à revenir en deçà des valeurs de sujet/objet, conscient/inconscient, âme/corps, c’est-à-dire de tant d’autres choses encore. Le Dasein dont l’analytique existentiale ouvre, si on peut dire, le chemin de la question de l’être, n’est ni l’être humain (auquel nous rappelait tout à l’heure la pensée de Levinas) ni le sujet, ni la conscience, ni le moi (conscient ou inconscient). Toutes ces déterminations sont dérivées et survenues par rapport au Dasein. Or - et c’est là que je voulais en venir après cette inadmissible accélération -, un cours de 1928[viii] rejustifie en quelque sorte le silence de Sein und Zeit sur la sexualité. Ce silence n’a pas été vraiment rompu, à ma connaissance, après Sein und Zeit. Dans un paragraphe de ce cours consacré au «Problème de Sein und Zeit», Heidegger rappelle que l’analytique du Dasein n’est ni une anthropologie, ni une éthique, ni une métaphysique. À l’égard de toute définition, position ou évaluation dans ces domaines, le Dasein est neutre. Heidegger insiste et précise cette essentielle et originale «neutralité» du Dasein: «Cette neutralité signifie aussi que le Dasein n’est aucun des deux sexes. Mais cette a-sexualité (Geschlechtslosigkeit) n’est pas l’indifférence de la nullité vide, la négativité infirme d’un néant ontique indifférent. Le Dasein dans sa neutralité n’est pas indifféremment le personne-et-tout-le-monde (Niemand und Jeder), mais la positivité originaire et la puissance de l’être (ou l’essence, Mächtigkeit des Wesens)». Il faudrait lire de très près l’analyse qui suit, j’essaierai de le faire une autre fois[ix]. Elle insiste beaucoup sur ce caractère positif, en quelque sorte, originaire et puissant de cette neutralité a-sexuelle qui n’est pas le ni-ni (Weder-noch) d’une abstraction ontique. Elle est originaire et ontologique. Plus précisément, l’a-sexualité ne signifie pas ici l’absence de sexualité — on dirait de pulsion, de désir ou même de libido — mais l’absence de marque d’appartenance à l’un des deux sexes. Non que le Dasein n’appartienne pas en fait ou ontiquement à un sexe ; non qu’il soit privé de sexualité, mais en tant que Dasein, il ne porte pas les marques de cette opposition ou de cette alternative entre l’un ou l’autre des deux sexes. Ces marques ne sont pas des structures existentiales, du moins en tant que marques opposables et binaires. Nulle allusion en cela à quelque bi-sexualité primitive ou survenue. Une telle allusion se porterait encore vers des déterminations anatomiques, biologiques ou anthropologiques. Et le Dasein, dans ses structures et sa «puissance» originaires serait «antérieur» à ces déterminations. Je mets des guillemets à «antérieur» puisque cela n’a aucune signification littéralement chronologique, historique ou logique. Or l’analytique du Dasein, c’était, dès 1928, la pensée de la différence ontologique et la répétition de la question de l’être, l’ouverture d’une problématique qui soumettait à élucidation et à interprétation radicales tous les concepts de la tradition philosophique occidentale. C’est mesurer l’enjeu de cette neutralisation qui revient en deçà de la différence sexuelle et de son marquage binaire, sinon de la sexualité elle-même. Le titre de l’immense problème que je me contente ici de nommer, ce serait donc: différence ontologique et différence sexuelle.

