Jacques Derrida

Derrida en castellano

Derrida en francés

Nietzsche
Heidegger

Principal

En francés

Textos

Comentarios

Restos

Fotos

Cronología

Bibliografía

Links

SURVIVRE
Jacques Derrida

Parages
, Galilée, Collection La philosophie en effet

 

Introduction à Parages

Ne faudrait-il pas, allant contre l’usage, dire en premier lieu la disparité?

Alliés ou reliés, ces écrits paraissent ensemble néanmoins, dissemblables et discontinus.

Sans doute cherchent-ils à décrire un seul et même mouvement. Procédant en vue d’une oeuvre unique, celle de Maurice Blanchot, ils tenteraient ainsi de l’approcher, même s’ils doivent renoncer à l’aborder.

Sans doute aussi appartiennent-ils à un seul et même temps: ils furent écrits et publiés, dans leur première version, entre 1975 et 1979.

Ils paraissent avoir encore ceci en commun: ils partent tous d’une certaine situation - dans la langue et entre les langues, en traduction. Ils en parlent aussi, le rappellent sans cesse, ne disent peut-être rien d’autre. Cela tient sans doute à des raisons intérieures et propres à chaque texte mais aussi à cette autre nécessité: à l’exception d’un seul, Pas, depuis longtemps inaccessible en France, ils devaient être publiés à l’étranger, tantôt en français, tantôt en édition bilingue, tantôt en traduction.

En apparence, donc, un seul et même temps. On suppose alors la continuité d’une expérience et quelque principe de rassemblement. Et de fait, au cours de ces années, j’avais cru relire les oeuvres de fiction de Maurice Blanchot. En vérité je les découvrais. Appelons-les encore fictions par commodité. Elles portent parfois la mention de récit, ailleurs celle de roman. Il arrive que ce signe d’appartenance n’apparaisse pas ou s’efface d’une version à l’autre, d’une édition à l’autre.

Comment légitimer ces noms?

La question ressurgira sans cesse, sous une forme ou sous une autre, je l’abandonne ici. Elle demeure inséparable des autres motifs de ce livre. Motifs plutôt que thèmes, motifs pour faire signe en particulier vers ce qui met en mouvement, et d’abord vers la citation, que j’entends parfois dans ce sens venu du latin. Incitation ou sollicitation, elle appelle ou donne le mouvement.

Ces motifs reconduisent en des lieux où, les critères de décidabilité cessant d’être assurés, une décision peut engager enfin.

Et l’événement avoir lieu. Plus d’une fois.

Que dire ici, pour commencer, de ces lieux?

D’abord ils ne laissent aucune chance, et aucun droit ne peut y être reconnu à quelque partage entre littérature et philosophie. Proposition qui n’interdit pas, requiert au contraire de nouvelles et rigoureuses distinctions, toute une redistribution des espaces (soit dit à l’intention de ceux qui voudraient tirer avantage de ladite proposition, toutes sortes d’avantages et ce sont toujours ceux de la confusion).

Si l’on tentait par anticipation d’y suivre une trajectoire depuis les questions qui viennent de surgir, celles du genre, du titre ou de la loi, du récit ou du roman, du simulacre, de la fiction ou de la vérité, du mouvement et de la citation, on pourrait multiplier les passages du relais. Un exemple parmi d’autres: la loi et la loi du genre, le genre et le récit, le récit et la citation (avec ou sans marque codée, avec ou sans guillemets), la citation et la «première fois» d’un événement, l’événement et la venue, la venue, le faire-venir (encore la citation) ou le laisser-venir, le venir et l’adresse (viens, venez), l’adresse et la destination, la destination, l’éloignement ou l’approche, l’approche et l’appropriation - ou pas, etc. Telle autre chaîne métonymique associera la loi du genre et de la différence sexuelle, par exemple, et c’est le frayage d’un autre récit. Telle autre passera du mot «pas» à la négativité, de la négativité à la dialectique, à la dénégation, telle autre encore, etc.

Ces fictions, gardons le nom, je croyais les avoir déjà lues. Aujourd’hui, au moment où, les ayant étudiées puis longuement citées, j’ose publier ces essais, j’en suis moins sûr que jamais. D’autres oeuvres de Blanchot m’accompagnent depuis longtemps, celles que l’on situe, aussi improprement, dans les domaines de la critique littéraire ou de la philosophie. Non qu’elles me soient, elles, devenues familières. Du moins avais-je pu croire, au cours des années dont je parle, y avoir déjà reconnu un mouvement essentiel de la pensée. Mais les fictions me restaient inaccessibles, comme plongées dans une brume d’où ne me parvenaient que de fascinantes lueurs, et parfois, mais à intervalles irréguliers, la lumière d’un phare invisible sur la côte. Je ne dirai pas que de cette réserve désormais les voici sorties, bien au contraire. Mais dans leur dissimulation même, dans l’éloignement de l’inaccessible comme tel, parce qu’elles donnent sur lui en lui donnant des noms, elles se sont de nouveau présentées à moi. Avec une force maintenant inéluctable, la force la plus discrète et donc la plus provocatrice, force de hantise et de conviction, injonction d’une vérité sans vérité, toujours au-delà de la fascination dont on parle à leur sujet. Cette fascination, elles ne l’exercent pas. Elles la traversent, la décrivent, la donnent à penser plutôt qu’elles n’en usent ou n’en jouent. Mais avant de parler d’une loi de la fascination, nous devrons être attentifs à une fascination de la loi. Celle-ci paraît toujours fascinante, on devra se demander pourquoi elle peut être aussi fascinée, ce qui semble inimaginable ou inconcevable, sinon impensable.

Pourquoi la disparité?

De pages préliminaires on attend toujours, c’est parfois la présomption de l’auteur, qu’elles aient valeur d’avertissement. Par respect pour le genre, je m’en tiendrai donc à une mise en garde. Elle préviendra sans interdire: il vaudrait mieux tenir ces textes pour des corps dissociables, épars et disparates. Qu’on ne s’attende pas en effet à quelque discours théorique organisé au sujet de l’oeuvre fictionnelle de Blanchot dans son ensemble. Ni théorie ni ensemble, des situations de parole, plutôt, une topologie parfois impraticable et qui ne serait pas sans rapport, au moins indirect et analogique, avec tel ou tel paradoxe dans ce qu’on appelle la théorie des ensembles.

 

Premièrement, donc, les voix qui s’enchevêtrent dans ce livre ne portent pas un discours, un seul discours et qui soit en dernière analyse de nature théorique. Il y a là plusieurs discours, aucun d’eux ne propose de conclusions en forme de théorèmes, que ceux-ci relèvent de la critique littéraire, de la poétique, de la narratologie, de la rhétorique, de la linguistique, de la sémantique. Et en fin de compte, pour l’essentiel, le souci de ce livre ne serait ni herméneutique ni philosophique. Le dira-t-on étranger à toute discipline?

Non, pour deux raisons: 1. L’une des questions qui se laissent entendre avec le plus d’insistance, à travers cette multiplicité de voix, concerne la loi, en particulier celle qui norme le théorique, le thématique ou le thétique pour les constituer, précisément, en disciplines, pour y trouver, plutôt, la condition de tout enseignement. Comment en reconnaître les frontières, le fonctionnement et les effets institutionnels? Comment évaluer les compétences, le régime des énoncés, la règle spécifique, l’autorité propre? Est-il possible d’en décider, voire de s’y soumettre en toute rigueur? Où passe la ligne de partage entre l’événement d’un énoncé inaugural, une citation, une paraphrase, un commentaire, une traduction, une lecture, une interprétation? 2. Tous ces textes furent associés, pour moi, à une expérience, à la mise à l’épreuve, plutôt, d’un enseignement. Une contre-règle les a, certes, dictés: comment écrire ce qui ne se laisse pas réduire, de part en part, aux injonctions d’une parole didactique, si libérale ou affranchie fût-elle? Mais ils s’expliquent sans cesse, et peut-être par cela même, avec l’institution académique. De l’enseignement ils font à leur tour un thème. Un thème à élaborer au voisinage de ce qu’en dit Blanchot, par exemple dans La pensée et l’exigence de discontinuité (L’entretien infini, 1969), mais aussi une position à interroger ou à inquiéter, par exemple dans la figure masculine de la maîtrise. Car de surcroît, tout en m’efforçant de soustraire cette écriture aux normes didactiques, limite par essence inaccessible, il se trouve que simultanément, parallèlement, j’enseignais. Au cours de différents séminaires dont on pourrait suivre certains sillages à la lecture, je tentais une introduction à l’oeuvre ou à la pensée de Blanchot. Il s’agissait toujours de la traduction, au sens le plus conventionnel et à d’autres sens de ce mot; et ces séminaires eurent lieu tantôt à Paris, tantôt à l’université de Yale. Entre ces deux rivages, comme entre deux langues, le partage invisible mais aussi l’abîme d’un océan. L’un des séminaires portait sur le don et le temps. Donner le temps fut son titre, et des lectures de Mauss, Benveniste, Heidegger, Baudelaire conduisirent pour finir à une analyse de La folie du jour. Un autre, distribué sur trois ans, eut pour titre La chose: deux séries de lectures apparemment indépendantes ou parallèles, les unes consacrées à Heidegger, les autres, successivement à Ponge (1975), Blanchot (1976), Freud (1977). Un autre encore, Du droit à la littérature (1978), passait en particulier par une interprétation de La littérature et le droit à la mort. Un autre enfin (1979) s’attachait à comparer les deux versions de Thomas l’Obscur. Le projet que je dois encore ajourner fut d’abord de refondre et d’ordonner un jour en un seul ouvrage toutes les notes de ces séminaires. Ce que je me risque aujourd’hui à publier ressemble davantage à la partition discontinue d’écritures hétérogènes. Elles auraient au moins en commun de n’avoir pu se laisser habiliter ou réhabiliter par la parole enseignante.

 

Deuxièmement. S’ils ne se vouent pas, pour l’essentiel, à la théorie, ces textes ne prétendent pas davantage cerner un ensemble, le corpus des fictions de Blanchot. Cela ne tient pas seulement à des structures paradoxales qui discréditeraient par avance les valeurs d’ensemble et de corpus. De tels paradoxes harcèlent sans doute cet ouvrage. Mais ils n’expliquent pas tout. Il y eut aussi, bien entendu, des limites plus contingentes que je ne veux pas dissimuler. Peut-être toutes les fictions de Blanchot sont-elles citées ou évoquées à un moment ou à un autre, je n’en suis même pas sûr. Certaines d’entre elles, toutefois, auront laissé une empreinte beaucoup plus visible que d’autres, qu’il s’agisse en particulier des deux versions de L’arrêt de mort ou des deux publications du même récit finalement intitulé La folie du jour. Même si mes analyses ne sont pas encore, et de loin, à la mesure de ces deux oeuvres, elles laissent la plupart des autres dans la pénombre. Telle disproportion trahit une immense injustice. Malgré la règle des récurrences, et si légitime que soit parfois la tentation analogique, chaque fiction demeure incommensurable, et l’événement de chaque version pour une «même» oeuvre.

Disproportion, donc, et disparate. Porté au-delà de ce qui s’informe dans un traité théorique, continu et monologique, chacun des textes ici rassemblés se met en scène, si l’on peut dire, suivant la loi de sa dissemblance et toujours sur un mode fictionnel. Chacun d’eux se partage autrement. D’où son isolation, disons plutôt son insularité. Il ne communique avec les autres que par la mer. Ici (Pas), deux voix dont l’une, manifestement masculine, se prend parfois aux pièges de l’autorité enseignante ou magistrale alors que l’autre, plutôt féminine, cite à comparaître la citation qui l’appelle - et dit viens. Ailleurs (Survivre), triomphe de la vie comme triomphe de la mort, une double procession s’avance, telle une double théorie, dans la concurrence de deux discours superposés: en bas de page une longue bande d’écriture sous-jacente accompagne l’autre. Dans la forme d’une Note au traducteur, un Journal de bord (traduit en Border Lines) murmure les dates et les échéances au-dessous du discours principal, naturellement plus audible et plus articulé. Ici encore (Titre à préciser), une conférence académique se voit tout entière occupée à interroger, jouer, déjouer, exhiber les titres ou contrats qui autorisent une allocution de ce genre. Ailleurs, dans La loi du genre précisément, une autre communication aborde la question du genre au cours d’un colloque. Elle tente de la traiter sur un mode qui, de façon à la fois contrainte et délibérée, se prend dans les filets de sa propre performativité. Comme les autres textes, elle s’aventure au-delà de partages trop bien reçus entre la parole performative et la parole constative, dans ces parages où une ligne de bord se met à trembler. Elle s’indécide régulièrement, entre l’événement de la citation, d’avance divisible et itérable, et le désir de la venue elle-même, avant toute citation. Mais l’événement - rencontre, décision, appel, nomination, initiale incision d’une marque - ne peut advenir que depuis l’expérience de l’indécidable. Non pas l’indécidable qui appartient encore à l’ordre du calcul mais l’autre, celui qu’aucun calcul ne saurait anticiper. Sans cette expérience, y aurait-il jamais la chance d’un pas franchi? Un appel pour l’événement (viens)? un don, une responsabilité? Y aurait-il autre chose, autre cause que la causalité? Tout ne serait-il pas livré au programme?

 

Parages: à ce seul mot confions ce qui situe, tout près ou de loin, le double mouvement d’approche et d’éloignement, souvent le même pas, singulièrement divisé, plus vieux et plus jeune que lui-même, autre toujours, au bord de l’événement, quand il arrive et n’arrive pas, infiniment distant à l’approche de l’autre rive.

Car la rive, entendons l’autre, paraît en disparaissant à la vue. Une partie seulement de ce livre, sa note la plus basse, s’appelle Journal de bord, comme pour tenir le registre d’une navigation, mais tous les bords, d’un texte à l’autre, sont aussi des rivages, rivages inaccessibles ou rivages inhabitables. Paysage sans pays, ouvert sur l’absence de patrie, paysage marin, espace sans territoire, sans chemin réservé, sans lieu-dit. Non qu’il en manque mais s’il a lieu, il le faut, il devra d’abord s’ouvrir à la pensée de la terre comme au frayage du chemin. Page après page, on le vérifiera mais je n’en pris claire conscience qu’après coup, tout paraît attendre ici au bord, et au bord de la mer, parfois tout près de s’y perdre ou de se laisser battre par elle. Si j’avais dû choisir en ce lieu un exergue, peut-être aurais-je cité tel passage, les premières lignes de Thomas l’Obscur:

 

Thomas s’assit et regarda la mer. Pendant quelque temps il resta immobile, comme s’il était venu là pour suivre les mouvements des autres nageurs et, bien que la brume l’empêchât de voir très loin, il demeura, avec obstination, les yeux fixés sur ces corps qui flottaient difficilement. Puis, une vague plus forte l’ayant touché, il descendit à son tour sur la pente de sable et glissa au milieu des remous qui le submergèrent aussitôt.

 

ou tel autre, l’incipit de Celui qui ne m’accompagnait pas:

 

Je cherchai, cette fois, à l’aborder. Je veux dire que j’essayais de lui faire entendre que, si j’étais là, je ne pouvais cependant aller plus loin, et qu’à mon tour j’avais épuisé mes ressources.

 

Et plus loin:

 

Je pouvais me rappeler, comme une navigation enivrante, ce mouvement qui m’avait à plus d’une reprise poussé vers un but, vers une terre que je ne connaissais pas et que je ne cherchais pas à atteindre, et qu’il n’y eût en définitive ni terre ni but, je ne m’en plaignais pas, car, entre-temps et par ce mouvement même, j’avais perdu le souvenir de cette terre, je l’avais perdu, mais j’avais aussi gagné la possibilité d’aller au hasard, bien que, justement, livré à ce hasard, il me fallût renoncer à l’espoir de m’arrêter jamais. La consolation aurait pu être de me dire: Tu as renoncé à prévoir et non à l’imprévisible. Mais la consolation se retournait comme un dard: l’imprévisible n’était rien d’autre que le renoncement même, comme si chaque événement, pour m’atteindre, dans cette région où nous naviguions en commun, eût exigé de moi l’engagement de me glisser hors de mon histoire.

 

Parages encore: ce nom semble émerger seul, c’est du moins l’apparence, pour consigner l’économie des thèmes et du sens, par exemple l’indécision entre le proche et le lointain, l’appareillage dans les brumes, en vue de ce qui arrive ou n’arrive pas au voisinage de la côte, la cartographie impossible et nécessaire d’un littoral, une topologie incalculable, la phoronomie de l’ingouvernable.

En vérité le nom n’est jamais seul. Chacune de ses syllabes reçoit d’une onde sous-marine la venue d’un autre vocable -qui, lui imprimant un mouvement parfois imperceptible, y échange encore sa mémoire. Et c’est le souvenir des mots en, comme on dit étrangement pour accentuer le commencement ou la fin d’une nomination: ici les noms en pa, par, para, ra, rage, age. Avec leur valeur de signifiants, comme on disait naguère. Dans les collusions d’un glossaire qui ne reste jamais aléatoire, syllabes ou mots entiers, ils inquiètent l’inconscient peut-être, et le corps propre d’un titre. La liste et la généalogie de ces autres mots ne doivent pas ici s’établir - ni table ni tableau. La déduction serait longue et ne saurait se clore. Apparemment fortuite, l’occurrence de chaque vocable viendrait croiser, dans ces parages, et le hasard et la nécessité: lueur brève, abréviation d’une signature à peine esquissée, aussitôt effacée, un nom dont on ne sait plus à qui il revient, à quel auteur ou à quelle langue, à l’une ou à l’autre.

 

Survivre

 

La première version de ce texte parut en anglais dans un ouvrage intitulé Deconstruction and Criticism (The Seabury Press, New York, 1979). Il n’est peut-être pas inutile de dire ici quelques mots de cet ouvrage, ou plutôt de la situation qui en explique, dans une certaine mesure, la parution, la composition et la forme. On commençait à parler, autour de 1975, d’une nouvelle école de critique littéraire ou de philosophie rassemblée à Yale (Yale group, Yale school). Il y aurait beaucoup à dire sur la réalité présumée, sur la diversité ou la complexité surdéterminée dudit phénomène. Mon intention n’est pas d’aborder ici ces problèmes, seulement de rappeler la circonstance: un éditeur proposa aux tenants supposés de cette «école» (mes amis et collègues Harold Bloom, Paul de Man, Geoffrey H. Hartman, J. Hillis Miller, et moi-même) d’exposer ce qu’on appelait leur «méthode», leur projet ou leurs axiomes dans un volume commun et sur un exemple de leur choix. En somme une présentation de leur propre travail! Avec une conviction inégale, sans doute, mais suffisamment partagée, nous avons cru devoir accepter la proposition comme une gageure. Pour en accentuer le caractère de pari ou de jeu, nous décidions alors de nous donner une règle très artificielle (elle l’était surtout pour moi, bien évidemment): traiter du grand poème de Shelley, The Triumph of Life. Je me limiterai à ces indications sommaires. Elles expliqueront peut-être au lecteur français certains traits de ce texte. Sous le titre LIVING ON. Border Lines, il fut traduit par James Hulbert, à qui je veux dire ici toute ma reconnaissance.

 

Mais qui parle de vivre?

Autrement dit sur vivre?

Cette fois, «autrement dit» ne dit pas autrement le même sens, il n’explicite pas une expression équivoque, avec la fonction d’un «c’est-à-dire». Il accumule les pouvoirs d’indécision, ajoute à l’énoncé précédent sa force de dérapage. Sous prétexte de commenter un énoncé terriblement indéterminé, mobile, difficile à arrêter, il en donne une leçon ou une version qui, pour être plus puissante que ce qu’elle commente ou traduit, en est d’autant moins univoque, dominable, apaisante. Le prétendu commentaire du «c’est-àdire» ou «autrement dit» n’a procuré qu’un supplément de texte appelant à son tour un «autrement dit» surdéterminant, etc.

Autrement dit sur vivre? Cette fois vous l’entendez plus sûrement comme une citation. C’est sa deuxième occurrence dans un contexte que vous avez tout lieu de supposer commun, bien que vous n’en ayez aucune garantie absolue. Si c’est une sorte de citation, une sorte de «mention», comme croient pouvoir dire les théoriciens des speech acts, on doit entrevoir ou sous-entendre des guillemets autour de toute la performance «autrement dit sur vivre». Mais les guillemets, lorsqu’ils demandent à paraître, ne savent plus s’arrêter. Surtout pas ici, où ils ne se contentent pas d’entourer la performance «autrement dit survivre?»; ils la divisent, la travaillent au corps et du dedans, la distendent, écartent, désarticulent, réarticulent membre par membre pour la disposer sur la ligne selon les configurations les plus diverses, comme on étend, avec des épingles à linge, un vêtement sur une corde à sécher. Par exemple, plusieurs paires de guillemets pour un ou deux mots: «survivre», «sur» vivre, «sur» «vivre», sur «vivre», autant d’effets sémantiques et syntaxiques hétérogènes, et encore n’en ai-je pas épuisé la liste, et encore n’ai-je pas joué du trait d’union. Traduisant (à peu près, autrement) le de, du moins en latin ou dans ma langue, sur vient aussitôt contaminer ce qu’il traduit des sens qu’il importe à son tour, de ces autres sens qui travaillent «survivre» ou «sur» vivre ou «sur» «vivre» (super, hyper, over, über, et même above, et encore beyond). Il serait superficiel d’attribuer cette contamination à la contingence, à la contiguïté ou à la contagion. Du moins l’aléa fait-il sens et c’est ce qui m’intéresse ici.

Que ces guillemets restent invisibles, déjà, à l’intérieur d’un mot: survivre. Suivant la procession triomphale d’un «sur», ils traînent derrière eux plus d’une langue.

Faute de pouvoir jamais saturer un contexte, quelle lecture aura jamais raison du «sur» de survivre? Car nous n’en avons pas fini avec son équivoque, chacun des sens énumérés plus haut se divise encore (par exemple la survie peut être encore la vie ou plus et mieux que la vie, le suspens d’un plus-de-vie avec lequel nous n’en aurions jamais fini), et le triomphe de la vie peut aussi triompher de la vie et renverser la procession du génitif. Ce ne sont pas, surtout pas, des jeux de mots. Depuis quel bord traduire l’équivoque d’un autrement dit? Nous voici déjà retenus dans une certaine intraductibilité. Mais elle n’arrêtera pas, j’en fais le pari, la procession d’une langue dans une autre, le passage en force de ce cortège sur la rive d’une autre langue, dans la langue de l’autre.

(Au fait, c’est de l’hymen ou de l’alliance dans la langue de l’autre, c’est de cet étrange serment engageant dans une langue non maternelle que je veux parler ici. C’est en lui que je veux m’engager, suivant les prétextes conjoints de The Triumph of Life et de L’arrêt de mort. Mais l’engagement reste le mien: encore faut-il que vous vous soyez déjà engagés à le traduire.)

«Ecrire-sur-vivre»: si on pouvait écrire-sur-vivre, écrirait-on à la condition d’être déjà mort ou encore de survivre? Est-ce une alternative?

Celui ou celle qui aura posé, pour commencer, la question «Mais qui parle de vivre?», pourrons-nous lui demander quelle inflexion domine sa question? Par définition l’énoncé «Mais qui parle de vivre?» comme tout autre, peut se passer de l’assistance de tel ou telle. Il leur survit a priori. Dès lors aucun contexte ne se laisse plus saturer. Aucune des inflexions ne jouit d’un privilège absolu, aucun sens ne peut s’arrêter. Aucune bordure, interne ou externe, n’est assurée. Essayez. Par exemple:

 

1. «Mais qui parle de vivre?»: la question insiste sur l’identité de celui ou de celle qui parle, sans exclure, complication supplémentaire, qu’il s’agisse du sujet de la question «Mais qui parle de vivre?», etc.

2. « Mais qui parle de vivre?»: autrement dit, qui peut vraiment parler de vivre? Qui se trouve en situation de le faire? Qui se trouve déjà sur l’autre bord, assez peu vivant, ou assez vivant pour oser parler de vivre, non pas d’une vie, ni même de la vie, mais du vivre, du procès actuel et présent, impersonnel aussi, d’un vivre qui assure pourtant jusqu’à la parole qu’il porte et qu’il met ainsi au défi de parler sur vivre: on ne peut parler, d’une parole vivante, de vivre; à moins qu’on ne puisse en parler que d’une parole vivante, ce qui rend l’aporie encore plus paralysante. L’aporie d’une procession triomphante s’inachève-t-elle ici? «Then, what is Life?» «I said...». La structure de ce vers, tout près de la fin (celle du poème et celle de Shelley), le «I said» et la citation de soi ne sont peut-être pas si extrinsèques à la question canonique du prétendu «inachèvement» d’un Triomphe...

3. «Mais qui parle de vivre”?» citation implicite de «vivre», «mention» du mot ou du concept, ce qui ne revient pas au même et dédouble la possibilité. Autrement dit: qui est en train de dire, et quoi, au sujet de «vivre», du mot ou de la chose, du signifiant ou du concept, à supposer que ces oppositions aient dans ce cas la moindre pertinence, et que vivre justement ne les déborde pas?

4. En français, dans la langue, la «mienne», que je parle ici, mais que vous traduisez déjà, un contexte dominé par la quotidienneté de l’échange oral ferait, dans la plupart des cas, porter l’accent principal sur l’intention suivante que je traduis approximativement ainsi: est-il vraiment question de vivre? autrement dit: qui a dit qu’il fallait vivre? Mais qui parle de vivre? Faut-il vivre, vraiment? Peut-on considérer «vivre» comme un impératif, un mot d’ordre, une nécessité? D’où tire-t-on cela, d’où cette assurance axiomatique, évaluante, que nous ayons (ou que vous ayez) à vivre? Qui dit que vivre vaut encore la peine? Que vivre vaut mieux que mourir? Et que ce soit autre chose? Qu’il faut donc continuer, puisque nous y sommes, à vivre? Autrement dit survivre? (La phrase en deuxième ligne a motivé son déplacement.) Autrement dit, donc, qu’est-ce que la vie («“Then, what is Life?” I said...»), question citée que, à défaut de contexte saturant, on peut toujours entendre au moins en deux sens : a) le sens du sens ou de la valeur (la vie a-t-elle un sens? A-t-elle la moindre valeur? Vaut-elle d’être vécue? Qui parle de vivre?, etc.); b) le sens ontologique (quelle est l’essence de la vie? Qu’est-ce qui est Vie? Quel est l’être-vivant de la vie? etc.). Ces deux sens, au moins, travaillent The Triumph of Life sur sa bordure dite d’inachèvement. Le Triomphe parle de vivre. Mais qu’en dit-il? Beaucoup, beaucoup trop de choses, mais au moins, de son écriture-sur-vivre, ceci qu’il est, lui, le poème, et se nomme Le Triomphe de la Vie. En un sens qui reste encore à déterminer, il sur-vit. Mais je dois le dire dans la syntaxe de ma langue pour défier les traducteurs, à chaque instant de décision, au nom de qui ou de quoi survit-il? Survit-il au nom de Shelley? Cela mérite une note des traducteurs qui expliqueront du même coup ce qui se passe en français quand on transforme triomphe de la vie en triompher de la vie. Ce ne sont pas des jeux de langage, comme on pourrait facilement le soupçonner. Je prétends, non sans en retarder encore la démonstration, qu’il y va de ce qui a lieu dans le poème et de ce qui en reste, au-delà de toute opposition entre achèvement et inachèvement du dernier poème, ou de celui qui se noya «off Lerici» le 8 juillet 1822, «writing» «The Triumph of Life» (comme dit telle «Shelley’s Life» avec tableau chronologique à cinq entrées, Dates, Events, Residence, Finance, Chief Works).

«Qui parle de vivre?» Je traite cette phrase comme une citation, c’est maintenant incontestable. Et l’on aura même le sentiment que depuis tout à l’heure je n’ai fait que commenter cet incipit venu sans guillemets d’on ne sait où. Mais cette attaque n’était-elle pas déjà une citation? Apparemment c’est moi qui ai choisi d’écrire cela, sans en demander l’autorisation à personne, sans l’extraire d’un corpus bien déterminé et sans attribuer de copyright. Mais j’ai aussitôt commencé à reconstituer toutes sortes de corpus ou de contextes auxquels j’aurais pu l’emprunter. Parmi les plus généraux ou les plus amples, il y a quelque chose comme la langue dite française, ou une famille de langues capables, dans une certaine mesure, de la traduire ou de se laisser traduire en elle. Cette reconstitution est loin d’être achevée. Je pose ici en axiome ou en demonstrandum qu’elle est inachevable. Je pars de là: aucun sens ne se détermine hors contexte mais aucun contexte ne donne lieu à saturation. Je n’en fais pas une question de richesse substantielle, de ressource sémantique, mais de structure, la structure du reste ou de l’itération. Mais je lui ai donné beaucoup d’autres noms et, précisément, tout tient ici à l’aspect secondaire de la nomination. La nomination importe, mais pour être sans cesse entraînée dans un procès qu’elle ne domine pas.

Depuis que j’ai commencé, depuis que vous avez lu, venue on ne sait d’où, la question «Et qui parle de vivre?», le mot «bord» s’est imposé plus d’une fois.

Pour aborder un texte, par exemple, il faudrait que celui-ci eût un bord. Celui-ci par exemple. Quel est son bord supérieur? Son titre (Survivre)? Mais quand commence-t-on à le lire? Et si on commençait à le lire après la première phrase (autre bord supérieur) qui travaille comme sa première tête lectrice mais qui elle-même, à son tour, replie ses bords externes sur des bords intérieurs dont la mobilité feuilletée, citationnelle, déplacée d’une portée sur l’autre, vous interdit de discerner un rivage? Le bord est régulièrement submergé.

Quand, avec ou sans guillemets, un texte cite et récite, quand il s’écrit sur le bord, vous commencez, vous avez déjà commencé à perdre pied. Vous perdez de vue la ligne de référence qui délimite un texte et son dehors.

(Scénario interrompu, inachevé en ce point, pour un livret laissant communiquer d’une part tous les «Triomphes de la mort» des quattrocentistes italiens, la citation ironique ou antithétique d’un genre par The Triumph of Life, l’inachèvement prétendu du poème de Shelley au moment où, tout près de la signature, à la bordure apparemment inférieure du poème, le signataire se noie, perd pied, perd de vue la rive, et d’autre part toutes les noyades dans les récits de Blanchot, celles que j’ai récitées dans Pas et les autres, toutes les mises en scène d’un bord qui se dérobe ou déborde, au bord du livre qui se remarque dès l’incipit: «Thomas s’assit et regarda la mer. Pendant quelque temps il resta immobile, comme s’il était venu là pour suivre les mouvements des autres nageurs et, bien que la brume l’empêchât de voir très loin, il demeura, avec obstination, les yeux fixés sur ces corps qui flottaient difficilement. Puis une vague plus forte l’ayant touché, il descendit à son tour sur la pente de sable et glissa au milieu des remous qui le submergèrent aussitôt.» (Thomas l’Obscur nouvelle version.) Ou encore : «Je cherchai, cette fois, , à l’aborder. Je veux dire que j’essayai de lui faire entendre que, si j’étais là, je ne pouvais cependant aller plus loin, et qu’à mon tour, j’avais épuisé mes ressources. La vérité, c’est que, depuis longtemps, j’avais l’impression d’être à bout. Mais vous ne l’êtes pas, remarquait-il.» («Premiers» mots de Celui qui ne m’accompagnait pas.) On demandera peut-être ce que j’entends par là: est-ce que ces récits de Blanchot traitent à leur manière The Triumph of Life et même le prétendu inachèvement qui le sépare de sa fin, et même ce qui le tient à distance de son signataire présomptif et de sa noyade? Je ne répondrai pas à cette question pour le moment. Je la renvoie: d’où tiendrait-on que le signataire présomptif d’un écrit doive en répondre et réponde à tout moment aux questions de quiconque, en disant ce qu’il en est «au juste»?)

Pour aborder un texte, il faudrait que celui-ci eût un bord. La question du texte, celle qui s’élabore ou se transforme depuis une douzaine d’années, n’a pas seulement touché au bord (scandaleusement, comme «On a touché au vers», annonçait Mallarmé), à toutes ces limites qui forment la bordure courante de ce qu’on appelait un texte, de ce qu’on croyait pouvoir identifier sous ce mot, à savoir la fin et l’entame présumée d’une oeuvre, l’unité d’un corpus, le titre, les marges, les signatures, le hors-cadre référentiel, etc. Ce qui s’est passé, à supposer que cela se soit passé, ce serait une sorte de débordement mettant à mal toutes ces limites coupantes, obligeant à étendre le concept accrédité, la notion dominante de «texte», de ce que j’appelle encore «texte» pour des «raisons partiellement stratégiques, et qui ne serait plus, dès lors, un corpus fini d’écriture, un contenu cadré dans un livre ou dans ses marges mais un réseau différentiel, un tissu de traces renvoyant indéfiniment à de l’autre, référées à d’autres traces différentielles. Le texte alors déborde, mais sans les noyer dans une homogénéité indifférenciée, les compliquant au contraire, en divisant et démultipliant le trait, toutes les limites qu’on lui assignait jusqu’ici, tout ce qu’on voulait distinguer pour l’opposer à l’écriture (la parole, la vie, le monde, le réel, l’histoire, que sais-je encore, tous les champs de référence, physique, psychique - conscient ou inconscient-, politique, économique, etc.). Quelle que soit la nécessité (démontrée) d’un tel débordement, il aura choqué, on aura cessé de vouloir endiguer, résister, reconstituer les vieilles cloisons, accuser ce qu’on ne pouvait plus penser sans confusion, accuser la différence comme confusion abusive! Tout cela dans la non-lecture, sans travailler à ce qui se démontrait ainsi, sans reconnaître qu’il ne s’agissait pas d’étendre la notion rassurante du texte à tout un hors-texte et de transformer le monde en bibliothèque en effaçant toutes les limites, toutes les arêtes (c’est le mot que je commente en ce moment) mais au contraire de réélaborer de fond en comble ledit «système-théorique-et-pratique» de ces marges. Je ne m’y étendrai pas. Il y a assez de documents de travail disponibles à ce sujet pour qui veut s’y engager et forcer les résistances, les siennes en tant que telles ou en tant qu’elles sont d’abord l’étayage d’un système (théorique, culturel, institutionnel, politique, etc.). Comment se borde un texte? C’est donc une question que je n’aborderai pas directement, frontalement, dans sa plus grande généralité. Dans les limites qui sont ici les nôtres, je préfère un accès plus indirect et plus étroit, plus concret aussi au bord du récit, du texte comme récit. Je dis récit et non pas narration. Cette valeur de récit (récit de l’événement, événement du récit, récit comme structure d’événement), la réélaboration d’une problématique du texte n’a pas manqué de l’affecter en la plaçant à l’avant-scène.

(Je note entre parenthèses que The Triumph of Life, dont je n’ai pas ici l’intention de parler, relèverait à plusieurs titres du récit, dans cela même qui se dérobe ou se déborde au moment où nous voudrions clore son procès après l’avoir cité à comparaître. 1. Il y a le récit de la double affirmation, le oui, oui qui doit se citer, se réciter pour donner lieu à l’alliance de l’affirmation avec elle-même, à son anneau; il reste à savoir si la double affirmation est triomphante, si le triomphe est affirmatif ou une phase paradoxale dans le travail du deuil; 2. Il y a le double récit, le récit emboîté de la vision dans le récit général conduit par le même narrateur. La ligne qui le sépare du récit général

 

«

 

And then a Vision on my brain was rolled

......»

 

marque le bord supérieur d’un espace qui ne sera jamais fermé. Quel est le topos du Je qui se cite lui-même à l’intérieur d’un récit (de rêve, de vision ou d’hallucination), en abyme dans un autre récit et comptant en lui-même, outre tous ses fantômes, ses hallucinations de fantômes, d’autres visions emboîtées (par exemple « ... a new Vision never seen before» ...)? Quel est son topos quand il cite, au présent, une question passée formulée en un présent d’un autre type («...“Then, what is Life?” I said...») et qu’il raconte comme ce qui se présenta dans une vision, etc.? 3. Il y a aussi la re-citation ironique, antithétique, sous-jacente des triomphes de la mort qui vient surcoder le poème. Que fait-on quand, pour pratiquer un «genre», on cite un genre, on le met en scène, on expose la loi du genre, on l’analyse pratiquement? Pratique-t-on encore le genre? L’oeuvre appartient-elle encore au genre qu’elle récite? Mais inversement, comment serait-il possible de mettre en oeuvre un genre sans s’y référer de façon citationnelle, en marquant quelque part «voici, ceci est une oeuvre du genre x»? Une telle marque n’appartient pas au genre et fait de la déclaration d’appartenance un exercice ironique. Elle interrompt l’appartenance dont elle est pourtant la condition. Je dois abandonner pour l’instant cette question; elle a de quoi désorganiser plus d’une poétique et plus d’un pacte littéraire.)

Qu’est-ce qu’un récit? cette chose qu’on appelle récit? At-elle lieu? Où et quand? Quel serait l’avoir-lieu ou l’événement d’un récit?