Et puisque votre question évoquait le «motif de la différance», je dirais qu’il s’est déplacé dans les parages de cette zone si obscure. Ce qui s’y cherche aussi, c’est le passage entre différence ontologique et différence sexuelle, un passage qui peut-être ne se laisse plus penser, scander ou frayer selon les polarités auxquelles nous nous référons depuis tout à l’heure (originaire/dérivé, ontologique/ontique, ontologie/anthropologie, pensée de l’être/métaphysique ou éthique, etc.). La constellation des termes que vous avez cités serait peut-être (car ici rien n’est jamais donné ni assuré) une sorte de transformation ou de déformation de l’espace tendant à déborder ces pôles et à les réinscrire en elle. Certains de ces termes, «hymen» ou «invagination», disiez-vous, «se rattachent, dans leur signification la plus communément acquise, au corps de la femme...». Est-ce sûr? Je vous sais gré d’avoir usé d’une formulation aussi prudente. Bien sûr, que ces mots fassent signe vers «leur signification la plus communément acquise», cela ne m’a pas échappé et l’insistance que j’ai toujours mise à re-sexualiser un discours philosophique ou théorique trop «neutralisateur» à cet égard m’était dictée par les réserves que j’ai dites tout à l’heure au sujet de la stratégie de la neutralisation, qu’elle soit délibérée ou non. Mais cela doit se faire sans facilité d’aucune sorte, et surtout sans régression si c’est possible, par rapport à ce qui pouvait justifier, nous l’avons vu, les démarches de Levinas ou de Heidegger par exemple. Cela dit, 1’«hymen» ou 1’«invagination», du moins dans le contexte où ces mots se trouvent entraînés, ne désignent plus simplement des figures du corps féminin. A supposer même un savoir assuré de ce qu’est un corps féminin ou masculin, et à supposer que l’anatomie soit ici le dernier recours. Ce qui reste ici indécidable ne concerne pas seulement mais aussi le trait de clivage entre les deux sexes. Comme vous l’avez rappelé, ce mouvement ne revient finalement ni à des mots ni à des concepts, et ce qui reste de langage là-dedans ne se laisse pas abstraire de la performativité (marquante, marquée) qui nous engage ici, à commencer, pour les exemples que vous avez choisis, par les textes de Mallarmé ou de Blanchot, par le travail de lecture ou d’écriture qui les a appelés et qu’ils ont appelé à leur tour. On pourrait dire en toute rigueur que l’hymen nexiste pas. Tout ce qui construit la valeur d’existence est étranger à 1’«hymen». Et s’il y avait de l’hymen, je ne dis pas si l’hymen existait, la valeur de propriété ne lui conviendrait pas davantage, pour des raisons sur lesquelles j’ai insisté dans les textes auxquels vous vous référez. Comment pourrait-on dès lors attribuer proprement à la femme l’existence de l’hymen? Celui-ci n’est pas davantage le propre de l’homme, voire de l’être humain. J’en dirais autant de 1’«invagination». Celle-ci a d’ailleurs toujours été réinscrite dans un chiasme, et doublement pliée, redoublée et inversée[x], etc. Dès lors, n’est-il pas difficile d’y reconnaître une «représentation de la femme»? Et puis, même dans la représentation courante, pourquoi le vagin serait-il seulement maternel? Je ne sais d’ailleurs pas si c’est à un changement de représentation qu’il faut confier l’avenir. Comme toutes les questions dans lesquelles nous nous débattons en ce moment, celle-ci, et d’abord comme question de la représentation, me paraît à la fois trop vieille et encore à naître, une sorte de vieux parchemin sillonné en tous sens, surchargé de hiéroglyphes et pourtant aussi vierge que l’origine, aussi matinal que l’Orient dont il vient. Je ne sais pas comment vous allez traduire cette dernière phrase.

 

C’est un problème. Dans l’usage moderne anglais, le mot «parchment» ne comporte plus la signification du parchemin français, «sur ou par la route, le chemin», comme le faisait encore le mot du moyen anglais, perchement ou parchemin. L’American Heritage Dictionary dessine l’étymologie de la façon suivante: «Parthian (leather) from pergamina, parchment, from Greek pergamene, from Pergamenos, or Pergamun, from Pergamon... » Le Classical Dictionary de Lempriere ajoute que la ville de Pergamus fut fondée par Philaeterus, un eunuque, et que le parchemin fut appelé charta pergamena.

Jacques Derrida: Et vous savez que ce mot de parchemin, sur lequel nous devrions mettre le point final, ne vient par aucun «chemin» de Pergame, en Asie. Littré, qui donne cette étymologie rend la guerre responsable de l’apparition du «pergamena», ou du «pergamina». C’est donc un produit de guerre: on s’est mis à écrire sur le corps, sur ces peaux de bête, parce que le papyrus devenait très rare. On dit aussi que le parchemin se prépare parfois avec la peau des agneaux mortnés. Et que selon Pline, c’est par jalousie qu’Eumène, roi de Pergame, eut recours au parchemin. Son rival, Ptolémée, le roi d’Egypte, si fier de sa bibliothèque, n’avait que des livres en papier. Il fallait trouver de nouveaux corps d’écriture.

 

J’aimerais revenir sur l’écriture et la danse, sur la chorégraphie que vous avez mentionnée tout à l’heure. Si nous ne disposons pas encore d’un «nouveau» «concept» de la femme, puisque la radicalisation du problème va au-delà de la «pensée» ou du concept, quelles sont nos chances de penser «la différence», comme vous disiez, «moins “avant” la différence sexuelle» qu’«“à partir” d’elle»? Quelle est, selon vous, notre chance et «qui» sommes-nous sexuellement?