Je m’empresse de le dire, je n’aurai ni l’intention, ni la prétention, ni les moyens de répondre à ces questions. Tout au plus, en les répétant, d’amorcer un infime déplacement, la plus discrète transformation: je suggère par exemple de remplacer ce qu’on pourrait appeler la question du récit («Qu’est-ce qu’un récit?») par la demande de récit. J’entends demande avec la force que ce mot peut avoir en anglais plus encore qu’en français: exigence, insistance inquisitoriale, mise en demeure, requête. Pour savoir, avant de savoir, ce que c’est que le récit, l’être-récit du récit, peut-être devra-t-on commencer par raconter, revenir à la scène d’une origine du récit, au récit d’une origine du récit (sera-ce encore un récit?), à cette scène mettant en jeu plusieurs forces, disons par commodité plusieurs instances ou plusieurs «sujets» dont certains exigent, demandent le récit de l’autre, tentent de lui extorquer, comme un secret sans secret, quelque chose qu’ils appellent alors la vérité de ce qui a eu lieu: «Racontez-nous comment les choses se sont passées “au juste”.» Le récit a dû commencer avec cette demande. Mais appellera-t-on récit, encore, la mise en scène qui rapporte ou plutôt répète cette demande? Et l’appellera-t-on même mise en scène, dès lors que cette origine du récit touche aux yeux, comme on va voir, à l’origine invisible de la visibilité, à l’origine de l’origine, à la naissance de ce qui, comme on dit en français, voit le jour, quand le présent accède à la présence, à la présentation ou à la représentation? «Ah, je vois le jour, ah Dieu», dit une voix dans La folie du jour, un «récit» (?) de Maurice Blanchot. (Ce titre, La folie du jour, n’apparaît que dans ce que l’on appellerait selon une certaine convention la «seconde version», en livre cette fois [Fata Morgana, 1973] d’un «récit» d’abord publié en revue [Empédocle, 2, 1949], sous le titre Un récit? Dira-t-on que c’est le même texte à l’exception du titre? Ou que ce sont deux versions du même écrit? du même récit? En général, entre deux versions successives, le titre est immobile. Qu’est-ce qu’une version? Qu’est-ce qu’un titre? Quelles questions de bordure se posent ici? C’est toute cette problématique de l’encadrement juridique et de la juridiction des cadres dont je voulais seulement ici situer la nécessité. Elle n’a pas été, pas suffisamment en tout cas, me semble-t-il, explorée par l’institution universitaire des études littéraires. Et il y a à cela des raisons essentielles: cette institution est construite sur la possibilité de cet encadrement. Quant à La folie du jour, la chose est encore plus compliquée, on la découvrira peu à peu; et cette complication est d’un certain sur ou de ce que j’ai appelé ailleurs, dans La dissémination, d’un certain surjet. Précisons pour l’instant que le point d’interrogation (Un récit?) n’apparaît comme partie intégrante du titre que sur la couverture de la revue Empédocle, sous la rubrique générale Sommaire. Sous la même rubrique, à l’intérieur de la revue, en page de garde si l’on peut dire et avant le texte lui-même, le point d’interrogation disparaît. Disparition confirmée à la première page du «récit» où le titre est répété: Un récit. Cette variation m’a été signalée par Andrzej Warminski et, délibérée ou non, peu importe, elle n’a pu constituer son propre récit de variation, dans sa spécificité relative, qu’en vertu de ces structures de garde que sont par exemple l’institution du dépôt légal, de la Bibliothèque nationale, quelque chose comme la «page de garde», etc.). «Ah, je vois le jour, ah, Dieu», dit ainsi une voix dans La folie du jour, un «récit» (?) de Maurice Blanchot dont le titre (s’)affole dans tous les sens, la folie du jour, la folie d’aujourd’hui, du jour d’aujourd’hui s’ouvrant à la folie venue du jour, née de lui, aussi bien qu’à la folie du jour lui-même (autre génitif). Du jour comme journée (dies, day) et du jour comme clarté. C’est tantôt le «je suis devenu fou», «mon intimité seule était folle» du «narrateur» (mais narrateur impossible, narrateur incapable de répondre à la demande du récit et devenu fou de lumière: «...et si voir c’était la contagion de la folie, je désirais follement cette folie»), tantôt d’un «personnage» suivant le narrateur dans la rue («Un étrange fou»), tantôt, autre génitif, la «folie du jour» lui-même, locution homonyme du titre prélevée ou greffée dans le corps du récit («A la longue, je fus convaincu que je voyais face à face la folie du jour; telle était la vérité: la lumière devenait folle, la clarté avait perdu tout bon sens...»). Dans sa dissémination aussi glorieuse que temporaire, le (sème) jour, le «même» jour, l’autre, se trouve aussi bien ajouré qu’ajourné. En lui-même, si on peut dire, dans l’instabilité précaire de son titre. La folie du jour, la folie de maintenant ne se maintient pas. L’abîme qui l’emporte se dit par exemple quand une voix prononce «Ah, je vois le jour, ah, Dieu.» Ce n’est pas la voix du narrateur, mais une voix féminine qui libère discrètement, par une sorte de jeu qui lasse, dit-il, le narrateur, tous les pouvoirs d’un idiome en le rendant apparemment intraduisible: «Soudain, elle s’écriait: “Ah, je vois le jour, ah, Dieu”, etc. Je protestais que ce jeu me fatiguait énormément, mais elle était insatiable de ma gloire.» Le jeu ne consistait pas seulement, ni sûrement en un jeu de langage. Mais il y est engagé d’avance. Insatiable de la «gloire» de celui qui dit Je dans le récit, insatiable de son triomphe, la voix féminine prononce «je vois le jour» et se laisse ainsi dire, se laisse traduire par la langue: je nais (voir le jour veut dire, aussi, naître en français), mais encore je vois (les choses visibles) et de surcroît, je vois la lumière, la gloire, l’élément de la visibilité, la visibilité du visible, la phénoménalité du phénomène: donc je vois la vision, à la fois la vue et ce qu’elle peut voir, la scène et la possibilité de la scène, la scène de la visibilité, une scène primitive pourrait-on dire en citant le titre d’un texte très bref, d’une «vitre brisée» de Blanchot dont je ne veux pas effleurer ici l’énigme puissante. La visibilité devrait ne pas être visible. Selon une vieille et toute-puissante logique qui règne depuis Platon, ce qui assure la vue devrait rester invisible: noir, aveuglant. La folie du jour est une histoire de la folie qui consiste à voir le jour, à voir la vision ou la visibilité depuis une expérience d’aveuglement. En appeler de vie à vision, de life à light, cela permet de parler ici de survie comme sur-vision. Voir la vue ou la vision ou la visibilité, voir au-delà du visible, ce n’est pas seulement, au sens courant de ce mot, avoir une vision, mais sur-voir, voir-sur-voir. Comme dans Le soleil placé en abîme de Francis Ponge, l’histoire de la gloire fait sombrer, elle assombrit, met en abyme, dans la sur-vision, une sorte de figure paternelle. Elle obscurcit le soleil («the sun their father», dit The Triumph of Life) d’une lumière aveuglante. Alors, peut-être, la mère survit-elle, survit-elle toujours, fantôme ou revenant, figurante absolue selon la logique de l’obséquence, ainsi nommée dans Glas. Je suis mon père le mort et ma mère la vivante, annonce Nietzsche au midi de sa vie, dans Ecce Homo, après la traversée de l’aveuglement. Voir la vision, sur-voir, cette folie abyssale d’une scène absolument primitive, cette scène de la scène, se simule et dissimule dans le récit sous la forme rassurante, pour qui veut se rassurer, de spectacles circonscrits, de «visions» ou de «scènes» déterminées qui viennent en quelque sorte allégoriser l’abîme et contenir la folie. Le mot «vision» lui-même est assez équivoque pour permettre cette économie. Celle qui dit «Ah, je vois le jour, ah, Dieu» est donc insatiable de la «gloire ». Mais c’est la gloire de celui qui dit Je dans La folie du jour. Celui qui dit Je aura triomphé de l’aveuglement. Je ne sais pas si on peut mettre en rapports de traduction - et si oui, lesquels - les «gloires» de The Triumph of Life et celles de La folie du jour. Si on ne se limite pas à l’occurrence littérale du mot gloire, la traduction peut passer par les tropiques, par le Méridien, dirait Celan. Son détour devient aussi interminable que nécessaire. Je l’interromps ici. Je m’arrête. Je ne cite pas, dans La folie du jour, «Dehors j’eus une courte vision» - à la charnière du texte -, pour le faire résonner en écho traducteur à «And then a Vision on my brain was rolled» qui articule et ouvre d’un trait le récit du Triumph. Après la «courte vision», avant l’accident traumatique par lequel «je faillis perdre la vue, quelqu’un ayant écrasé du verre sur mes yeux» et qui [me] laissa d’abord les yeux bandés (on traduira, je suppose, par «eyes banded» ou par «banded eyes» comme dans les vers 100 et 103 du Triumph), se donne à lire le commencement de la fin. Le commencement de la fin décrit en abyme la structure d’un récit? intitulé La folie du jour. Celui-ci semble en effet commencer par telle phrase qui sera ensuite citée près de la fin comme une partie du récit, à moins que la première phrase ne cite d’avance celle qui arrive à la fin et qui raconte les premiers mots d’un récit. Je reviendrai sur cette structure qui prive le texte de tout commencement et de tout bord décidable, de tout en-tête (Entête est le mot par lequel Chouraqui traduit l’incipit de la Genèse: «Entête Elohim créa les deux et la terre. / La terre était tohu et bohu, / la ténèbre sur la face de l’abîme, / le souffle d’Elohim planant sur la face des eaux. / Elohim dit: “ La lumière sera. / Et la lumière est. / Elohim voit la lumière: ô, le bien! / Elohim sépare la lumière de la ténèbre. / Elohim crie à la lumière: “ Jour. “ / A la ténèbre, il crie: Nuit. “ / Et c’est le soir et c’est le matin: / jour unique.»). Après la «courte vision», avant le traumatisme par lequel «je faillis perdre la vue», il se dit que cette courte vision marque, en plein récit, le commencement de la fin: «Cette courte scène me souleva jusqu’au délire. Je ne pouvais sans doute pas complètement me l’expliquer et cependant j’en étais sûr, j’avais saisi l’instant à partir duquel le jour, ayant buté sur un événement vrai, allait se hâter vers sa fin. Voici qu’elle arrive, me disais-je, la fin vient, quelque chose arrive, la fin commence. J’étais saisi par la joie.»

Ce qu’on appelle avec sagesse la question-du récit recouvre pudiquement une demande de récit, une mise à la question violente, un appareil de torture travaillant à extorquer le récit comme un secret inavouable, et par des moyens qui peuvent aller des méthodes policières les plus archaïques au raffinement du faire-parler, voire du laisser-parler le plus neutre, le plus poli, le plus respectueusement médical, psychiatrique, voire psychanalytique. Cette demande du récit, je ne dirai pas, pour des raisons maintenant évidentes, que Blanchot la met en scène dans La folie du jour, il la donnerait plutôt à dé-lire. Pour les mêmes raisons, je ne sais pas si on peut classer ce texte dans le genre (ou dirait Genette, le «mode») «récit», mot que Blanchot a régulièrement requis et contesté, revendiqué et repoussé, inscrit puis effacé. A ces raisons générales s’ajoute un trait singulier. Il touche précisément aux bords interne et externe de ce texte. Le bord par lequel on croit aborder La folie du jour, son «premier mot» (Je) ouvre sur un paragraphe affirmant une sorte de triomphe de la vie au bord de la mort. Le triomphe doit être excessif, selon le «sans limite» de lubris, et au plus proche de ce sur quoi il l’emporte. Ce paragraphe entame un récit, apparemment, mais ne raconte encore rien. Le narrateur se présente dans la performance la plus simple d’un «Je suis» ou plus précisément d’un «Je ne suis ni... ni... » qui dérobe aussitôt la performance à la présence. La fin de ce paragraphe remarque bien le double excès de tout triomphe de la vie: double affirmation excessive, de la vie triomphante, de la mort qui triomphe de la vie.

 

Je ne suis ni savant ni ignorant. J’ai connu des joies. C’est trop peu dire: je vis, et cette vie me fait le plaisir le plus grand. Alors, la mort? Quand je mourrai (peut-être tout à l’heure), je connaîtrai un plaisir immense. Je ne parle pas de l’avant-goût de la mort qui est fade et souvent désagréable. Souffrir est abrutissant. Mais telle est la vérité remarquable dont je suis sûr: j’éprouve à vivre un plaisir sans limite et j’aurai à mourir une satisfaction sans limite.

 

Certains signes permettent de reconnaître un homme dans celui qui dit je. Mais cette double affirmation remarquée dans la syntaxe du triomphe comme triomphe-de, le narrateur n’est pas loin d’y voir un trait surtout féminin, voire de la beauté féminine.

 

Les hommes voudraient échapper à la mort, bizarre espèce. Et quelques-uns crient, mourir, mourir, parce qu’ils voudraient échapper à la vie. «Quelle vie, je me tue, je me rends.» Cela est pitoyable et étrange, c’est une erreur.

J’ai pourtant rencontré des êtres qui n’ont jamais dit à la vie, tais-toi, et jamais à la mort, va-t’en. Presque toujours des femmes, de belles créatures.

 

Ce paragraphe inaugural (bord supérieur de La folie...), on apprendra plus tard, à la pénultième page, qu’il se confond, dans son contenu et dans sa forme, sinon dans son événement, avec le début du récit que le narrateur tente d’aborder, à la demande pressante de ses questionneurs. Cela forme un espace fort étrange: ce qui se donnait comme le commencement et le bord supérieur d’un discours n’aura été que la partie d’un récit qui fait partie du discours en tant que celui-ci raconte comment on a tenté d’extorquer - en vain! - un récit au narrateur. Le bord initial aura été la citation d’abord inapparente d’un morceau de récit qui lui-même ne fera que citer sa citation. Autant de citations, de citations de re-citations sans performance originaire, sans speech act qui ne soit déjà l’itération d’un autre: sans cercle et sans guillemets pour nous rassurer quant à l’identité, l’opposition ou la distinction des événements discursifs. La partie est toujours plus grande que le tout, le bord de l’ensemble est un pli dans l’ensemble («“Happy those for whom the fold of...», The Triumph of Life) mais comme La folie du jour se déploie, s’explique elle-même sans jamais livrer son pli à un autre discours qui ne soit le sien, il vaut mieux que je cite. Par exemple ces deux dernières pages:

 

On m’avait demandé :Racontez-nous comment les choses se sont passées «au juste». - Un récit? Je commençai: Je ne suis ni savant ni ignorant. J’ai connu des joies. C’est trop peu dire. Je leur racontai l’histoire tout entière qu’ils écoutaient, me semble-t-il, avec intérêt, du moins au début. Mais la fin fut pour nous une commune surprise. «Après ce commencement, disaient-ils, vous en viendrez aux faits.» Comment cela! Le récit était terminé.

Je dus reconnaître que je n’étais pas capable de former un récit avec ces événements. J’avais perdu le sens de l’histoire, cela arrive dans bien des maladies. Mais cette explication ne les rendit que plus exigeants. Je remarquai alors pour la première fois qu’ils étaient deux, que cette entorse à la méthode traditionnelle, quoique s’expliquant par le fait que l’un était un technicien de la vue, l’autre un spécialiste des maladies mentales, donnait constamment à notre conversation le caractère d’un interrogatoire autoritaire, surveillé et contrôlé par une règle stricte. Ni l’un ni l’autre, certes, n’était le commissaire de police. Mais, étant deux, à cause de cela ils étaient trois, et ce troisième restait fermement convaincu, j’en suis sûr, qu’un écrivain, un homme qui parle et qui raisonne avec distinction, est toujours capable de raconter des faits dont il se souvient. Un récit? Non pas de récit, plus jamais.

 

Par définition, il n’y a pas de fin pour un discours qui voudrait décrire la structure invaginée de La folie du jour. L’invagination est le reploiement interne de la gaine, la réapplication inversée du bord externe à l’intérieur d’une forme où le dehors ouvre alors une poche. Une telle invagination est possible dès la première trace. C’est pourquoi il n’y a pas de «première» trace. On vient de voir comment, sur cet exemple raffiné jusqu’à la folie, «l’histoire tout entière qu’ils écoutaient...» est celle (la même mais du coup une autre) qui, comme La folie du jour, commence par «Je ne suis ni savant ni ignorant...». Mais cette «histoire tout entière» qui se confond avec la totalité du «livre» n’est aussi qu’une partie du livre, le récit demandé, tenté, impossible, etc. Sa fin, qui arrive avant la fin, ne répond pas à la demande des autorités, des autorités qui exigent un auteur, ou encore un narrateur, un Je capable d’ordonner une suite narrative, de se souvenir et de dire la vérité: « Comment les choses se sont passées “au juste”», de «raconter des faits dont il se souvient», autrement dit de dire Je (je suis le même que celui auquel ces choses sont arrivées, je garde la mémoire de moi, je me garde, je se garde en mémoire, etc.). Disant Je, il serait à même d’assurer l’unité ou l’identité du narrataire, aussi bien que celle du lecteur. Telle serait la demande du récit, celle que la société, le droit qui régit les oeuvres, la médecine, la police, etc., prétendent organiser. Cette demande de vérité est elle-même racontée et emportée dans l’invagination sans fin. Faute de pouvoir ici en poursuivre l’analyse, je situe seulement le lieu où se produit la double invagination, le lieu où l’invagination du bord supérieur sur sa face externe (le soi-disant commencement de La folie du jour), se reployant «au-dedans» pour y faire poche et bord interne, en vient à déborder ou à mordre sur l’invagination du bord inférieur, sur sa face interne (l’apparente fin de La folie du jour) se reployant «au-dedans» pour y faire poche et bord externe. En effet, la séquence «médiane» («On m’avait demandé: Racontez-nous comment les choses se sont passées “au juste”. - Un récit? Je commençai: Je ne suis ni savant ni ignorant. J’ai connu des joies. C’est trop peu dire. Je leur racontai l’histoire tout entière qu’ils écoutaient, me semble-t-il, avec intérêt, du moins au début. Mais la fin fut pour nous une commune surprise. “Après ce commencement, disaient-ils, vous en viendrez aux faits”. Comment cela! Le récit était terminé »), ce paragraphe avant-avant-dernier rappelle, reprend en lui, récite sans guillemets les premières phrases de La folie du jour («Je ne suis ni savant... », etc.), incluant en lui la totalité du livre, lui-même compris; mais il ne le fait qu’après avoir anticipé, en la citant d’avance, la question qui formera le bord inférieur ou la limite finale de La folie du jour, ou presque finale pour accentuer la dissymétrie des effets. La question «Un récit?», posée en forme de question sur la demande (Me demandent-ils un récit?) dans le paragraphe avant-avant-dernier, sera reprise dans la dernière séquence («Un récit? Non, pas de récit, plus jamais») mais pas plus que dans le cas précédent, cette reprise n’est postérieure, chronologiquement ou logiquement, à ce qui pourtant semble venir avant elle dans la première ligne, dans la linéarité immédiate de la lecture. On ne peut même pas parler de futur antérieur si celui-ci suppose encore une modification régulière du présent en ses instances de présent-passé, présent-actuel, présent-futur. Dans cette ré-citation du récit, redoublée ou dédoublée ici de la ré-citation du mot «récit», il est impossible de dire lequel cite l’autre et surtout lequel borde l’autre. Ils se comprennent l’un l’autre, autre façon de dire qu’ils ne se comprennent ni l’un ni l’autre. Chaque «récit» (et chaque occurrence du mot «récit», chaque «récit» dans le récit) fait partie de l’autre, fait de l’autre une partie de lui-même; chaque «récit» est à la fois plus grand et plus petit que lui-même, se comprend sans se comprendre, s’identifie à lui-même en restant absolument hétérogène à son homonyme. Bien entendu, à des intervalles qui vont de 2 à 40 paragraphes, cette structure de double invagination croisée («Je ne suis ni savant ni... [...] Un récit? Je commençai: je ne suis ni savant ni [...] le récit était terminé [...] Un récit? Non, pas de récit, plus jamais») ne cesse de se replier ou suremployer dans l’intervalle; et la description en serait interminable. Je dois me contenter pour l’instant de souligner le trait supplémentaire de cette structure: le chiasme de la double invagination est toujours possible, il tient à ce que j’ai appelé ailleurs l’itérabilité de la marque. Or si on vient d’en avoir un exemple particulièrement raffiné à propos d’un récit utilisant le mot de «récit» et récitant à la fois sa possibilité et son impossibilité, la double invagination peut se produire dans quelque texte que ce soit, qu’il ait ou non une forme narrative, qu’il relève ou non du genre ou du mode «récit», et qu’il en parle ou non. Il n’en reste pas moins - et c’est ce trait qui m’intéresse d’abord - que la double invagination, partout où elle se produit, a en elle-même une structure de récit en déconstruction. Le récit n’y est pas réductible. Avant même de «concerner» un texte en forme de récit, la double invagination constitue le récit du récit, le récit de la déconstruction en déconstruction: le bord apparemment externe d’une clôture, loin d’être simple, simplement externe et circulaire, selon la représentation philosophique de la philosophie, ne fait signe au-delà, vers le tout autre, qu’en se dédoublant, se faisant «représenter», replier, re-marquer à l’intérieur de la clôture, du moins dans ce que la structure produit comme effet d’intériorité. Mais c’est précisément cet effet de structure qui se déconstruit ici. Si le «Non, pas de récit, plus jamais» appartient à La folie du jour en s’inscrivant sur son bord, au bord d’un texte racontant la demande d’un récit impossible, d’un texte qui s’intitula d’abord «Un récit», etc., le récit s’efface du récit en se remarquant d’une surimpression. Et l’histoire du récit ou le récit de l’histoire est le récit de l’effacement comme surimpression, de toute la logique de double bind ou de double invagination qui s’y réaffirme. Que cette surimpression par effacement insiste aussi sur le mot «récit», sur le nom du mode ou du genre, ce n’est pas indispensable mais cela procure un remarquable supplément. Surtout si la «mention» «récit» fait partie sans faire partie du titre, entre le titre et le reste. C’est ce qui se passe avec les premiers titres de La folie du jour et «dans» le texte qui porte ces titres; mais c’est aussi ce qui se passe entre les deux versions de L’arrêt de mort. La première (1948) porte, sous le titre, sinon en sous-titre, la mention «récit». Celle-ci disparaît dans la seconde version (1971), qui efface aussi les deux dernières pages, épilogue énigmatique qui risquait de rassembler, sous l’autorité d’un méta-récit, les deux «récits» apparemment indépendants, voire effectivement hétérogènes qui le précèdent. Nous ne pouvons ici nous enfoncer dans l’événement de ce double effacement qui constitue un récit à lui seul: les deux versions appartiennent au corpus déposé à la Bibliothèque nationale au nom de Maurice Blanchot. Je fais allusion à cette institution pour repérer d’un indice tous les problèmes que je ne peux traiter ici, quant à cette marque de surimpression par effacement: problèmes juridiques, politiques, etc., problèmes de la convention ou de la fiction assurant les «droits d’auteur», l’unité du corpus, la présomption de l’auteur «réel» en son nom propre d’état civil, ce qui le distingue du narrateur, etc., autant de questions que je réserve ici sous ce titre: du droit à la littérature.

Double effacement, donc, qui constitue à lui seul un récit, un récit de «récit», un «récit» du récit. Il suffit, dans La folie du jour, à détraquer, à affoler la demande du récit, à frapper les demandeurs d’impuissance mais aussi bien à les susciter comme demandeurs depuis cette impuissance. Quant à la double version, elle n’est pas un accident contingent, elle est fatale, fût-ce à l’intérieur de ce que le droit du «dépôt légal» considère comme une seule et même version. Comme celle de «genre» ou de «mode», aussi bien que celle de «corpus» ou d’unité de 1’«oeuvre», la valeur de version se trouve débordée par cette structure d’invagination, non pas simplement annulée ou inva lidée mais exhibée dans la précarité de son effet, la fragilité des artifices conventionnels qui la garantissent provisoirement, l’ensemble des fictions historiques qui lui assurent sa carte d’identité. Ainsi, à partir de ce qui arrive au récit, à «récit» d’une version à l’autre de L’arrêt de mort ou à l’intérieur même de ce qu’on considère comme une même «version» de La folie du jour, à partir de ce qui arrive au sous-titre «récit», ou au titre «Un récit (?)» d’une version à l’autre des deux récits (?), on comprend mieux comment l’unité d’une version se laisse entamer par un inachèvement essentiel qui ne se laisse pas réduire à une incomplétude ou à une insuffisance. Je dépose cette remarque dans les parages de ce qu’on appelle l’inachèvement de The Triumph of Life, au moment où Shelley se noie. Je ne le fais pas en prétendant comprendre ce qu’on entend alors par inachèvement, ni décider de quoi que ce soit. Je voudrais seulement rappeler l’immense protocole dont on devrait faire précéder tout énoncé sur l’achèvement ou l’inachèvement d’une oeuvre. Où situer l’événement de la noyade? Et qui décidera de la réponse à cette question? Qui formera le récit de ces événements de bord? A la demande de qui?

 

The Triumph of Life

 

Une fois qu’on a accentué la question du récit en demande de récit, une fois que la réponse à cette demande invagine indécidablement toute bordure, alors toutes les questions par lesquelles j’ai commencé vont s’en trouver affectées, celle du récit (Qu’est-ce qu’un récit?), celle de la Chose (Qu’est-ce qu’une chose et cette chose qu’on appelle récit ou qu’on appelle d’un récit? qu’est-ce que la demande de la Chose?, etc.), celle du lieu et de l’avoir-lieu, de la topique de l’événement qui nous conduira vers un certain «Viens» et un certain «pas» ouvrant à l’impossible possibilité de ce qui arrive en son avoir-lieu.