Jacques Derrida: Il m’a toujours semblé, aux approches de cette pénombre, que la voix même devait se diviser pour dire ce qui se donne à penser ou à dire. Aucun discours monologique — et par là j’entends ici monosexué — ne peut dominer, d’une seule voix, d’un seul ton l’espace de cette pénombre. Même si le «discours tenu» est alors signé d’un patronyme sexuellement marqué. Ainsi pour me limiter à un témoignage et non pour proposer un exemple, j’ai senti la nécessité du chœur du texte chorégraphique à signatures polysexuées chaque fois qu’une certaine légitimité du neutre, de la neutralité sexuelle apparemment la moins suspecte de maîtrise phallocentrique ou gynécentrique risquait d’immobiliser en silence, ou de coloniser, d’arrêter ou d’unilatéraliser de façon subtile ou sublime ce qui reste sans doute irréductiblement dissymétrique[xi]. Plus directement: une certaine dissymétrie est sans doute la loi de la différence sexuelle et du rapport à autrui en général (je dis cela contre une certaine violence de la platitude «démocratique», de l’homogénéité, en tout cas d’une certaine idéologie démocratique), mais la dissymétrie à laquelle je fais allusion est encore, ne disons pas à son tour symétrique, ce qui pourrait paraître absurde, mais doublement, bilatéralement démesurée, comme une sorte de démesure réciproque, respective et respectueuse. Peut-être cette double dissymétrie déborde-t-elle les marques connues, disons métaphoriquement la grammaire et l’orthographe de la sexualité. Cela relance en effet la question: et si nous atteignions ici, et si nous approchons ici (car cela ne s’atteint pas comme un lieu déterminé) la zone d’une relation à l’autre où le code des marques sexuelles ne serait plus discriminant? Relation dès lors non pas a-sexuée, très loin de là, mais autrement sexuée, au-delà de la différence binaire qui gouverne la bienséance de tous les codes, au-delà de l’opposition féminin/masculin, au-delà de la bisexualité aussi bien, de l’homosexualité ou de l’hétérosexualité qui reviennent au même? C’est en rêvant de sauver au moins la chance de cette question que je voudrais croire à la multiplicité de voix sexuellement marquées, à ce nombre indéterminable de voix enche-vêtrées, à ce mobile de marques sexuelles non identifiées dont la chorégraphie peut entraîner le corps de chaque «individu», le traverser, le diviser, le multiplier, qu’il soit classé comme «homme» ou «femme» selon les critères en usage. Bien sûr, il n’est pas impossible que le désir d’une sexualité innombrable vienne encore nous protéger, comme un rêve, contre un implacable destin qui scelle tout à perpétuité du chiffre 2. Et cette clôture impitoyable viendrait arrêter le désir au mur de l’opposition, nous aurions beau nous débattre, il n’y aurait jamais que deux sexes, ni un de plus ni un de moins, la tragédie aurait ce goût, assez contingent en somme, qu’il faudrait affirmer, apprendre à aimer, au lieu de rêver l’innombrable. Oui, peut-être, pourquoi pas? Mais d’où viendrait alors le «rêve» de l’innombrable, si c’est un rêve? À lui seul ne prouve-t-il pas ce dont il rêve et qui doit bien être là pour faire rêver? Et puis, je vous le demande, que serait la danse, y en aurait-il si l’on n’y échangeait pas les sexes en nombre indéterminé, et la loi des sexes, à des rythmes très variables? En un sens tout à fait rigoureux, l’échange lui-même à vrai dire n’y suffirait plus, car le désir demeure d’échapper à la seule combinatoire et d’inventer des chorégraphies incalculables.

 


 

* Correspondance avec Christie V. McDonald parue dans Diacritics, 12 (2), été 1982, Johns Hopkins University Press. La notice de présentation précisait : «Ce texte est le résultat d’un échange de lettres au cours de l’automne 1981. Jacques Derrida écrivait ses réponses en français, puis je les traduisais en anglais pour la publication. Je voudrais souligner que je ne pose les questions suivantes au nom d’aucun groupe féministe spécifique ni au nom d’aucune idéologie féministe. Néanmoins, je dois dire ma reconnaissance, entre autres, à A. Jardine, C. Lévesque, N. Miller, N. Schor et particulièrement J. McDonald pour de longues conversations que j’ai eues avec elles au sujet de la “femme” et des “femmes”.»

[i] Éperons. Les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1978, p. 43.

[ii] Ibid., p. 89.

[iii] Le 26 août 1970, un groupe de femmes qui s’était donné le nom de «Brigade Emma Goldman» descendait la Fifth Avenue à New York avec beaucoup d’autres féministes, chantant: «Emma l’a dit en 1910 / Maintenant nous allons le dire de nouveau.»