Dans les limites de cette esquisse, je proposerai le fragment détaché, lui-même inachevé, d’une lecture plus systématique de Shelley, lecture guidée par les problèmes du récit comme réaffirmation (oui, oui) de la vie où le oui, qui ne dit rien, ne décrit rien que lui-même, que la performance de son propre événement d’affirmation, se répète, se cite, se dit oui à lui-même comme autre selon l’anneau, récite un engagement qui n’aurait pas lieu hors cette répétition d’une performance sans présence. Cet étrange anneau ne dit oui à la vie que dans l’équivoque surdéterminante du triomphe de la vie, du triomphe sur la vie, du triomphe marqué dans le sur d’un survivre.

Toute une syntaxe à peu près intraduisible qui se scelle en français dans L’arrêt de mort.

Pour que mon discours fragmentaire demeure dans une certaine mesure intelligible, concret, cohérent, je me réfère à l’exemple du ci-devant «récit» qui porte ce titre, L’arrêt de mort. On y reconnaîtra cette «voix narrative» que Blanchot distingue, dans L’entretien infini, de la «voix narratrice». La voix narrative, dit-il, est «une voix neutre qui dit l’oeuvre à partir de ce lieu sans lieu où l’oeuvre se tait»: voix silencieuse, donc, retirée en son «aphonie». Cette «aphonie» la distingue de la «voie narratrice», celle que la critique littéraire, la poétique ou la narratologie s’emploient à situer dans le système du récit, du roman, de la narration. La voix narratrice revient à un sujet qui raconte quelque chose, se souvenant d’un événement ou d’une séquence historique, sachant qui il est, où il est et de quoi il parle. Elle répond à une «police», à une force de l’ordre ou de loi («de quoi parlez-vous “au juste”?»: vérité d’adéquation). En ce sens toute narration organisée est affaire de police, avant même de se déterminer en genre (roman policier). La voie narrative, elle, déborderait, si c’était possible, l’investigation policière. Dans La folie du jour, on peut dire que la demande autoritaire fait pression sur une voix narrative pour qu’elle se constitue en voix narratrice et donne lieu à un récit identifiable, rassemblé, ajointé dans son sujet et dans son objet. Or la voix narrative (Je ou il, «troisième personne qui n’est pas une troisième personne ni non plus le simple couvert de l’impersonnalité») n’a pas de lieu arrêté. Elle a lieu sans lieu, elle est à la fois a-topique, folle, extravagante et hypertopique. Blanchot parle de ce qui «désigne “sa” place à la fois comme celle à laquelle il [le “il” neutre de la voix narrative] ferait toujours défaut et qui ainsi resterait vide, mais aussi comme un surplus de place, une place toujours en trop: hypertopie» (L’absence de livre, in L’entretien infini, 1969, p. 564). Le «il» neutre de la voix narrative n’est pas un «moi», même s’il est représenté par je, il ou elle dans le récit. On se demandera - et c’est une des questions qui traverseront ma lecture de ce fragment – pourquoi le neutre du il qui n’est pas un «moi» est plutôt représenté dans la langue, selon Blanchot, par un pronom privilégiant l’affinité ou la ressemblance apparemment fortuite et externe entre le il masculin et le il neutre. Pourquoi pas elle? Et entre le il du «moi» ou du «sujet» masculin et le «il» neutre, a-t-on affaire à une simple homonymie accidentelle? Atopie, hypertopie, lieu sans lieu, cette voix narrative en appelle à cette syntaxe du sans qui vient si fréquemment, dans le texte de Blanchot, neutraliser (sans poser, sans nier) un mot, un concept, un terme (X sans X). Sans sans privation ni négativité ni manque (sans sans «sans») dont j’ai tenté d’analyser la nécessité dans Le «sans» de la coupure pure et dans Pas. Cette syntaxe du «sans» intervient au moins deux fois, rien de fortuit à cela, dans la définition (sans définition) de la voix narrative. «Lieu sans lieu», nous l’avons lu, et voici maintenant «à distance sans distance», dans un passage qui fait revenir le revenant, la revenance «spectrale», «fantomatique», à travers l’élément de hantise qui submerge Le triomphe de la vie, ses «ghosts», «phantasms», et «ghastly shadows»:

 

La voix narrative qui est dedans seulement pour autant qu’elle est dehors, à distance, ne peut pas s’incarner: elle peut bien emprunter la voix d’un personnage judicieusement choisi ou même créer la fonction hybride du médiateur (elle qui ruine toute médiation), elle est toujours différente de ce qui la profère, elle est la différence-indifférente qui altère la voix personnelle. Appelons-la (par fantaisie) spectrale, fantomatique [...] La voix narrative porte le neutre (p. 565-566).

 

Le neutre et non pas la neutralité, le neutre au-delà de la contradiction dialectique et de toute opposition, telle serait la possibilité d’un «récit» qui n’est plus simplement une forme, un genre ou un mode de littérature, et qui se porte au-delà du système des oppositions philosophiques. Il ne se laisse dominer par aucun des termes pris dans une opposition à l’intérieur de la langue philosophique ou de la langue naturelle. Et pourtant il n’est pas hors langage, il est par exemple voix narrative. Malgré la forme négative qu’il affecte dans la grammaire (neuter, ni-ni) et qui le trahit, il déborde la négativité. Il se lie plutôt à l’affirmation redoublée (oui, oui, viens, viens) qui se ré-cite et s’engage dans le récit.

Un texte en lit un autre. Comment arrêter une lecture? On peut dire par exemple que The Triumph of Life lit, entre autres textes, L’arrêt de mort. Et, entre autres textes, réciproquement. Chaque texte est une machine à multiples têtes lectrices pour d’autres textes. Pour lire L’arrêt de mort, et d’abord le titre en son interminable mobilité, je peux toujours suivre l’induction d’un autre texte. Par exemple, en ce cas, de tel passage de Le pas au-delà qui, plus de vingt ans après (1973), paraît aussi «commenter» le titre L’arrêt de mort:

 

«♦ ...Faisant trois pas, s’arrêtant, tombant et, tout de suite, s’assurant en cette chute fertile.

♦ Survivre: non pas vivre ou, ne vivant pas, se maintenir, sans vie, dans un état de pur supplément, mouvement de suppléance à la vie, mais plutôt arrêter le mourir, arrêt qui ne l’arrête pas, le faisant au contraire durer. Varie sur l’arrête - ligne d’instabilité - de la parole. “Comme s’il assistait à l’épuisement du mourir: comme si la nuit, ayant commencé trop tôt, au plus tôt du jour, doutait de jamais en venir à la nuit.

♦ Il est presque certain qu’à certains moments nous nous en apercevons: parler encore - cette survie de la parole, surparole - est une manière de nous avertir que depuis longtemps nous ne parlions plus.

♦ Louange du proche au lointain.

Viens, viens, venez, vous auquel ne saurait convenir l’injonction, la prière, l’attente

 

Dans la première des séquences que je viens de citer, on a remarqué le passage à l’italique. Il indique assez régulièrement la transition d’un mode plus assertif, théorique, impersonnel, à un mode plus fictionnel et narratif, l’entrelacement de ces modes compliquant encore cette opposition, mais n’y insistons pas ici. Durer, par exemple, déjà en italiques, amorce continuement l’entrelacs sériel. Ce durer insiste sur le sur d’un survivre qui supporte toute l’énigme de cette logique du supplément. Survivance et revenance. Le survivre déborde à la fois le vivre et le mourir, les suppléant l’un et l’autre d’un sursaut et d’un sursis, arrêtant la mort et la vie à la fois, y mettant fin d’un arrêt décisif, l’arrêt qui met un terme et l’arrêt qui condamne d’une sentence, d’un énoncé, d’une parole ou d’une surparole. Or l’homonymie de «arrête», l’homonymie, si l’on peut dire, du verbe et du nom («arrêt qui ne l’arrête pas...» «... “Parle sur l’arrête”-...») se parfait à la faveur d’un dérèglement de l’orthographe. Geste rare dans l’écriture de Blanchot, mais d’autant plus signifiant. Et nous sommes d’autant plus autorisés à y prêter attention qu’il se répète ailleurs, trente pages plus haut: le nom «arête» (lame en bordure d’angle, bord tranchant, fil coupant, ligne de faîte) y reçoit un r de plus : «“Ne pas - je sais” montre la double puissance d’attaque que gardent, isolés, les deux termes: la décision du savoir, le tranchant du négatif, l’arrête qui de part et d’autre termine impatiemment tout.» Arrête, avec deux r, c’est donc bien ce qui ordonne l’arrêt, mais l’ar(r)ête, c’est aussi, comme nom, cette limite aiguisée, cet angle d’instabilité sur lequel il est impossible, précisément, de s’installer, de s’arrêter. Cette limite joue donc aussi dans le mot et y dessine une ligne de vacillation. Elle passe à l’intérieur de L’arrêt de mort, de ce que dit l’arrêt de mort, de la locution «l’arrêt de mort», du titre L’arrêt de mort, autant d’instances différentes. Comment se lira donc le titre du livre? Est-il d’abord lisible? Sa polysémie ouverte joue avec la langue jusqu’à en arrêter toute traduction. Dans son Introduction à un fragment de L’arrêt de mort (traduit par Tysia Davis, Georgia Review, été 1976), Geoffrey Hartman demande justement: «Is “arrêt de mort”, then, “death sentence” or “suspension of death”?» (Ce que je jouerai à traduire dans ma langue: est-ce que le «triumph of life» triomphe de la vie ou bien dit le triomphe de la vie?) Death sentence, titre choisi pour le fragment de la «novella » (car «récit» est aussi un mot intraduisible) présentée sous ce titre - novella - au lecteur américain, traduit bien une portée de l’expression arrêt de mort. Un arrêt, en français, intervient au terme d’un procès, la cause ayant été plaidée, pour juger. Le jugement faisant arrêt vient clore l’affaire, il rend une décision de justice. C’est une sentence. Un arrêt de mort est une sentence qui condamne à mort. Il s’agit donc bien d’une chose comme cause et d’une décision quant à la chose. La Chose se trouve être, comme dans le texte de Blanchot, la Mort; et la décision de mort concerne la mort, cause et fin. Pas plus que la chose, la mort ne vient naturellement. Elle a un rapport obscur à la décision, plus précisément à quelque sentence, à quelque langage qui fait acte, à la fois action et archive, en laissant trace. L’arrêt de mort fait de la mort une décision. Je donne la mort. Il donne la mort, le Il (qui dit je, qui occupe la place de la voix narratrice, celle du narrateur dans le récit) donne la mort, après l’avoir déclarée, annoncée, signifiée, puis suspendue. Et il (je) la donne bien, à la fois comme un don et comme un meurtre. Donner la mort, en français, c’est d’abord tuer.

Voici d’abord le moment où la mort est signifiée, comme une condamnation provoquant la mort, un assentissement, un consentement aussi faisant sentence (J. est condamnée en tous les sens de ce mot):

 

Après avoir vu son médecin, je lui avais dit: «Il vous donne encore un mois. - Eh bien, je vais dire cela à la reine mère, elle qui ne me croit jamais malade.» Je ne sais si elle aurait voulu vivre ou mourir. Depuis quelques mois, la maladie contre laquelle elle luttait depuis dix ans, lui faisait une vie chaque jour plus étroite, et toute la violence dont elle était capable lui servait maintenant à maudire et la maladie et la vie. Quelque temps plus tôt, elle songea sérieusement à se donner la mort. Moi-même, un soir, je lui avais conseillé ce parti. Ce même soir, après m’avoir écouté, ne pouvant parler à cause de son peu de souffle, mais se tenant à sa table comme une personne bien portante, elle écrivit quelques lignes qu’elle voulut garder secrètes. Ces lignes, je finis par les obtenir d’elle et je les ai encore. [...] De moi nulle mention. Je compris avec quelle amertume elle m’avait vu consentir à son suicide. Ce consentement, en effet peu justifiable, était même perfide, car, à y bien réfléchir, comme je l’ai fait depuis, il venait obscurément de cette pensée que jamais la maladie n’aurait raison d’elle. Elle luttait trop. Normalement, elle aurait dû être morte depuis longtemps. Mais, non seulement elle n’était pas morte, elle avait continué à vivre, à aimer, à rire, à courir par la ville comme quelqu’un que la maladie ne pouvait atteindre. Son médecin m’avait dit d’elle qu’il la tenait pour morte depuis 1936.

 

Condamnée par la maladie, par le médecin, par le «narrateur», J. aurait dû être déjà morte. Elle sur-vit donc, plus vivante pourtant que jamais, la maladie n’a pas eu raison d’elle, locution difficile encore à traduire: avoir raison de, c’est ici l’emporter ou triompher sur. Précisément sur la vie qui ne se rend pas à cette ratio et dont il est difficile de rendre raison.

A vrai dire, la décision condamnant à mort, c’est aussi J. qui la prend. Celle qui devra, aura dû, aurait dû mourir (mais saura-t-on jamais si la mort lui est arrivée?). C’est elle qui la prend, qui la prend sur elle et en fait l’injonction au narrateur. Elle lui ordonne de la lui donner, la mort. Elle arrête sa mort, en prend elle-même le décret. C’est l’avant-dernière page de la première partie (qui forme aussi un tout indépendant) d’un ci devant «récit» étrangement coupé en deux touts entiers et suspendu autour de cet arrêt de mort indécidable. Deux fois le verbe arrêter, réfléchi en s’arrêter, s’arrêtant, marque une limite qui ne met fin que pour laisser commencer ou repartir (le pouls «s’arrêta, puis se remit à battre...» ... «L’extraordinaire commence au moment où je m’arrête »). Voici, elle demande la mort, qu’il la lui donne, elle se la donne par la main du narrateur. N’oublions pas en lisant que, auparavant, J. était morte, puisqu’elle était, à l’appel du narrateur, revenue à la vie. Elle avait déjà survécu. Cette double mort est à la fois triomphe de la vie et de la mort. Voici (je souligne):

 

...Jamais je ne l’ai vue plus vive, ni plus lucide. Peut-être en était-elle au dernier instant de l’agonie, mais elle me paraissait si vivante, quoique incroyablement pressée par la souffrance, l’épuisement et la mort, qu’à nouveau je fus persuadé que, si elle ne le voulait pas, jamais rien n’aurait raison d’elle. Pendant que les crises succédaient aux crises -mais de coma plus de trace ni d’aucun symptôme mortel -, au milieu de la plus grande impatience, et comme les autres étaient absentes, sa main qui se crispait sur la mienne subitement se maîtrisa et me pressa avec toute l’affection et toute la tendresse qu’elle pouvait. En même temps, elle me sourit d’une manière naturelle, et même avec amusement. Tout de suite après, elle me dit d’une voix basse et rapide: «Vite, une piqûre.» (Elle n’en avait, depuis la nuit, jamais réclamé.) Je pris une grosse seringue, j’y réunis deux doses de morphine et deux doses de pantopon, ce qui faisait quatre doses de stupéfiants. Le liquide fut assez lent à pénétrer, mais voyant ce que je faisais, elle resta très calme. Elle ne bougea plus à aucun moment. Deux ou trois minutes plus tard, son pouls se dérégla, il frappa un coup violent, s’arrêta, puis se remit à battre lourdement pour s’arrêter à nouveau, cela plusieurs fois, enfin il devint extrêmement rapide et minuscule, et «s’éparpilla comme du sable».

Je n’ai aucun moyen d’en écrire davantage. Je pourrais ajouter que, pendant ces instants, J. continua à me regarder avec le même regard affectueux et consentant et que ce regard dure encore, mais ce n’est malheureusement pas sûr. De tout le reste, je ne veux rien dire. Les histoires avec le médecin me sont devenues indifférentes. Moi-même, je ne vois rien d’important dans le fait que cette jeune fille qui était morte, à mon appel revint à la vie, mais je vois un prodige qui me confond dans sa vaillance, dans son énergie qui fut assez forte pour rendre la mort stérile aussi longtemps qu’elle le voulut. Il faut que ceci soit entendu: je n’ai rien raconté d’extraordinaire ni même de surprenant. L’extraordinaire commence au moment où je m’arrête. Mais je ne suis plus maître d’en parler.

 

Cette dernière phrase marque, si on veut, la bordure inférieure ou finale du «premier» des deux «récits» intitulés L’arrêt de mort. Cette bordure externe peut aussi être considérée comme un pli intérieur. Celui-ci est marqué d’indécision à plus d’un titre, non seulement parce que le «s’arrêter» est l’instance d’un commencement ou d’un recommencement mais parce que le temps de «cette jeune fille qui était morte» s’enfonce dans un passé indéterminé, et que de la sentence, de son «consentement» à la sentence de mort, on «n’est malheureusement pas sûr». La raison de l’interruption, enfin, oscille entre trois types de motions, au moins («Je n’ai aucun moyen...» «Je pourrais... mais... De tout le reste je ne veux rien dire» ... «Mais je ne suis plus maître d’en parler»).

Sur le «reste», donc, il s’arrête.

Comme cela était défini, indéfini, dans le passage de Le pas au-delà, l’arrêt de mort n’est pas seulement la décision arrêtant l’indécidable; il arrête aussi la mort en la suspendant, il l’interrompt ou la diffère dans le sursaut d’une survie. Mais alors ce qui suspend ou retient la mort, cela même lui rend toute sa puissance d’indécidabilité. Autre faux nom, plutôt que pseudonyme, pour la différance. Et tel est le pouls du «mot» arrêt, telle la pulsation arythmique de sa syntaxe dans arrêt de mort. En arrêtant, au sens de suspendre, on suspend l’arrêt, au sens de décision. L’arrêt suspensif suspend l’arrêt décisif. L’arrêt décisif arrête l’arrêt suspensif. Ils sont en avance ou en retard l’un sur l’autre, et l’un marque le retard, l’autre la précipitation. Il n’y a pas seulement deux sens ou deux syntaxes de l’arrêt, il y a, au-delà d’une mobilité ludique, l’antagonie d’un arrêt à l’autre. L’antagonie dure de l’un à l’autre, l’un relevant l’autre sans répit. L’arrêt arrête l’arrêt. Dans les deux sens. L’arrêt s’arrête. L’indécision de l’arrêt n’intervient pas entre deux sens du mot arrêt mais au-dedans, si on peut dire, de chaque sens. Car l’arrêt suspensif est indécis en tant que ce dont il décide, la mort, la Chose, le neutre, est l’indécidable même, installé dans son indécidabilité par la décision. Comme la mort, l’arrêt reste (s’arrête, s’arreste) indécidable. Crise: tout semble commencer en période de crise (1938, Munich, puis «fin de 1940»), puis par une «crise étrange» au moment où une personne entre dans le «râle» après avoir ouvert une armoire où se trouvait peut-être enfermée la «preuve» de l’histoire, etc. La crise est l’instance de la décision impossible, le krinein, le «jugement» inarrêtable dans l’arrêt de mort. En tant que l’arrêt arrête l’arrêt, en tant que l’arrêt suspensif arrête l’arrêt décisif et que l’arrêt décisif arrête l’arrêt suspensif, l’arrêt de mort arrête l’arrêt de mort. Telle est la pulsation, l’arythmique du titre avant qu’il ne s’éparpille comme du sable. L’arrêt j’arrête mais en s’arrêtant, comme arrêt, il donne le mouvement. Il fait partir, repartir, venir et revenir. Il donne la vie, il donne la mort. Et il se les donne, avec un consentement qui «n’est malheureusement pas sûr», heureusement pas sûr. L’arrêt s’arrête. Il se tient mais sans pouvoir s’y tenir, se maintient sur cette ligne instable, sur cette arête qui le rapporte à lui-même sans maintenance (le s’arrêter de l’arrêt), sans pouvoir le constituer en réflexion de soi et réappropriation de soi. Il reste sur l’arête de soi sans rester à soi, en soi, pour soi. Il s a-reste. Aucune conscience, aucune perception, aucune vigilance ne peut rassembler cette restance, aucune attention ne peut la rendre présente, aucun moi. D’où son rapport essentiel au fantomatique, au phantasmatique, au rêve éveillé, au Phantasieren (Freud) ou au «Waking dream» (The Triumph of Life). Cette suspension épochale qui retient le titre et assure à L’arrêt de mort sa pulsation compulsive, c’est aussi une décision «géniale», de celles qui ne s’arrêtent que dans une langue et se soustraient à toute signature d’un moi. Mais du même coup, liée à l’intraductible d’une langue, cette décision devient illisible. Je prétends que ce titre est illisible. S’il est vrai que la lecture ouvre l’accès à un sens transmissible et en tant que tel, dans son identité propre et univoque, traductible, alors ce titre est illisible. Mais d’une illisibilité qui n’arrête pas sur un front d’opacité. Au contraire, elle fait repartir et la lecture et l’écriture et la traduction. L’illisible n’est pas le contraire du lisible, c’est l’arête qui lui donne aussi la chance ou la force de repartir. «The impossibility of reading should not be taken too lightly.» (Paul de Man.) Que l’illisible donne à lire, cela n’est pas une formule de compromis. L’illisibilité n’en est pas moins radicale et irréductible pour autant: absolue, vous me lisez bien.

Nous venions de lire, dans L’arrêt de mort, tout près de l’arête «centrale» du corpus, l’arrêt de mort décisif, celui qui donne la mort et cesse de la différer. Cela, il est vrai, au cours d’un événement qu’on a du mal à situer et dont il n’est pas sûr qu’il ait eu lieu ni qu’il ait été l’effet d’une sentence consentante. Voici maintenant le récit de l’autre arrêt de mort, le suspensif, celui qui donne un répit de survie, un sursaut inattendu à la mourante, ou plutôt à la morte, car cet arrêt suspensif est une résurrection. J’extrais ce passage de la «première partie» du livre, du «premier» des deux «récits»: ni partie, ni tout, ni pars totalis, ni première en toute rigueur, aucun mot ne convient plus et les guillemets non plus. Je découpe de façon un peu barbare et illégitime comme on fait toujours, en faisant fonds sur un contrat implicite, le contrat impossible, à savoir: vous lisez «tout» et vous connaissez à chaque instant «tout» le «corpus» par cœur, d’un cœur vivant qui bat sans arrêt, sans même une pulsation.

Peu auparavant, elle, J., avait demandé à son médecin qu’il lui donnât la mort. Elle le lui avait demandé comme on demande une grâce, et la vie: «Pendant cette scène, J. Lui dit: “Si vous ne me tuez pas, vous êtes un meurtrier.” J’ai vu, depuis, un mot analogue attribué à Kafka. Sa sœur, bien incapable de l’inventer, me l’a rapporté sous cette forme et le médecin l’a à peu près confirmé (il se rappelait qu’elle avait dit: “Si vous ne me tuez pas, vous me tuez”). » Le médecin, mais aussi bien le narrateur, doit recevoir cette sentence comme une demande impossible. Double demande contradictoire, double postulation à laquelle on ne peut tenter de répondre qu’en cessant d’y faire droit. Cette sentence («Si vous ne me tuez pas, vous êtes un meurtrier») énonce, produit plutôt, institue une loi dont la structure même vous met en situation de fatale transgression. Et pourtant du même coup, vous lui obéissez dans la transgression même qu’elle aura prescrit. Car pour ne pas être meurtrier, je dois donner la mort. D’où l’infinie violence de ce qu’on peut appeler strictement un double bind, la double obligation, la double demande. La disjonction ne laisse aucun repos, aucun espoir de réconciliation, elle ne s’arrête nulle part. Comme à la demande d’un récit impossible, le narrateur est lui aussi soumis à la violence de cette loi intraitable. Entre ce double bind et la double invagination que nous décrivions plus haut, c’est le passage de la même loi. Celle de l’arrêt de mort. Le narrateur s’oppose ici au médecin, (comme aux médecins de La folie du jour), mais il est aussi du même côté devant l’injonction de J. Il signifie, arrête, donne la mort, il est 1’«auteur» de la mort, mais il ne fait en cela qu’obéir à une demande, à une demande à la fois impossible à satisfaire et satisfaite à partir du simple moment où elle est formulée, puisque sa propre transgression est à son programme. C’est ainsi que la mort se donne, qu’on donne la mort à l’autre ou qu’on se donne la mort: cela revient au même comme à l’autre. Le meurtre est inévitable, et c’est sans doute cette loi tranchante de l’arrêt que la mémoire du médecin voudrait atténuer en transformant la sentence «Si vous ne me tuez pas, vous êtes un meurtrier» en «Si vous ne me tuez pas, vous me tuez». L’arrêt de mort porte en lui ce double bind qui fait de toute mort un crime, un événement étranger à la nature, en rapport avec le droit, la cause, la chose, la loi, et une loi qui ne se pose que dans sa propre transgression. Dans On tue un enfant (fragmentaire), Blanchot écrit: «Il y a mort et meurtre (mots que je mets au défi de distinguer sérieusement et qu’il faut cependant séparer); de cette mort et de ce meurtre, c’est un “on” impersonnel, inactif et irresponsable, qui a à répondre...» (Repris in L’écriture du désastre.) Ce fragment use du vocabulaire de l’arrêt pour nommer la loi étrange qui déborde la dialectique (hégélienne) en y laissant pourtant une marque: «...Il en résultait peut-être absurdement que ce qui mettait en branle la dialectique, l’expérience inexpérimentable de la mort, l’arrêtait aussitôt, arrêt dont le procès ultérieur garda une sorte de souvenir, comme d’une aporie avec laquelle il fallait toujours compter.» Ce procès est d’abord ici celui qui va de la «première philosophie» de Hegel à l’idéalisme spéculatif.

Double arrêt de mort, donc: «Si vous ne me tuez pas, vous êtes un meurtrier.» Elle, J., demande donc cette morphine, cette drogue pharmaceutique à double effet, cette mort que finalement je lui donnera. Mais dans l’intervalle, je aura arrêté, suspendu la mort, il aura dans l’intervalle donné l’intervalle et c’est l’événement sans événement de cet arrêt de mort. Avant que d’un «Venez», on ne le fasse appeler, de loin, par téléphone, avant qu’on ne lui dise «Venez, je vous prie, J. se meurt» (locution courante en français pour dire «elle meurt», «elle est en train de mourir», mais qui, outre une connotation sensible du côté d’une célèbre oraison funèbre de Bossuet pour une princesse, reçoit aussi, à cause de la répétition, une valeur littérale de réflexivité - elle se meurt, elle meurt pour elle, d’elle-même, à elle-même, elle arrête décidément sa mort), avant donc le «Venez», avant de le citer du moins, Je mentionne un échange entre l’infirmière, Dangerue (nom propre qui nous rappelle au programme d’une lecture systématique pour tous les noms ou toutes les initiales de noms propres dans les récits de Blanchot) et J., qui lui demande aussi: «“Avez-vous déjà vu la mort? - J’ai vu des gens morts, mademoiselle. - Non, la mort!”. L’infirmière fit signe que non. “Eh bien, vous la verrez bientôt.”»

Ce n’est donc pas d’une mort, ni d’une morte, d’une personne morte ou survivante, entre vie et mort, qu’il s’agit, ce n’est pas une morte ou un mort qui se décide ou s’indécide en cet arrêt de mort, mais la mort (personne de mort) – la Chose - même comme autre. Et je, qu’on vient d’appeler («Venez»), arrive comme la mort, comme mort. Quiconque dit, en français, je suis mort, joue avec le mot mort, entre le nom et l’adjectif, ce qui peut tout changer (sea change, diriez-vous). L’attribut «mort» laisse autrement en vie le Je, mais le nom le met aussi à l’abri de l’événement qui pourrait lui arriver comme un accident.

On l’appelle, «Venez» - par téléphone. Il a fallu raconter l’échange avec l’infirmière avant sa venue pour que l’identité du narrateur avec la mort («vous la verrez bientôt») soit suggérée. Or à peine le téléphone était-il raccroché que, dira plus tard l’infirmière, le pouls «s’éparpilla comme du sable». Signe de mort, arrêt de mort dans un instant aussi peu saisissable que le dernier grain de sable au temps des sabliers, mort aussi par dissémination du rythme de vie sans coup d’arrêt, arythmie sans bord sur une plage qui continue la mer. L’expression insolite («le pouls s’éparpilla comme du sable») sera de nouveau reprise, citée «entre guillemets» au moment de la seconde mort, à la dernière page, après la résurrection. C’est le passage que j’ai lu tout à l’heure. J. paraît morte, elle est morte à la fin du coup de téléphone, pendant que le narrateur s’entendait dire «Venez». Elle est en train de mourir, elle «se meurt» pendant que le «venez» court sur la ligne et parvient instantanément au narrateur. On lui dit «Venez» et elle est morte. A son arrivée dans l’appartement ouvert, on lui annonce la mort de J. avec «vulgarité»: ce mot revient deux fois pour qualifier le médecin, celui qui a le rapport le plus assuré à l’identité de la mort, et qui est toujours plus ou moins, comme dans La folie du jour, un médecin légiste, un représentant de l’autorité ou des conventions sociales dont il parle la langue (« C’est une délivrance pour ces pauvres êtres »). (Vulgarité ou niaiserie sont deux valeurs ou non-valeurs qui, avec celle d’indiscrétion qui en est inséparable, n’ont à peu près aucune chance aux yeux de Blanchot. Aux yeux du narrateur en tout cas. Mais toute valeur passant dans son contraire, cela ne va pas sans problème.) Je arrive dans la chambre mortuaire. La chambre, lieu privilégié de la Chose en tous ces récits, lieu domestique mais absolument étranger, unheimlich, laissé à l’anonymat le plus froid, lieu dos, chambre d’hôtel le plus souvent, en tout cas soustrait à toute autre qualification descriptive, réduit aux invariants les plus indispensables de l’habitat occidental: un lit au bord duquel on s’assoit, parfois un fauteuil qu’on essaie d’atteindre, une porte, une serrure et, dans L’arrêt de mort, une clé, «une petite clé du genre Yale». Dehors, des couloirs et des escaliers.

Il (Je) arrive dans la chambre de la morte.

Je ferai maintenant une longue lecture, de la voix la plus neutre que je pourrai. Sans m’arrêter pour commenter à chaque pas, loin de là. Seulement l’instant de l’appel: le prénom fait revenir à la vie, il fait naître même, et triompher la vie depuis un viens silencieux qui résonne avec tous les viens que j’ai tenté de réciter dans Pas. Puis ce sera l’apparition de la Chose qui n’apparaît pas, alors qu’elle est là, interdisant de parler d’elle, ce qui sera nommé un peu plus loin lévénement. La réaffirmation, le récit de la vie marque son triomphe discret dans une «gaieté» (les mots «gai» ou «gaieté» reviennent cinq ou six fois) dont le souvenir terrifie, «suffirait à tuer un homme». Gaieté, réaffirmation, triomphe (du) sur: sur la vie et de la vie, sur-vie, à la fois entre vie et mort dans la crypte, plus-que-vie, plus-de-vie, sursis et hypervitalité, supplément de vie qui vaut mieux que la vie et que la mort, triomphe de la vie et de la mort. Survie qui vaut mieux que la vérité, et qui serait, si, du moins, elle était, la Chose par excellence: sur-vérité. Voici:

 

... et cette lumière me traversa qu’à un certain moment de la nuit, elle avait dû se sentir vaincue, trop faible pour vivre jusqu’au matin où je la verrais, qu’elle avait alors demandé de l’aide à ce médecin pour durer encore un peu, une minute, cette minute qu’elle avait tant de fois, silencieusement, exigée en vain. C’est ce que ce malheureux niais prenait pour de la colère, et sans doute lui avait-il cédé en venant, mais il était déjà trop tard: là où elle ne pouvait plus rien, il pouvait moins encore et sa seule assistance avait été pour coopérer à cette mort douce, tranquille, dont il parlait avec une répugnante intimité. A partir de ce moment, ma détresse commença.

 

Lumière qui traverse le narrateur: qu’à un moment de la nuit, dans ce combat entre la vie et la mort, qui est aussi un combat entre le jour et la nuit, elle a failli être «vaincue». Puis elle a triomphé - comme le jour - en durant jusqu’au matin. Triumph of life comme triumph of light. L’agonie, le combat entre vie et mort comme entre light and night, c’est bien l’élément du Triumph of Life comme de L’arrêt de mort. Mais cet antagonisme suit la syntaxe d’une révolution. L’un verse dans l’autre, l’anneau fait revenir l’un à l’autre, la version engage chaque mot dans la langue de l’autre, l’inverse en son contraire. On aura aussi retenu la minute de survie comme minute de sur-vérité: presque rien, un suspens, un sursaut, le temps de prendre le pouls et de retourner le sablier. Il est entré dans la chambre «remplie d’inconnus».

 

... j’aurais voulu comprendre pourquoi, après avoir tant résisté pendant tant d’années interminables, elle n’avait pas trouvé, pour si peu de temps, la force de ne pas céder encore. Naïvement, j’appréciais ce temps à quelques minutes, et quelques minutes n’étaient rien. Mais ces quelques minutes avaient été pour elle plus qu’une vie, plus que cette éternité de vie dont on nous parle, et la sienne s’y était perdue. Ce que Louise en téléphonant m’avait dit: «Elle se meurt», était vrai, d’une vérité à saisir au vol, elle se mourait, elle était presque morte, l’attente n’avait pas commencé à ce moment-là; à ce moment-là elle avait pris fin: ou plutôt la dernière attente avait duré à peu près le temps de la communication: au début, vivante et lucide, épiant tous les mouvements de Louise; vivante encore, mais déjà sans regard, sans un signe d’acquiescement au moment où «elle se meurt»; et, à peine le téléphone raccroché, le pouls, dit l’infirmière, s’éparpilla comme du sable.

 

«Plus qu’une vie, plus que cette éternité de vie...»: ce plus, cette sur-vie marque, du moins dans la séquence que je viens de citer, une survie dans le temps de la vie, dans la forme d’un sursis. Avant de mourir, dans ces «quelques minutes», elle a vécu «plus qu’une vie».

Cet excès qui dans la vie triomphe de la vie et dans le temps vaut plus que l’éternité de vie, il est déjà tout autre que la vie ou que l’éternité de vie, mais il se présente, si on pouvait encore dire, avant l’arrêt de mort, avant la mort de J., «dans», «la» «vie». Après la mort, après que Louise, ayant dû «lire sur mon visage quelque chose d’imminent qu’elle sut qu’elle n’avait pas le droit de voir, ni personne au monde», eut emmené tout le monde, le narrateur reste seul avec la morte. Il est assis «au bord du lit ». Il décrit celle qui montre alors «l’immobilité d’une gisante et non d’une vivante». Il faut suivre, dans les «deux» «récits» qui composent L’arrêt de mort, le motif insistant de la sculpture mortuaire, du masque et de l’empreinte, du testamentaire, de l’embaumement, de la crypte, de tout ce qui garde le mort, à la fois vivant et mort, au-delà de la vie et au-delà de la mort. «Elle n’était plus qu’une statue, elle absolument vivante.» Ses mains gardent encore la trace contractée de «l’immense combat qu’elle avait livré». C’est alors l’appel et la résurrection, le triomphe de la vie, le moment où «cette jeune fille qui était morte, à mon appel revint à la vie». Il appelle J. par son prénom, mais ce prénom n’est jamais prononcé dans le récit qu’il fait de la profération. Celle-ci reste interdite au récit. Le nom ne doit pas être prononcé publiquement, à haute voix. L’initiale garde le secret comme une tombe. Jalousement. La résurrection de J. sera plus tard annoncée comme une bonne «nouvelle». Nous tiendrons compte, plus tard, du fait que l’autre femme, dans l’autre récit, s’appelle Nathalie, autrement dit Noëlle.

 

Je me penchai sur elle, je l’appelai à haute voix, d’une voix forte, par son prénom; et aussitôt - je puis le dire, il n’y eut pas une seconde d’intervalle - une sorte de souffle sortit de sa bouche encore serrée, un soupir qui peu à peu devint un léger, un faible cri; presque en même temps -de cela aussi je suis sûr - ses bras bougèrent, essayèrent de se lever. A ce moment, les paupières étaient tout à fait closes. Mais une seconde après, peut-être deux, brusquement elles s’ouvrirent, et elles s’ouvrirent sur quelque chose de terrible dont je ne parlerai pas, sur le regard le plus terrible qu’un être vivant puisse recevoir, et je crois que si à cet instant j’avais frémi et si j’avais éprouvé de la peur, tout eût été perdu, mais ma tendresse était si grande que je n’eus même pas une pensée pour le caractère singulier de ce qui se passait, qui me parut certainement tout à fait naturel, à cause de ce mouvement infini qui me portait à sa rencontre, et je la pris dans mes bras, tandis que ses bras me pressaient, et, à partir de ce moment, elle fut non seulement tout à fait vivante, mais parfaitement naturelle, gaie et presque guérie.

 

Entre l’appel - le seul prononcé d’un prénom qui n’est même pas révélé - et une résurrection qui ne se signale que d’un souffle, il n’y a pas eu le temps («pas une seconde d’intervalle»). Le premier «souffle», le premier «soupir» (on dit le dernier soupir pour la mort), le premier «cri» de ce qui vient de naître n’a pas suivi un appel qui ne fut rien d’autre qu’un prénom à haute voix. La résurrection, la naissance ou le triomphe de la vie, n’aura donc pas été l’effet d’une cause. Plutôt un événement absolu, une cause même, la cause, la Chose, le pré-nom même dont on ne sait plus, dès lors que l’intervalle ou l’interruption ne sépare plus l’appel du premier souffle, qui l’a prononcé pour qui. Elle l’a entendu avant même qu’il ait fini d’être articulé par l’autre. Elle s’appelle comme l’autre et c’est comme le nom donné pour la première fois, à la naissance. Cette réponse (responsa) épouse l’appel, l’accompagne plutôt qu’elle ne le suit, le performe en une nomination plutôt qu’elle ne lui succède, elle le rend même possible en se donnant sans condition, comme un inconditionné; ce temps est le contemporain de la fin de L’arrêt de mort: «...et à elle [cette pensée], je dis éternellement “Viens”, et éternellement, elle est là». Le «et» («et aussitôt», «et éternellement») conjoint dans un temps sans terme et l’appelé(e) et l’appelant, et le viens et la venue de qui vient. En ce sens, on ne peut plus décrire l’appel (demande, ordre, désir, etc.) et la réponse dans les termes on selon les distinctions habituelles d’une analyse des actes locutoires. L’effet viens du «prénom» transcende toutes ces catégories (on dira en ce sens que c’est strictement un «transcendantal»: qui transcendit omne genus). C’est cet événement à la fois quotidien et extraordinaire que «raconte» aussi L’arrêt de mort. Mais il le raconte en le performant secrètement. L’instance cryptique de ce secret n’est pas seulement marquée par l’initiale d’un prénom qui n’est ni un nom ni un verbe ni un pronom (l’initiale tout au plus, si on veut, du pronom Je, J.). Elle se remarque sans cesse, comme toute crypte, d’un rapport à la loi, d’un interdit. Le narrateur dit régulièrement qu’il ne peut pas dire. Il lui est interdit de dire. Et donc il le dit. Et si l’arrêt de mort laisse entendre l’arrêt de justice, s’il dit la loi, c’est aussi un arrêt qui arrête, d’une sentence, la parole et le droit de parler («De tout le reste, je ne veux rien dire. [...] Je n’ai rien raconté d’extraordinaire ni même de surprenant. L’extraordinaire commence au moment où je m’arrête. Mais je ne suis plus maître d’en parler»). Le même interdit encrypte la résurrection au moment où le narrateur voit la Chose terrible; on sait qu’il ne la voit pas comme quelque chose, quelque chose d’autre mais comme un voir, un regard, des yeux, quand les paupières de J. «s’ouvrirent sur quelque chose de terrible dont je ne parlerai pas, sur le regard le plus terrible...». Auparavant, on s’en souvient, Louise avait vu, sur le visage du narrateur «quelque chose d’imminent qu’elle sut qu’elle n’avait pas le droit de voir, ni personne au monde...». L’arrêt de mort est donc aussi la décision interdictrice qui arrête l’arrêt de mort (le «récit» portant ce titre) au bord de l’événement qu’il n’a pas le droit de raconter, mais qui, aussi bien, met en œuvre, le fait raconter, le décide à raconter depuis ce suspens interdicteur, le fait repartir vers le récit impossible, pour raconter (ce) qu’il ne racontera pas. Le texte commente le titre (parergon ou cartouche entre l’œuvre et le dehors, comme lieu du droit à la littérature), un titre qui en fait ainsi partie sans lui appartenir; mais le titre énonce aussi l’impossibilité du texte ou du ci-devant récit qu’il aura intitulé, l’impossibilité de l’intitulé. L’arrêt de mort: de l’intitulé. Ou de l’en-tête. Sa condition de possibilité et d’impossibilité. Toute une conjugaison, à tous les temps, de la loi du devoir (je dois, je dus, je n’aurais pas dû, je ne dois pas, je devrai ne pas, je n’aurais pas dû, etc.); toutes les démarches, à tous les temps et sur tous les modes, du pas d’interdiction. Le double bind et la double invagination de cette interdiction donnent à lire l’illisibilité de cet événement impossible (la survie de résurrection), de cette «nouvelle». Ainsi:

 

... en me demandant depuis quand j’étais là, il me sembla qu’elle se rappelait quelque chose ou qu’elle fût près de se le rappeler, et en même temps elle éprouvait une appréhension, qui était liée à ma personne, ou à ma venue trop tardive, ou au fait que j’avais vu et surpris ce que je n’aurais pas dû voir. Tout cela vint jusqu’à moi à travers cette voix. Je ne sais comment je répondis. Elle se détendit aussitôt et redevint absolument humaine et vraie.

Si étrange que cela paraisse, je ne crois pas avoir donné, pendant toute cette journée, une seule pensée distincte à l’événement par lequel J. se trouvait à nouveau capable de me parler et de rire avec moi. C’est qu’en ces instants, je l’aimais tout à fait, et le reste n’était rien. J’avais eu seulement le sang-froid d’aller trouver les autres pour les avertir que J. était rétablie. Je ne sais comment ils prirent cette nouvelle...