[iv] Cf. Rodolphe Gasché, «La bordure interne», et la réponse par J. Derrida, dans C. Lévesque, C. McDonald (dir.) L’oreille de l’autre : textes et débats avec Jacques Derrida, Montréal, VLB, 1982.

[v] Cf. La dissémination, Paris, Seuil, 1972.

[vii] Jacques Derrida fait ici allusion au texte cité plus haut, «En ce moment même dans cet ouvrage me voici», dans Textes pour Emmanuel Levinas (J.-M. Place éd., Paris, 1980). Derrida y interprète notamment deux textes de Levinas («Le judaïsme et le féminin», dans Difficile liberté et «Et Dieu créa la femme», dans Du sacré au saint). Pour éclairer ici l’entretien, je citerai un passage du texte de Derrida, citant et commentant à son tour le commentaire de Levinas : «[...] Le sens du féminin se trouvera éclairé ainsi à partir de l’essence humaine, la Ischa à partir de Isch: non pas le féminin à partir du masculin ; mais le partage en féminin et en masculin - la dichotomie - à partir de l’humain. [...] par-delà la relation personnelle qui s’établit entre ces deux êtres issus de deux actes créateurs, la particularité du féminin est chose secondaire. Ce n’est pas la femme qui est secondaire; c’est la relation avec la femme en tant que femme, qui n’appartient pas au plan primordial de l’humain. Au premier plan sont des tâches qu’accomplissent l’homme comme être humain et la femme comme être humain. [...] Le problème, dans chacun des alinéas que nous commentons en ce moment, consiste à concilier l’humanité des hommes et des femmes avec l’hypothèse d’une spiritualité du masculin, le féminin n’étant pas son corrélatif mais son corollaire, la spécificité féminine ou la différence des sexes qu’elle annonce ne se situant pas d’emblée à la hauteur des oppositions constitutives de l’Esprit. Audacieuse question: comment l’égalité des sexes peut-elle provenir de la priorité du masculin. [...] Il fallait une différence qui ne compromette pas l’équité: une différence de sexe ; et, dès lors, une certaine prééminence de l’homme, une femme venue plus tard et, en tant que femme, appendice de l’humain. Nous en comprenons maintenant la leçon. L’humanité n’est pas pensable à partir de deux principes entièrement différents. Il faut qu’il y eût du même commun à ces autres: la femme a été prélevée sur l’homme, mais est venue après lui: la féminité même de la femme est dans cet initial après-coup. («Et Dieu créa la femme», dans Du sacré au saint, Paris, Minuit, 1977, p. 132, 135, 141-142.) Derrida enchaîne: «Étrange logique que celle de cette “audacieuse question”. Il faudrait en commenter chaque pas, et vérifier que chaque fois la secondarité de la différence sexuelle y signifie la secondarité du féminin (mais pourquoi donc?) et que l’initialité du pré-différentiel s’y marque chaque fois de ce masculin qui devrait pourtant, comme toute marque sexuelle, ne venir qu’après coup. Il faudrait commenter mais je préfère d’abord souligner ceci, à titre de protocole: il commente lui-même, et dit qu’il commente; ce discours n’est pas littéralement celui d’E.L. et il faut en tenir compte. Il dit, tenant le discours, qu’il commente les docteurs, en ce moment même (“les alinéas que nous commentons en ce moment”, et plus loin: “Je ne prends pas parti; aujourd’hui, je commente”). Mais la distance du commentaire n’est pas neutre. Ce qu’il commente consonne avec tout un réseau d’affirmations qui sont les siennes, ou celles de lui, il» (p. 53-54). [Cf. Psyché, p. 195 et suiv.]

[viii] M. Heidegger, Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz. Gesamtausgabe, Bd. 26 : Marburger Vorlesung Sommersemester 1928, éd. K. Held, Frankfurt/M., Klostermann, 1978, p. 171 et suiv.

[x] Allusion, entre autres, à tous les passages sur l’argument «dit de la gaine», dans Glas, sur tous les renversements de la «gaine» et du «vagin», notamment p. 232 et suiv., 250 et suiv. D’autre part, le mot «invagination» est toujours pris dans la syntaxe de l’expression «double invagination chiasmatique des bords», in Living on (Deconstruction and criticisme) et La loi du genre (dans Glyph 7). [Cf. «Survivre» et « La loi du genre», dans Parages, Paris, Galilée, 1986.]

[xi] Allusion à «Pas», dans Gramma 3-4, 1976; La Vérité en peinture, 1978; «En ce moment même dans cet ouvrage me voici», dans Textes pour Emmanuel Levinas, 1980; Feu la cendre, (à paraître). [Paru depuis aux Éditions Des Femmes, Paris, 1987.]

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