 

Le narrateur rapporte qu’il a rapporté: une nouvelle. Un récit, une nouvelle (novella) et une bonne nouvelle, en évangéliste revenant, revenu dire la résurrection de J. Portée christique du récit: arrêt qui met à mort, arrêt de mort selon la résurrection qui dit: «Je suis la vérité et la vie», le triomphe de la vie, etc. Cette dimension évangélique est soutenue par plus d’un indice ou d’un témoin, je dirais presque d’un martyr, dans la narration. Il y a là un effet de «superposition» des images qui s’inscrit elle-même en abyme dès la rencontre du médecin, celui qui le premier condamne J. à mort. Il est croyant:

 

Le premier jour, il m’accueillit par cette déclaration: «J’ai le bonheur d’avoir la foi, je suis croyant. Et vous?» Sur le mur de son cabinet, il y avait une admirable photographie du Saint-Suaire de Turin, photographie où il reconnaissait la superposition de deux images, celle du Christ, mais aussi celle de Véronique; et en effet, derrière la figure du Christ, j’ai vu distinctement les traits d’un visage de femme extrêmement beau et même superbe, à cause d’une bizarre expression d’orgueil. Pour en finir avec ce médecin, il n’était pas sans qualités, ayant, me semble-t-il, une sûreté de diagnostic très supérieure à la moyenne.

 

Cette «superposition» redoublée en abyme ne revient pas à constituer l’Évangile en paradigme ou en modèle de référence, comme si L’arrêt de mort était une puissante citation ou la remise en œuvre cryptique d’une grande narration exemplaire. Ni l’inverse: car on pourrait aussi être tenté de lire L’arrêt de mort comme la régression analytique vers une sorte de récit originaire, d’événementialité nucléaire, une séquence invariante dont les Évangiles eux-mêmes n’auraient été qu’un exemple, une variation, un cas. Le rapport me paraît autre, il est de sérialité sans paradigme. Et s’il y a récit, c’est dans la mesure où aucun paradigme ne peut l’arrêter. La répétition sérielle comporte des «effets» de paradigme mais les réinsère dans la série; et cette réinsertion est déjà, encore, mise en oeuvre dans L’arrêt de mort qui constitue à «lui seul», si on peut dire, une série de récits, au moins deux, de récits à la fois analogues, d’où la série, et absolument hétérogènes, n’offrant aucune garantie à l’analogie. Il est d’ailleurs remarquable, soit dit au passage et à propos du voile de Véronique, que cet épisode de la passion n’appartienne pas aux Évangiles canoniques. Le fait est signalé par Pierre Madaule dans Une tache sérieuse? récit (Gallimard, 1973, p. 106). Le rapport de Shelley à ceux que Harold Bloom appelle ses «précurseurs» n’est-il pas analogue dans The Triumph of Life? Ne peut-on dire de ce «poème» qu’il est une «nouvelle»?

La question résonne ainsi: qu’est-ce qu’une nouvelle dès lors qu’elle ne rapporte pas, ne se rapporte pas comme le récit d’un événement de sur-vie, pas plus qu’elle ne le produit simplement, mais entretient avec cet «événement» (survivre) le rapport insolite que nous traquons ici sous les titres de L’arrêt de mort ou de The Triumph of Life? Sur-vivre arrive à 1’«aube», au lever du soleil, pour qui dit Je et ne doit rien dire («De tout le reste, je ne veux rien dire» / «... I, whom thoughts which must remain untold / Had kept as wakeful as...»). Tout le déversement de lumière et de gloire solaire, à l’ouverture du Triomphe, le voici concentré au moment de la résurrection de J.: «Le réveil de J. avait eu lieu à l’aube, presque avec le soleil, et cette lumière l’avait enchantée.» Si nous en avions ici le temps et la place, il faudrait faire comparaître la figure paternelle du soleil The Sun their father...») qui domine l’ouverture du Triomphe, en attendant, du côté de la lune, le fantôme d’une mère morte The ghost of its dead mother»), avec la figure effacée, délibérément frappée d’insignifiance, par J., de sa mère, de la «reine mère», simple figurante, figure sans figure, origine disparaissante de toute figure, fond sans fond contre lequel se bat et s’enlève à chaque instant la vie de J. Comme nous n’aurons jamais le temps et la place nécessaires pour cette mère, en voici un passage, un des passages furtifs et réguliers. Quelques lignes après le «réveil» à l’«aube»:

 

Les effets de la morphine sur son esprit semblaient nuls: un malade qui s’abandonne aux stupéfiants peut paraître lucide et même profond, mais n’est pas gai; or elle était extrêmement gaie, et de la manière la plus naturelle; je me souviens qu’elle plaisanta sa mère de la façon la plus gentille, ce qui était rare. Cette gaieté, maintenant que je vois tout ce qui eut lieu avant et après, est un souvenir qui suffirait à tuer un homme. Mais à ce moment, je la voyais gaie et j’étais gai, moi aussi.

Pendant tout ce jour, elle n’eut presque aucune crise, et elle parla et elle rit de façon à en avoir vingt. Elle mangea beaucoup plus que moi...

 

Il y a beaucoup à dire de cette gaieté, de la qualité d’expérience ainsi nommée pour décrire le propre d’un survivre, la légèreté de son affirmation, du oui, oui, du oui à oui sans mémoire de soi, du oui qui, ne disant et ne décrivant rien, ne performant que cette affirmation du oui disant oui à oui, ne doit même pas s’avoir et se savoir. Mais ce «ne pas devoir» ou «devoir ne pas» est aussi un interdit qui interpose un inconscient entre l’événement et l’expérience même de l’événement, entre le sur-vivre et l’expérience présente, consciente, sachante, de ce qui arrive ainsi. Je - qui dit moi, c’est-à-dire moi - ne sait pas ce qui me sera arrivé. J. ne doit pas savoir ce qui lui est arrivé. Ce «ne-pas» s’entend selon toutes les modalités qu’on voudra, il se récite ici sur tous les modes. Effroi du narrateur:

 

«Pourquoi, dit-elle sèchement, restez-vous précisément cette nuit?» Je suppose qu’elle commençait à en savoir aussi long que moi sur les événements du matin, mais à ce moment-là, je fus épouvanté à la pensée qu’elle pourrait découvrir ce qui lui était arrivé; il me semblait que c’était là quelque chose d’absolument effrayant à apprendre pour un être qui avait naturellement peur de la nuit.

 

Il n’est donc pas sûr qu’elle sache cela même qui lui est arrivé, à elle, à savoir la survie; en tout cas elle ne devrait pas le savoir, elle doit ne pas l’avoir su, elle n’aurait pas dû le savoir, etc. Savoir veut dire ici «découvrir» ou «apprendre». Ce sont les mots du narrateur. Or ce qui le plonge dans l’effroi, c’est que J. ait pu «apprendre» ou «découvrir» de lui, de son récit plus ou moins irrépressible, d’une relation qu’il n’aurait pas pu contenir à l’événement, le triomphe de la vie qui lui était en somme arrivé. Il est effrayé à la pensée d’avoir laissé passer quelque chose, d’avoir transgressé l’interdit pesant sur le récit de l’événement, d’un événement déjà passé, qui n’a jamais été présent (car elle a repris souffle avant l’instant où il a fini de prononcer son prénom, de lui donner à entendre «Viens», «reviens»), car l’événement appartient de lui-même à l’ordre du récit.

Cette chose effrayante est arrivée sans jamais se présenter. Cet événement reste indicible au moment même où il est vu, vu sans que rien se donne à voir qu’un regard ou une vision («ses paupières... s’ouvrirent sur quelque chose de terrible dont je ne parlerai pas, sur le regard le plus terrible...»). Or ce terrible de la chose n’est pas seulement indicible, inénarrable, il est interdicteur, il interdit de dire. Et même de voir («... j’avais vu et surpris ce que je n’aurais pas dû voir»). Mais l’interdit par lui-même se transgresse («je n’aurais pas dû...»). Il arrête le récit, autrement dit le paralyse mais aussi bien le met en mouvement d’un seul pas. L’interdit se transgresse, il produit le pas de franchissement. C’est le récit. Le récit dit «ce qui est arrivé» sans avoir été présent et le dit au «sujet» même auquel c’est arrivé et qui est censé ne pas le savoir; ce récit impossible est débordé par son propre arrêt de mort. Ce qui doit rester hors d’atteinte pour lui, voilà ce qui le ranime à chaque instant. La chose interdite interdit. L’interdit(e) arrive sans arriver au récit. Et J. ne devrait pas savoir du Je ce qui arrive ainsi sans arriver à elle, le «sujet» de la chose.

«Chose» a peut-être toujours désigné, dans la philosophie, ce qui n’arrive pas. Des choses arrivent mais la Chose déterminée en hypokeimenon ou en res, c’est la substance à laquelle des accidents arrivent, des prédicats surviennent mais qui, elle, ne peut être l’accident ou le prédicat d’autre chose. La chose n’arrive pas à autre chose. La définition de la chose comme hypokeimenon dit ce à quoi le sumbebekos ou l’accident arrive, mais qui, en tant que chose, n’arrive pas. Dans cette mesure et en ce sens du moins, l’histoire ou la possibilité du récit n’est pas essentiellement constitutive de la chose. Pas plus qu’elle ne l’est de la chose comme aistheton ou comme hylé, pour reprendre les trois déterminations dont Heidegger nous a proposé l’histoire - ou la fable - dans L’origine de l’oeuvre d’art. Or ici, la Chose est «terrible» parce que, dans son inarrivée même, elle advient au «Viens», dans son pas de chose. Procès comme arrêt de mort indécidable, ni la vie ni la mort, SUR VIVRE plutôt, le procès même qui appartient sans appartenir au procès de la vie et de la mort. Survivre ne s’oppose pas à vivre, pas plus que cela ne s’identifie à vivre. Le rapport est autre, autre que l’identité, autre que la différence de distinction, indécis, ou, en un sens très rigoureux, «vague», évasif, évasé comme on le dirait d’un bord ou de ses parages. Je citerai ici un passage où «vivre, survivre» est défini comme un «but vague» justement, au moment précis où cette virgule entre les deux verbes réimprime le vague d’une transition ou d’une apposition entre les deux termes: ni conjonction, ni disjonction, ni équation, ni opposition, seulement une ponctuation marquant la pause avant que soit dit le désir d’une arête, d’un arrêt, d’une «décision ferme». Espacement de ce que l’on pourrait ici nommer parage.

Je le cite aussi, ce passage, à cause de la contiguïté d’un triomphe. C’est une des fois où elle «triompha»: absolument, intransitivement. Voici: «Le point au cœur ne disparut pas, mais les symptômes s’atténuèrent et une fois encore elle triompha. A nouveau, il fut question du traitement: elle le désirait beaucoup, soit pour en finir, soit parce que son énergie ne pouvait plus se contenter d’un but vague, vivre, survivre, mais avait besoin d’une décision ferme sur laquelle elle pourrait peser fortement.» (Je souligne.)

Ce «vivre, survivre», en ce parage, retarde à la fois la vie et la mort sur une ligne (celle du sur le moins sûr) qui n’est donc ni d’une opposition tranchante ni d’une adéquation stable. Il diffère, comme la différance, au-delà de l’identité et de la différence. Son élément est bien d’un récit formé de traces, d’écriture, d’éloignement, de télé-graphie. Le téléphone et le télégramme ne sont que des modes de cette télégraphie dans laquelle la trace, le graphème en général, ne surviennent pas à la structure télique mais la marquent a priori. La différance, arrêt de mort ou triomphe de la vie, diffère (comme) le récit d’écriture. Cela se remarque, par exemple, dans le contexte immédiat du passage que je viens de citer quant au triomphe, et quant au «vivre, survivre». Le narrateur vient de raconter, d’écrire ce que J. lui avait écrit («A Arcachon, au début de mon séjour, J. m’écrivait assez longuement et son écriture était toujours aussi ferme et vigoureuse»). Le narrateur est toujours éloigné (au loin, télé-), il revient toujours de loin et finalement reste au loin. Que lui écrit-elle? «Elle m’apprit que le médecin venait de lui faire signer un papier pour le cas d’un accident. Le traitement, qui consistait en piqûres - chaque jour une piqûre chez elle -, allait donc commencer.» Le médecin, celui qui l’avait donc condamnée et avait en somme signé son arrêt de mort en lui prescrivant un traitement, l’auteur de l’arrêt de mort lui demande, à elle, la condamnée, de dégager sa responsabilité de médecin en souscrivant à l’arrêt de mort. Déjà le narrateur avait souscrit à la condamnation en la signifiant à J. Là, il faut que d’une écriture signée, contresignée, elle s’abandonne et se donne la mort, qu’elle la risque pour tenter de survivre. Geste confirmé par la demande ailleurs formulée: si vous ne me tuez pas, vous me tuez. Or ce traitement lui-même, ordonnance et prescription, sera à son tour différé, remis à plus tard, pour une raison encore tue, après une «crise» et plus d’un coup de téléphone. La veille du jour où le traitement «allait donc commencer» et une fois le papier signé, «elle ressentit un point violent au cœur et eut une crise de suffocation si forte qu’elle fît téléphoner à sa mère [elle ne téléphone pas elle-même, elle fit téléphoner, relais supplémentaire] et elle-même appela le médecin. Ce médecin, comme tous les spécialistes un peu importants, ne se dérangeait pas. Mais, cette fois-ci, il vint assez vite, sans doute en raison du traitement qu’il devait entreprendre le lendemain. Je ne sais ce qu’il observa: il ne m’en parla jamais. A elle, il dit que ce n’était rien et il lui prescrivit, en effet, des remèdes insignifiants. Toutefois, il décida de remettre le traitement à quelques jours». Comme c’est alors qu’«une fois encore elle triompha», le soupçon s’installe: entre la mise en œuvre du traitement et l’arrêt de mort il y a peut-être un rapport, puisqu’elle triomphe quand le traitement est différé. Mais comme elle demande aussi la mort et se la donne, toutes ces propositions sur le triomphe et l’arrêt se renversent à chaque instant.

Telle serait la sur-vérité du survivre, l’hypertopie de ce procès. La Chose a lieu sans avoir lieu: non-lieu du procès, non-lieu à la «fin» du procès, au-delà même de l’acquittement, de la dette, du symbolique et du juridique. (Le non-lieu est cette sanction étrange, dans le droit français, qui vaut plus qu’un acquittement: il annule fictivement le procès même de l’accusation, l’instruction, la prévention et la «cause» alors même que, pourtant, l’instruction a bien eu lieu: l’archive en reste, et l’attestation.) L’événement inénarrable de la survie tient le récit en haleine, le temps d’un laps interminable qui n’est pas seulement le temps du récité: le récitant (entre la voix narratrice et la voix narrative) est aussi et d’abord un survivant. Cette survivance est aussi une revenance spectrale (le survivant est toujours un fantôme) qui se remarque et met en scène dès le départ, au moment où le caractère posthume, testamentaire et scriptural du récit vient à se déployer. Le narrateur a parlé de la condamnation de J. par le médecin, de la manière dont il la lui a signifiée, des «quelques lignes» qu’elle «écrivit» et «voulut garder secrètes» («je les ai encore [...] De moi nulle mention. Je compris avec quelle amertume elle m’avait vu consentir à son suicide...»). Et le voici lui-même, condamné par le même médecin, et donc survivant, dans un «reste à vivre» de «surnombre »:

 

Son médecin m’avait dit d’elle qu’il la tenait pour morte depuis 1936. Il est vrai que le même médecin, qui m’a soigné quelque temps, m’a dit aussi un jour: «Comme vous devriez être mort depuis deux ans, tout ce qui vous reste à vivre est en surnombre.» Il venait de m’octroyer six mois de survie et il y a de cela sept ans. Mais il avait alors une raison importante de me souhaiter à six pieds sous terre. Ces paroles ne signifiaient que son désir. Pour J., je crois qu’il disait vrai.

 

Cela n’exclut pas que l’arrêt de mort de J. signifie aussi le désir du narrateur.

Le sur-nombre (la surnumérologie - 1936, deux ans, six mois, sept ans, six pieds, etc. - qui règle, ici et ailleurs, tous ces comptes) et la survivance installent ce récit, le ci-devant «récit» sans récit (l’effacement de la mention «récit» fait maintenant partie du récit de L’arrêt de mort) dans la sur-vérité, dans le supplément de vérité sans vérité.

Pourquoi sur-vérité? Au moment où le narrateur a dit «Je fus épouvanté à la pensée qu’elle pourrait découvrir ce qui lui était arrivé; il me semblait que c’était là quelque chose d’absolument effrayant à apprendre pour un être qui avait naturellement peur de la nuit », il se soupçonne lui-même d’avoir laissé se dire ce qu’il ne fallait pas dire, c’est-à-dire, comme toujours, la seule chose à dire, la chose effrayante. Commence alors ce que j’appellerai, selon une figure justifiée ailleurs (Pas), l’escalier ou l’escalade de la vérité, une vérité sur l’autre, l’une au-dessus ou au-dessous de l’autre, chaque marche étant plus ou moins vraie que la vérité. Il ne s’agit pas ici de vérité impersonnelle ou objective, de véridicité, d’un dire-vrai adéquat à la chose. Il ne s’agit pas non plus du rapport entre la vérité et l’interdit (la vérité qu’il ne faudrait pas dire), d’une vérité transgressive ou d’une transgression de la vérité, de la vérité comme loi ou au-dessus de la loi.

Il y aurait, de la part de J., une demande de récit:

 

Oui, peut-être ai-je commis une grande faute en ne lui disant pas ce qu’elle attendait que je lui dise. Ce manque de franchise nous a mis l’un en face de l’autre comme des êtres qui se guettaient mais ne se voyaient plus.

 

Ce qu’il ne lui a pas dit, il ne le lui a pas caché, elle le savait assez, d’une certaine manière, pour attendre qu’il le lui dise, «que je le lui dise». Ne pas dire la vérité, ici, ou plutôt manquer de «franchise», ce n’est pas ne pas dire quelque chose (qui est sue d’une certaine manière) mais tout simplement ne pas dire, ne pas avouer ce qui est, dans son contenu, sans nouveauté, ne pas avouer ce qui est déjà révélé, ne pas dévoiler le révélé. On pourrait alors penser que la vérité est ici dans l’acte de dire, de réciter, et non pas dans le rapport de véridicité entre le dire et le dit, entre le dit et la chose dite, ici entre le récit et le récité, comme sens ou comme référent, autant de distinctions remises en cause par toute cette hypertopique. Mais ce serait encore confier la vérité au présent d’un acte (dire, réciter, etc.), voire d’un performatif (un dire ou un réciter qui produirait présentement le référent du dit ou du récit, le référent récité du récit, son référé non différé). Or ce présent est aussi emporté dans la démarche en escalier de la sur-vérité.

Sur-vérité du sur-vivre. La vérité qui n’est pas dite à J. la survivante, ce n’est pas, comme dans le cas courant, qu’elle est condamnée, que la maladie ne lui pardonnera pas, qu’elle va mourir, voire qu’elle vient de mourir mais bien que J. n’est pas morte ou plutôt qu’elle aura été morte et aura survécu. Le terrible de la chose, c’est cela : la chose comme événement de survie; et d’une survie qui n’aura jamais été présente. C’est pourquoi elle est sans vérité, plus ou moins que vraie. Au narrateur, lui-même condamné à la survie et condamné par le double bind d’une demande impossible, cette sur-vérité procure une double «excuse»:

 

1. «J’ai cette excuse qu’en cette heure je l’élevais bien plus haut que n’importe quelle vérité, et la plus grande vérité m’importait moins que le plus léger risque de la rendre inquiète.»

Si on s’en tenait là, on pourrait interpréter ce mouvement dans la banalité: il préfère le bien-être dans la vie, la paix ou la quiétude de J. à sa propre sincérité, à son propre rapport à la vérité. Mais justement ce n’est pas tout, et c’est pourquoi l’excuse se double, celle du moins qu’il a ou qu’il se donne: J. accède ou plutôt n’accède pas, aborde seulement, s’en approchant, à une vérité supérieure à la sienne, à celle au nom de laquelle il s’interdit de dire le vrai.

 

2. «J’ai aussi cette excuse que, peu à peu, elle sembla se rapprocher d’une vérité au regard de laquelle la mienne perdait tout intérêt.»

Le parage de la vérité dont elle ne fait que s’approcher, c’est peut-être ce qu’elle savait déjà et voulait néanmoins, croit-il, entendre de lui; mais cela peut être aussi un secret situé au-dessus de ce qu’il aurait pu mais s’est interdit de lui dire: la Chose effrayante, la survie advenue, survenue sans arriver, l’approche de ce qui s’est passé sans avoir eu présentement lieu, remplaçant et la vie et la mort sans prendre place, le temps du prénom qui mobilise et paralyse tout le récit, interdit le pas qu’elle met en mouvement, fascine toute l’écriture de L’arrêt de mort. Cela peut aussi se lire comme un fascinant traitement de la vérité. Dans la dissémination inarrêtable de ses titres, l’arrêt de mort est vérité sur vérité, la vérité sans vérité sur la vérité, le récit sans récit de la vérité sans vérité sur la vérité.

Du début à la fin. Partons maintenant de la fin, de la fin de la fin, la fin de ce que j’appellerai par commodité sans rigueur la «deuxième partie» du «livre». Mais cette deuxième partie est «entière», parfaitement autonome. Certes, si l’on accepte toute la juridicité conventionnelle qui organise en littérature l’unité cadrée du corpus (reliure, cadre, unité du titre, unité du nom d’auteur, unité du contrat, dépôt légal, etc.), L’arrêt de mort (en chacune de ses versions) est un seul livre, signé dun seul auteur, et composé de deux récits à la première personne, se succédant selon un certain ordre, etc. Et tout ce qui peut mettre en question, dans le texte, cette juridicité conventionnelle, se présente encore dans son cadre. A l’intérieur de ce cadre, l’étrange construction du double récit s’articule autour d’une charnière ou d’un gond invisible, d’un double bord interne: le blanc entre la dernière phrase du premier récit et la première du second. Rien ne garantit absolument l’unité des deux récits, encore moins la continuité de leur enchaînement, voire l’identité du narrateur qui dit Je. Et même si, pour aggraver l’indécision, il commence par dire «Je continuerai cette histoire», aucun fil ne se poursuit d’une histoire à l’autre, aucun trait temporel, aucun personnage, aucune situation, etc. Et «cette histoire» peut aussi bien viser de son démonstratif celle qui vient de s’achever par un «je m’arrête» «au moment» où «l’extraordinaire commence», qu’une tout autre histoire. Cette indécision n’est jamais levée. Le double récit est construit pour qu’elle reste, et pour que reste suspendue la demande de récit qui, comme dans La folie du jour, exige l’unité du narrateur capable de se souvenir et de (se) rassembler, disant ce qui s’est passé «au juste». Entre autres questions, on pourra toujours se demander, contre la loi (du dépôt légal, avec toutes ses implications, par exemple celle de l’identité de l’auteur comme signataire «réel», porteur d’un seul nom patronymique), si le temps du «second» récit n’aura pas été antérieur à celui du «premier». Si bien que L’arrêt de mort, portée supplémentaire, peut aussi désigner l’arrêt de mort dans le récit, presque au «centre» du récit. A la «survie» puis à la mort, puis à la survie, puis à la mort de J., semble en effet succéder, entrant enfin en scène, Nathalie: prénom disant la Natalité dans la résonance d’une bonne nouvelle dont nous avons déjà entendu la portée. Nathalie, n’est-ce pas le triomphe de la vie?

Cette lecture de l’arrêt de mort au milieu de L’arrêt de mort est fortement appelée par l’excavation du double bord interne: le «premier» récit s’arrête au moment où l’arrêt de mort a fait son oeuvre, mais cette suspension marque aussi le moment où «l’extraordinaire» de l’arrêt de mort commence: «L’extraordinaire commence au moment où je m’arrête. Mais je ne suis plus maître d’en parler.» L’extraordinaire commence où le «Je» s’arrête, où la voix narratrice s’arrête, à 1’«arrête» de la voix. Rappelons-nous Le pas au-delà: «Parle sur l’arrête - ligne d’instabilité - de la parole.» Comme s’il assistait à l’épuisement du mourir: «Comme si la nuit, ayant commencé trop tôt, au plus tôt du jour, doutait de jamais en venir à la nuit.» Cette ligne d’arrêté passe «entre» les deux récits de L’arrêt de mort. Le double récit tourne bien, comme une version, comme une révolution, autour de la raie de mort, de la mort rayée, enrayée, signée, scellée, condamnée.

La survérité du survivre: le milieu du récit, son élément et son arête. Il n’y a qu’un blanc dans la typographie du livre, entre les deux récits. Auparavant, dans la première version, il y en avait deux. En effaçant, dans la deuxième version, le deuxième blanc, celui qui séparait les deux récits de cette sorte d’épilogue à risque méta-narratif et simulant le rassemblement, Blanchot a donné au blanc du «milieu» une singularité encore plus remarquable. Ce n’est pas le seul effet de cet effacement mais il compte.

Or aussitôt après ce blanc, en bas et en haut de page, après l’interruption absolue, c’est la mise en rapport sans rapport, après la seconde mort de J., après que le narrateur eut dit: «L’extraordinaire commence où je m’arrête. Mais je ne suis plus maître d’en parler.» Sur l’autre page, sur l’autre bord, en face, la vérité entre en scène. Thématiquement, nommément. Comme si le voile d’un interdit allait enfin se lever. De façon - une fois de plus - imminente:

 

Je continuerai cette histoire, mais, maintenant, je prendrai quelques précautions. Ces précautions ne sont pas faites pour jeter un voile sur la vérité. La vérité sera dite, tout ce qui s’est passé d’important sera dit. Mais tout ne s’est pas encore passé.

 

Tout ne s’est pas encore passé. C’est difficile à entendre. A quel temps se réfère-t-on? Quelle que soit la réponse à cette question, le récit de cette histoire, de celle qui commence ici, ne racontera donc pas un événement passé. Il ne rapportera pas, ne fera pas le rapport - c’est un rapport sans rapport -, il ne fera pas la relation de quelque chose qui resterait antérieure et donc extérieure à l’écrit, au récit, on peut maintenant dire à la série. L’arrêt de mort est en série.

Tout ne s’est pas encore passé. La venue de la chose, son événement ou son avènement sera aussi venue de la chose au récit, ultérieure par rapport à la narration, à son incipit du moins: la chose, effet de récit. Le récit serait donc la cause - disons aussi la chose - de cela même qu’il semble raconter. Récit comme cause et non comme relation d’un événement, voilà une étrange vérité qui s’annonce. La chose est le récit. Mais il faut prévenir: cette formule «la chose est le récit» n’implique aucune présentation ou production performative. Il ne s’agit pas de cette conséquence qu’on tire facilement aujourd’hui, depuis une logique de la vérité comme présentation substituée à une logique de la vérité comme adéquation représentative et selon laquelle le récit serait l’événement même qu’il raconte, la chose se présentant et le texte s’auto-présentant en produisant ce qu’il dit. S’il y a ici performance, il faut la dissocier de la valeur de présence qu’on attache toujours au performatif. Ce qui se récite ici, cela aura été cette non-présentation de l’événement, sa présence sans présence, son avoir-lieu sans lieu, etc. Le sans et le pas sans pas, sans la négativité du pas. J’ai dit tout à l’heure que la «vérité» apparaissait, en son nom du moins, au milieu, au début et à la fin. Puis que je commencerai par la fin pour la raconter à mon tour. Mais comment arrêter la fin d’un tel texte?

Je procéderai un peu arbitrairement, comme pour tout arrêt, faute de temps, et vous me le pardonnerez. On demande toujours pardon quand on écrit ou quand on récite. Car ici je raconte. Je choisis donc l’épisode de la clé. Il y a une clé dans ce récit. Du «genre Yale». Comme toute clé, elle ouvre et elle ferme. Celle-ci a été volée et cachée par N. (Nathalie). La scène terrifiante à laquelle cet épisode aura donné lieu semble faire pendant, en ce deuxième récit, à la scène de survie dans le premier. Mais la superposition n’est jamais assurée et, surtout, dans aucun cas on ne parlera légitimement de «scène»: la Chose ne s’y présente pas, et rien ne se donne à voir; du moins ce qui se donne à voir interdit-il de dire. Ce sera aussi le moment où Je dit «Viens». Je ne prononce pas cette fois «Viens» sur le mode conditionnel ou virtuel, voire citationnel, comme dans les trois occurrences que j’ai citées ailleurs (Pas), ni en s’adressant à un féminin qui serait seulement le genre de la «pensée» ou de la «parole», ou encore à un neutre (au-delà de la différence sexuelle), mais bien, semble-t-il, au présent, effectivement, à une femme. A une femme qui n’est, il est vrai, «personne». («En me liant avec Nathalie, je puis le dire, je ne me liais presque avec personne: ce n’est pas là une parole rapetissante, c’est au contraire ce que je puis exprimer de plus sérieux sur un être.») Je suppose toujours le texte lu. Au cours d’un bombardement, c’est la guerre de 39, dans un abri souterrain (on dirait une crypte, déjà), dans le métro, il lui dit pour la première fois en français, dans sa langue à lui, des choses qu’en général il lui dit sur un mode fictif en jouant, sans engagement, dans sa langue à elle, une langue slave, par exemple pour lui proposer le mariage. Tant qu’ils se parlaient dans la langue de l’autre, c’était comme si la parole était irresponsable. Mais cette irresponsabilité oblige déjà et le retour à la langue maternelle devra rompre l’engagement tout autant qu’il le scelle. Il l’arrête.

L’engagement ainsi arrêté, aussi bien par la langue propre que par la langue de l’autre, c’est bien l’hymen.

 

Depuis quelque temps, je lui parlais dans sa langue maternelle, que je trouvais d’autant plus émouvante que j’en connaissais moins les mots [...] Elle me répondait en français, mais un français différent du sien, plus enfantin et plus bavard comme si sa parole fût devenue irresponsable, à la suite de la mienne, employant une langue inconnue. Et il est vrai que, moi aussi, je me sentais irresponsable dans cet autre langage, si ignoré de moi [...] Je lui faisais donc dans ce langage les plus aimables déclarations, habitude qui m’est bien étrangère. Je lui offris au moins deux fois de l’épouser, ce qui prouve le caractère fictif de mes propos, étant donné mon éloignement pour cet état (et mon peu d’estime), mais je l’épousais dans sa langue, et cette langue, non seulement je l’employais à la légère, mais surtout, l’inventant plus ou moins, j’exprimais par elle, avec l’ingénuité et la vérité d’une demi-conscience, des sentiments inconnus qui surgissaient effrontément sous cette forme et me trompaient moi-même, comme ils auraient pu la tromper.

 

Mais tromper, pour des mots qui disent dans la langue de l’autre une vérité de «demi-conscience», c’est aussi tromper la surveillance (comme on dit dans «ma» langue, le français), tromper l’instance vigilante pour dire la vérité. D’autant plus que la langue de l’autre, comme langue de la vérité, n’est jamais simplement la langue de l’autre. Dès lors qu’elle est de l’autre, je l’invente à chaque instant («l’inventant plus ou moins»), je la parle pour la première fois comme au moment de son institution, du premier contrat par lequel je m’approprie et j’approprie la langue. En même temps, dans le temps mythique de cet «en même temps» de la langue de l’autre et de mon institution linguistique, je m’affranchis du contrat en le nouant. Tout cela à la fois. Je suis «irresponsable» et absolument engagé dans cette institution. Que le «à la fois» de ce double bind soit l’occasion de l’hymen, sa chance et sa loi, est-ce insignifiant?

Les mots dits dans la langue de l’autre sont «vrais», engagent et lient en un procès, selon un contrat d’autant plus inflexible qu’ils appartiennent à la langue de l’autre. Paradoxe de cette dissymétrie hétéronomique qui tient à l’élément apparemment formel de la langue avant toute considération de contenu: l’obligation engage à la mesure même du «caractère fictif» de cette parole. Il n’y a d’engagement que dans la langue de l’autre que je parle nécessairement de façon irresponsable et fictive, dans l’expropriation. Mais la langue de l’autre est plus contractuelle, contractante, plus près de l’origine conventionnelle et fictive dans la mesure où je l’invente et donc me l’approprie, mythiquement, dans l’acte présent de chaque parole. La langue de l’autre rend la parole à la parole, et oblige à tenir parole. En ce sens, il y a «langue de l’autre» à chaque événement de parole. C’est ce que j’appelle trace.

Je dois proposer ici une longue lecture. C’est le passage de la langue de l’autre à ma langue, la maternelle dont il faudrait aussi relier tout le thème à la figure de la mère comme figurante, dans ce récit et dans quelques autres. Événement irruptif survenu dans le métro, quand je dis à l’autre, dans ma langue cette fois, ce qui était réservé à l’autre langue, la vérité comme fiction qui engage et provoque - la Chose, le vol de la petite clé «du genre Yale». C’est la suite immédiate du passage que je viens de citer.

 

Ils ne la trompaient guère, cela est sûr. Et peut-être ma légèreté, tout en la rendant un peu légère elle aussi éveillait-elle surtout des pensées désobligeantes, sans parler d’une autre pensée sur laquelle je ne puis rien dire. Même maintenant où tant de choses se sont éclairées, il m’est difficile d’imaginer ce que le mot mariage pouvait faire naître en elle. Elle s’était mariée une fois, mais cette histoire ne lui avait laissé que le souvenir des ennuis du divorce. Le mariage, pour elle non plus, n’était donc pas très important. Et cependant, pourquoi, lui ayant proposé ce mariage, la seule fois, ou l’une des seules fois que je reçus d’elle une réponse dans sa langue, ce fut à cet instant: un mot étrange, de moi parfaitement inconnu, qu’elle ne voulut jamais me traduire, et quand je lui dis: «Bien, moi je vais le traduire», elle fut prise d’une véritable panique à la pensée que je pourrais tomber juste, de sorte que je dus garder pour moi tout seul et ma traduction et mon pressentiment.

 

L’interdit demeure: il y a une «autre pensée sur laquelle je ne puis rien dire»; et la seule «réponse» qu’elle fit à sa proposition du mariage n’est ni oui ni non mais un mot intraduisible: non seulement dans une langue étrangère, mais «étrange» et de lui inconnu. Le risque de le lui voir traduire cependant fait de l’intraductibilité un interdit plutôt qu’une impossibilité. S’il traduisait, il y aurait «réponse» d’une sponsa (fiancée, promise engagée) et c’est la folie pour elle. C’est même cette intelligence du oui (d’un oui qu’on ne doit pas pouvoir traduire ni citer, d’un mot qui doit rester hors langue, étrange et étranger), c’est cette intelligence entre eux qui tout à l’heure la fera fuir, comme la «folie» et les «mots insensés», interrompra l’hymen en le consommant dans la confusion de leurs langues.

 

Le mariage avec moi pouvait lui paraître une chose détestable, une sorte de sacrilège ou tout au contraire un vrai bonheur ou enfin une plaisanterie insignifiante. Entre ces interprétations, je suis, encore aujourd’hui, presque incapable de choisir. Laissons cela. Comme je l’ai dit, par ces mots qui se parlaient en moi avec la langue d’une autre, je m’abusais bien plus qu’elle. Je lui en disais trop pour n’avoir pas le sentiment de ce que je disais, je m’obligeais intérieurement à faire honneur à ces mots étranges; plus ils étaient excessifs, je veux dire étrangers à ce que l’on pouvait attendre de moi, plus ils me paraissaient vrais à cause de cette nouveauté sans exemple; plus je désirais, étant incroyables, leur donner du crédit, même à mes yeux, surtout à mes yeux, mettant toutes mes forces à aller toujours plus loin et élevant sur une assise peut-être assez étroite une pyramide si vertigineuse que sa hauteur sans cesse accrue m’étourdissait moi-même. Cependant, je puis l’écrire: cela a été vrai, il ne peut y avoir d’illusion dans des excès aussi grands. Mon erreur en cet état, celle dont je vois le mieux le caractère de tentation, venait bien plutôt de l’éloignement que je m’imaginais lui conserver par ces moyens tout fictifs de me rapprocher d’elle. Tout cela, en effet, qui, à partir de mots inconnus, m’amenait à la voir beaucoup plus souvent, à l’appeler sans cesse, à vouloir la convaincre, à la forcer elle-même à reconnaître autre chose qu’un langage dans mon langage, m’invitait aussi à la chercher à une distance infinie et contribuait si naturellement à son air d’absence et d’étrangeté que je le croyais suffisamment expliqué par là et que, tout en subissant de plus en plus l’attrait, j’en voyais toujours moins le caractère anormal et la terrible origine.

J’allai sans doute extrêmement loin, le jour de l’abri. Il me semble que quelque chose de furieux me poussait, une vérité si violente que, rompant tout à coup les faibles appuis de cette langue, je me mis à parler en français, à l’aide de mots insensés, que je n’avais jamais effleurés et qui tombèrent sur elle avec toute la puissance de leur folie. A peine l’eurent-ils touchée, j’en eus le sentiment physique, quelque chose se brisa. Au même instant, elle fut enlevée de moi, ravie par la foule, et l’esprit déchaîné de cette foule, me jetant au loin, me frappa, m’écrasa moi-même, comme si mon crime, devenu foule, se fût acharné à nous séparer à jamais.

 

Laisserons-nous ce texte à sa force propre?

On ne devrait ni commenter, ni souligner un mot, ni prélever des extraits, ni tirer un enseignement. On devrait ne pas: telle serait la loi du texte qui se donne à lire. Or il appelle aussi une violence à sa mesure, celle d’un autre dessein peut-être, mais qui ne s’exerce contre la première loi que pour tenter avec elle un engagement. Pour se rendre à elle, vers elle, s’en approcher fictivement. Vérité violente de la «lecture».

C’est ce qui se passe ici même. Je prélève très violemment trois motifs dans la citation.

 

1. La fiction de la langue étrangère est destinée à maintenir l’éloignement, voire la distance infinie, dans le rapprochement, la proximation, la propriation ou l’appropriation. Pas d’Entfernung: é-loignement. Ce pas se laisse moins définir par des mots comme «fiction», «langue», «langue de l’autre», etc., qu’il ne les donne lui-même à remarquer.

 

2. La «vérité si violente» du rapatriement dans la langue propre de qui dit Je, d’où vient-elle? De ce que la réappropriation n’a pas lieu et qu’il découvre encore la langue de l’autre dans sa «propre» langue, le français, dans les paroles toutes nouvelles qu’il y prononce. Entre les deux expériences, les deux événements ou les deux langues, le rapport est encore de double invagination. Tout comme dans l’expérience précédente, quand il parlait la langue de Nathalie, mais cette fois à l’intérieur de sa langue dite «maternelle», il inaugure, découvre, institue, il parle dans la «nouveauté sans exemple»: s’il se met à «parler en français», c’est «à l’aide de mots insensés, que je n’avais jamais effleurés». D’où la folie, et pour elle et pour lui. On peut aussi bien dire que ces mots «français» lui sont intraduisibles, absolument familiers et absolument étrangers. Il parle en langue maternelle comme langue de l’autre et s’y prive de toute réappropriation ou de toute spécularisation. L’effet d’engagement, d’effraction, d’expropriation hétéronomique donne à la vérité cet excès de violence: à l’intérieur de ma langue «maternelle», j’ai rompu toutes les sécurités («rompant tout à coup les faibles appuis de cette langue»), tout ce qui autorise la conscience et le leurre d’appropriation quant à la langue. Dira-t-on qu’en laissant la trace de l’autre m’engager dans cette expropriation de la langue, je romps avec le maternel de la langue? Ou au contraire avec la loi paternelle qui m’en tenait à distance? Peut-être seulement avec ces figures de la loi, avec ces figurants d’une loi infigurable.

3. L’hymen s’arrête, il se produit et s’interdit aussitôt. Il est la structure en double bind de cet événement: la «folie». L’interruption de l’hymen - qui n’est autre que son événement - ne procède d’aucune décision. Personne n’a l’initiative. Dès que les mots l’ont «touchée», «elle fut enlevée de moi par la foule»: elle n’est pas partie, ni moi, et l’enlèvement confie ce qu’il enlève à la dispersion (l’événement, le coup, le pouls s’éparpille comme du sable encore une fois), autant qu’à l‘anonymat. La foule, dispersion et anonymat, n’acquitte pas pour autant. Le crime a eu lieu; tout «hymen» intervient «entre la perpétration et son souvenir» comme dans Mimique de Mallarmé; et sa dissémination ne le dissout ou ne l’absout dans la foule qu’en le multipliant incalculablement («comme si mon crime, devenu foule, se fut acharné à nous séparer à jamais»). Mon crime, c’est de l’avoir aimée, de lui avoir proposé l’alliance: mais dans une langue que je n’ai jamais su me réapproprier, ni même comprendre, qu’elle soit sa langue (slave), une langue étrangère ou des mots insensés, aussi étrangers dans «ma» langue. Mon crime, c’est de lui avoir proposé l’alliance dans un langage qui ne pouvait m’engager que s’il était de l’autre, si, donc, je ne le comprenais pas comme le mien et si, donc, il ne m’engageait pas, m’engageait en me dégageant. Mais cela se produit toujours et «normalement»: une langue ne s’approprie jamais, elle n’est jamais la mienne que comme celle de l’autre, et réciproquement. Irresponsabilité essentielle de la promesse ou de la réponse: voilà le crime de l’hymen. La violence d’une vérité plus forte que la vérité. Le crime de l’hymen a lieu sans avoir lieu et il se répète sans fin, en foule, comme du sable, comme l’arrêt de mort. Procès interminable. Que se passe-t-il alors? L’injustifiable d’une course. Et d’une série de sauts. Je parle aussi bien de l’écriture que de la lecture. Il l’a perdue, il la cherche. D’abord, le téléphone n’ayant jamais «répondu» «chez elle», il s’y rend, pensant qu’elle «ne répondait pas» à dessein. Mais la porte même ne répond pas, elle est «sourde». C’est pourtant une pièce où «chaque fois que j’étais venu, elle était là». Derniers mots de L’arrêt de mort: «...et à elle, je dis éternellement : “Viens”, et éternellement, elle est là.» Dans cette pièce il ne peut donc même pas reconnaître «la trace de son passage» ou l’attendre en l’ayant «remplacée elle-même». Remplacée: elle-même, celle qui se nomme Nathalie, prénom célébrant la naissance du Christ, nous l’avons noté, mais aussi prénom de celle qui a donné naissance, dans le récit, à Christiana, qu’à cet instant «je [la] maudissais d’être à la campagne où elle n’empêchait pas sa mère de se perdre». Se sentant lui-même «perdu» plutôt qu’inquiet pour Nathalie, il est comme «un errant à la recherche de rien». S’est-elle noyée? Non, elle avait horreur du suicide. Arrive alors un moment où il arrête son errance. Il arrête aussi une sorte de décision froidement déterminée qu’on est tenté de rapprocher de ce moment où dans le «premier » récit, il (le même, un autre) revient, puis la rappelle à la vie, puis lui donne la mort: «...la raison me revient, du  moins un sentiment assez froid et clairvoyant qui me dit: il est temps, il faut maintenant faire ce qu’il faut.» Arrêt d’une résolution purement formelle. Rien en tout cas ne nous est dit de son contenu: ce qu’il faut, c’est faire ce qu’il faut. Il faut «il faut». Ordre pur qu’il se donne ou s’ordonne en même temps qu’il le reçoit. Il va rentrer chez lui, mais chez lui n’est pas chez lui: pour deux raisons. D’abord parce qu’il habite à l’hôtel. Ensuite parce qu’il a deux lieux, deux chambres d’hôtel. L’une dans un hôtel presque vide et sans propriétaire présent (c’est la guerre, il est mobilisé) où il n’a que des livres et ne vient «presque pas», seulement la nuit «s’il fallait vraiment»; l’autre dans l’hôtel de la rue S. où il a demandé à Nathalie de ne jamais venir. Elle l’y a appelé un matin et sa «réponse» lui fait haïr cet endroit. En y rentrant ce soir, il remarque que «la chose étrange», c’est qu’il ne pensait pas du tout qu’elle pouvait l’y attendre. Il n’a envie de dormir en aucun de ces deux lieux, cherche une autre chambre dans un hôtel assez «louche» mais comme il n’y en a plus, il revient à l’hôtel de la rue d’O., celui qu’il n’habite «presque pas ». Sa chambre y ressemble à une crypte, on y accède sans ascenseur par un escalier à l’«odeur froide de terre et de pierre». La topologie cryptique de cette chambre obscure résonne avec un certain triomphe de la vie. Il s’agit d’un for intérieur sans intimité, d’une enclave plus grande que son habitant mais cet habitant pourtant la porte en lui, et il la hante plutôt qu’il ne l’habite. Les rapports de la partie au tout ne se laissent pas arrêter. La partie comprend le tout, et la vie triomphe de la vie: «De cette chambre, plongée dans la plus grande nuit, je connaissais tout, je l’avais pénétrée, je la portais en moi, je la faisais vivre, d’une vie qui n’est pas la vie, mais qui est plus forte qu’elle et que nulle force au monde ne pourrait vaincre.» Cette camera obscura est secrète, personne n’y vient et il en cache la clé dans son portefeuille. D’où la transgression qui s’ensuit, vol d’une clé et d’une lettre (importante par l’adresse qu’elle porte), viol d’une crypte et scène, sans représentation, de la Chose, à laquelle je voulais en venir:

 

... l’ascenseur ne marchant pas, dans l’escalier, à partir du quatrième, une sorte de relent étrange descendait vers moi, une odeur froide de terre et de pierre que je connaissais à merveille parce que dans la chambre elle était ma vie même. Je portais la clé sur moi et, par précaution, dans un portefeuille. Qu’on pense à cet escalier plongé dans le noir, où je montais en tâtonnant. A deux pas de la porte, je fus frappé par un coup: je n’avais plus de clé. Cette clé, ma peur avait toujours été de la perdre. Souvent, dans la journée, je la cherchais à travers mon portefeuille; c’était une petite clé, du genre Yale, j’en connaissais tous les détails. Cette perte me rendit en un instant toute mon anxiété, accrue d’une certitude de malheur si grande que j’eus ce malheur dans la bouche et que j’en ai, depuis, toujours gardé le goût. Je n’avais plus de pensées. J’étais derrière cette porte. Cela peut prêter à rire, mais il me semble que je l’ai priée, que je l’ai conjurée, il me semble que je l’ai maudite, mais, comme elle non plus ne répondait pas, je fis ce que seule mon absence de sang-froid peut expliquer: je la frappai violemment du poing, et, aussitôt, elle s’ouvrit.

Je dirai peu de chose de ce qui arriva ensuite: ce qui arriva était arrivé depuis longtemps déjà ou depuis longtemps était si imminent que de ne l’avoir pas amené en plein jour, alors que dans mon existence de chaque nuit je l’éprouvais, c’est là le signe de mon accord secret avec ce pressentiment. Qu’il y eut quelqu’un dans cette chambre, je n’avais pas besoin de faire encore un pas pour le savoir. Que, si j’avançais, quelqu’un dût tout à coup se trouver devant moi, collé contre moi, absolument proche, d’une proximité que les êtres ignorent, cela aussi je le savais. De cette chambre, plongée dans la plus grande nuit, je connaissais tout, je l’avais pénétrée, je la portais en moi, je la faisais vivre, d’une vie qui n’est pas la vie, mais qui est plus forte qu’elle et que nulle force au monde ne pourrait vaincre. Cette chambre ne respire pas. Il n’y a en elle ni ombre ni souvenir, ni rêve ni profondeur; je l’écoute et personne ne parle; je la regarde et personne ne l’habite. Et pourtant, la vie la plus grande est là, une vie que je touche et qui me touche, absolument pareille aux autres, qui, avec son corps, presse le mien, avec sa bouche, marque ma bouche, dont les yeux s’ouvrent, les yeux les plus vivants, les plus profonds du monde, et qui me voient. Cela, que l’être qui ne le comprend pas, vienne et meure. Car cette vie transforme en mensonge la vie qui a reculé devant elle.

J’entrai, je refermai la porte. Je m’assis sur le lit. L’espace le plus noir s’étendait devant moi. Je n’étais pas dans ce noir mais au bord et, je le reconnais, il est effrayant. Il est effrayant parce qu’il y a en lui quelque chose qui méprise l’homme et que l’homme ne peut pas supporter sans se perdre. Mais se perdre, il le faut; et celui qui résiste sombre, et celui qui va de l’avant, devient ce noir même, cette chose froide et morte et méprisante au sein de laquelle l’infini demeure. Ce noir restait près de moi, probablement à cause de la peur que j’avais: cette peur n’était pas celle qu’on connaît, elle ne me brisait pas, elle ne s’occupait pas de moi, mais elle errait dans la chambre à la manière des choses humaines. Il faut beaucoup de patience pour que, repoussée au fond de l’horrible, la pensée peu à peu se lève et nous reconnaisse et nous regarde. Mais, moi, je craignais encore ce regard. Un regard est très différent de ce que l’on croit, il n’a ni lumière ni expression ni force ni mouvement, il est silencieux, mais, du sein de l’étrangeté, son silence traverse les mondes, et celui qui l’entend devient autre. Tout à coup, la certitude que quelqu’un était là qui me cherchait fut si forte que je reculai devant elle, heurtai violemment le lit, et aussitôt, à trois ou quatre pas de moi, je la vis distinctement, cette flamme morte et vide de ses yeux. De toutes mes forces, il me fallut la fixer et elle-même me fixa, mais d’une manière très étrange, comme si j’avais été plutôt derrière moi et à l’infini en arrière. Cela dura peut-être très longtemps, bien que mon impression soit qu’à peine elle m’eut trouvé, je la perdis. Je restai en tout cas très longtemps immobile à cet endroit. Je n’avais plus la moindre crainte pour moi, mais j’avais une crainte extrême pour elle, de l’effaroucher, de la transformer, par la peur, en une chose sauvage qui se briserait sous mes mains. Cette peur, il me semble que je la sentais et pourtant, il me semble aussi que tout était si pleinement calme que j’aurais juré n’avoir rien devant moi. C’est probablement à cause de ce calme que j’avançai un peu, j’avançais de la manière la plus lente, j’effleurai la cheminée, je m’arrêtai encore; je me reconnaissais une si grande patience, un si grand respect pour cette nuit solitaire que je ne faisais presque aucun geste, seule ma main allait un peu en avant, mais avec beaucoup de précautions pour ne pas faire peur. Je voulais surtout m’approcher du fauteuil, ce fauteuil je le voyais dans ma tête, il était là, je le touchais. Je finis par m’agenouiller pour n’être pas trop grand, et lentement ma main passa à travers la nuit, effleura le bois du dossier, effleura un peu d’étoffe: de main plus patiente, il n’y en eut jamais, ni de plus calme, ni de plus amicale; c’est pourquoi elle ne frémit pas quand lentement une autre main, froide, se forma auprès d’elle, et cette main, la plus immobile et la plus froide, la laissa reposer sur elle sans frémir. Je ne bougeais pas, j’étais toujours à genoux, tout cela se passait infiniment loin, ma propre main sur ce corps froid me paraissait si éloignée de moi, je me voyais à tel point séparé d’elle, et comme repoussé par elle dans quelque chose de désespéré, qui était la vie, que tout mon espoir me semblait être à l’infini, dans ce monde froid, où ma main reposait sur ce corps et l’aimait et où ce corps, dans sa nuit de pierre, accueillait, reconnaissait et aimait cette main.

Cela dura peut-être quelques minutes, peut-être une heure. Je l’entourais de mes bras, j’étais tout à fait immobile et elle tout à fait immobile. Mais un moment arriva où, la voyant toujours mortellement froide, je m’approchai encore et je lui dis: «Viens.» Je me levai, la pris par la main, elle aussi se leva et je vis combien elle était grande. Avec moi elle marcha, tous ses mouvements avaient la docilité des miens. Je la fis étendre, je m’étendis près d’elle. J’essayai de voir sa figure, j’étais un peu tourné de son côté. Je lui pris la tête entre les mains et, aussi doucement que je le pus, je lui dis: «Regarde-moi.» Sa tête, en effet, se souleva entre mes mains et, aussitôt, à trois ou quatre pas de moi, je la vis encore, cette flamme morte et vide de ses yeux. De toutes mes forces, je la fixai et elle aussi paraissait me fixer, mais à l’infini derrière moi. Alors, quelque chose en moi se leva, je me penchai sur elle, et je lui dis: «Maintenant, n’aie pas peur, je vais te souffler sur le visage.» Mais, à mon approche, elle eut le mouvement le plus rapide et s’écarta (ou me repoussa).

 

(Citer, ne pas citer, c’est toujours aussi injustifiable, au regard de la loi qui m’intéresse ici. Comment laisser vivre un texte? Faut-il - et comment - le prendre? ou seulement 1’«effleurer»? Lui dire «viens»? Ne le fait-on pas toujours «chez soi», c’est-à-dire selon la loi violente de sa propre économie, ici de la mienne? Mais on vient de voir comment le chez-soi d’une chambre, le propre d’une économie se voue à l’anonyme, divise et se soumet à l’autre qui l’y attendait, déjà, sans l’attendre; et comment il a dit «je restai», puis «je m’arrêtai encore». Le reste vient d’être lu.)

Il sera cité, le «Viens» qui vient de résonner, après un temps où se dit 1’«épreuve qu’il faut vaincre» et ce qui aura «triomphé d’une immense défaite, et maintenant encore il en triomphe et à chaque instant et toujours, de sorte que pour lui il n’y a plus de temps». Dans l’intervalle entre le premier événement du «Viens» dans le récit et sa première citation, intervalle que je laisse lire - comme on laisse vivre -, il l’aura retrouvée «au matin», comme J., dans la chambre et «plutôt gaie». Temps du froid au-delà du froid. Un semblant de «vie naturelle» a repris. «Habiter avec elle, dans son appartement, naturellement il le fallait, je devais prendre ma revanche sur cette porte.» Et voici la citation du «Viens» seul et unique, «seule et unique parole» dans sa répétition sérielle.

 

[...] je me sentais tenu à transformer en tant de mots insignifiants les détails de vie les plus simples que ma voix, devenant le seul espace où je la laissais vivre, la forçait elle-même à sortir de son silence et lui donnait une sorte de certitude, de consistance physique qui autrement lui aurait manqué. Tout cela peut paraître enfantin. Qu’importe. Cet enfantillage fut assez puissant pour prolonger une illusion déjà perdue et contraindre à être là ce qui n’était plus là. Il me semble que dans ce bavardage il y avait la gravité d’une seule et unique parole, la réminiscence de ce «Viens» que je lui avais dit, et elle était venue, et s’éloigner, elle ne le pourrait jamais plus.

 

«Viens»: unique parole et à elle-même entrelacée dans une série pourtant. La sur-vérité y inscrit son effacement, au milieu et sur les bords invaginés du récit, au milieu et sur les bords de ses cryptes, chambres mortuaires ou nuptiales donnant lieu à ce double récit, à cet arrêt de mort qui n’est en somme que l’homonyme de lui-même. Après le vol de la dé-événement d’un hymen qui allie et sépare d’un seul coup, quand à son «approche» elle «s’écarta» dans la crypte («Réunis: séparés», L’attente l’oubli) un autre arrêt de mort scande le récit. Chaque fois au-delà de la décision et dans une répétition sérielle qui n’altère pas l’unicité de l’événement. D’où l’extraordinaire légèreté, voire la distraction indifférente, la froideur étrange ou insignifiante qui s’allie, dans 1’affect narratif, avec un malheur sans fond et le deuil sans mesure. Au moment même où le malheur est «immense», on ne doit pas croire, dit-il, «à des décisions dramatiques». «Le drame n’était nulle part. Il était en moi devenu une seconde plus faible, légèrement distrait, moins vrai [...] je savais que si je ne redevenais pas sur-le-champ un homme emporté par un sentiment sans frein, je risquais de perdre et une vie et l’autre côté d’une vie.» L’autre arrêt de mort, donc, et un autre vol: dans le portefeuille, elle avait trouvé non pas une lettre mais une carte, et une adresse, celle d’un statuaire qui ferait un moulage de sa tête et de ses mains, de quoi la transformer en gisante.

Avant de lire cette séquence, rappelons-nous le «premier» récit, 1’«immobilité d’une gisante», l’autorisation demandée par le narrateur de «faire embaumer» J. Il avait remis à un spécialiste de chirologie et d’astrologie un «très beau moulage des mains de J.». Embaumer, faire un moulage ou un masque mortuaire, c’est bien procéder à l’arrêt de mort en son double triomphe, et la chambre de ce désir est bien une sorte de funeral home. Cela se (re)produit en série dans les deux récits. Arrêt entre les deux morts. D’où l’hypertopie: entre les deux morts dans chaque récit, entre les deux arrêts de mort d’un récit à l’autre. Deux récits en un, un récit en deux, synonymes, homonymes, anonymes. Il, c’est le narrateur dont l’identité est doublement problématique: parce qu’il n’a pas de nom et parce que rien ne garantit qu’il n’y en ait pas deux, d’un demi-récit - ou d’un demi-deuil - à l’autre. Or il les aime. Il les aime mortes. Il aime les voir. Il aime à les voir. Il aime les voir mortes. Il aime à les voir mortes. Mais elles sont mortes dès qu’il les voit. Dès que de ce regard terrible elles le voient, comme leur mort. Elles sont mortes dès lors qu’il les aime. Il  ne peut d’ailleurs aimer ou désirer que sous vitre, dit-il ailleurs. On imagine un cercueil vitré, c’est une thématique de ce récit - et d’autres, que je réserve ici. Mais chacune figure aussi le double, masque mortuaire, moulage, fantôme, corps à la fois vivant et mort de l’autre. Séparées par une vitre infranchissable d’une histoire à l’autre. Séparées: réunies. Elles restent deux, absolument autres, infiniment séparées par l’arrêt de mort entre deux récits hétérogènes. Elles se voient toutes deux liées à «moi» selon un double serment: à «moi », c’est-à-dire à celui qui dit Je chaque fois et qui n’est pas nécessairement le même, qui n’est peut-être pas le même précisément parce que lui, le même selon le nom ou le pronom, est lié selon un double hymen et dit deux fois oui, deux fois Viens. Du même coup double, Je devient deux, absolument étranger à lui-même, partagé, cloisonné dans sa crypte: il appartient à deux récits et à deux serments différents. Il se fait dicter ce qu’il dit, et dire ce qu’il faut faire par une autre: celle qui inspire. Tout se décide, on l’a remarqué, dans le moment d’une insufflation dont on ne sait plus qui en a l’initiative absolue. Même la bouche de l’une «ouverte sur le bruit de l’agonie, donnait l’impression de ne pas lui appartenir, d’être la bouche d’une autre, que je ne connaissais pas, celle-là irrémédiablement condamnée et même morte». L’interruption, ce rapport sans rapport de l’arrêt, ne passe pas seulement entre J. et N., elle passe aussi, du même trait interminable, au-dedans de moi, du moi, au-dedans dès lors sans dedans du récitant. Mais si les deux sont autres, elles, tout autres l’une «par rapport» à l’autre, chacune est l’autre. Chacune signifie et garde l’autre. Chacune reste - l’autre. Pour et par l’autre. Chacune signe l’arrêt de mort de l’autre. L’une meurt tandis que l’autre vit, survit, revient. Tandis que: alors que: afin que: parce que: aussitôt que: c’est le temps sans temps du «et», du «et aussitôt» qui revient si souvent dans le récit pour décrire le simul sans causalité et sans synchronie absolue, sans ordre. Pour le narrateur: la mort de l’une est la garde de l’autre, garde l’autre, garde de l’autre. Il faut donc que dans le temps du «et», elles meurent toutes deux pour que l’autre vive, chaque fois. L’une meurt et l’autre vit. Aussitôt qui conjoint la symbiose à la synthanatose dans un triomphe sans identité. Lui-même, signant double, il signe leur arrêt de mort, à leur demande, dit-il, pour les garder, embaumer, encrypter. Et le sien de la même main. Ce qui le lie à chacune des deux mortes (alliance, serment, hymen, double affirmation, oui, oui, viens, viens: reviens), à chacune des deux revenantes, survivantes, fiancées fantômes, ce lien n’est pas double parce qu’il oblige deux fois, parce qu’il attache à deux femmes, à deux identités. Cet hymen est chaque fois un double bind parce que chacun de ces liens est en lui-même double. Chaque fois est plusieurs fois à la fois: plusieurs dates en une. Mais l’événement n’en perd pas pour autant son unicité. Je/Il signifie, désire, arrête la vie la mort de l’autre pour que l’autre vive et meure, l’autre de l’autre qui est sans être la même. Car il y a de l’autre de l’autre, et ce n’est pas le même, voilà ce que l’ordre du symbole cherche désespérément à dénier. Le double lien à chacune signifie à chacune l’arrêt de mort (la mort et la survie) pour que soit possible l’arrêt de mort de l’autre: pour qu’elle survive et cesse de vivre. L’arrêt de mort désigne ainsi le titre du livre et l’ensemble d’un récit qui ne se rassemble jamais et qui met donc en cause jusqu’à l’unité de son «titre» autant que celle du narrateur. L’arrêt de mort suivrait ainsi ce double bind dont la figure terrifiante traverse le récit interdit en son quasi-milieu, par-dessus sa double bordure interne, par-dessus l’intraductibilité qui tient un récit à l’écart de l’autre. De l’un à l’autre, d’une femme à l’autre, la langue est tout autre.

Mais plus d’un signe donne à lire un récit dans l’autre, et le double débordement de ces deux bordures internes. La double invagination n’y représente donc plus une structure formelle. Elle a un rapport essentiel avec le double bind qui lie le «narrateur» à chacune des deux femmes. Elle noue un rapport aussi essentiel, par là même, avec le triomphe de la vie ou avec l’arrêt de mort interrompu en son «milieu», au lieu même où se forme le rapport à soi du «livre» en sa reliure fragile; c’est le rapport à soi du Je, son alliance avec soi, son anneau, son anniversaire, l’alliance qui le conjugue avec lui-même. Ce lieu même, comme lieu de l’interruption, est aussi le lieu où la double invagination rassemble ce qu’elle interrompt dans le même étrange de ce lieu. L’arrêt de mort provoque ce qu’il interdit, à savoir la mort de l’autre qu’il doit garder. Un récit, l’une, fait mourir et vivre l’autre dans un mouvement inarrêtable et inénarrable. Du même coup, double, l’activité revient à la passivité, faire mourir revient à laisser mourir, et faire vivre revient à laisser vivre. Mais de faire à laisser, on ne passe plus d’un contraire à l’autre, on ne passe pas à la passivité. La passivité du «laisser» est autre que celle du couple, par exemple du couple actif/passif.

Chacun vit et meurt de l’autre, garde l’autre, garde et perd le narrateur de l’autre. Le «et» chaque fois s’entend comme une conjonction qui ne conjoint pas logiquement, par exemple dans la contradiction, ni selon la chronologie, la succession ou la simultanéité absolue, ni selon quelque ontologie fondamentale. Il faut entendre, si l’on peut, ce et comme dans le récit: il y paraît illisible selon aucune des conjonctions que je viens de nommer. Et la conjugalité du double bind, entre elles et le narrateur, s’il n’y en a qu’un, conjoint ou ajointe ce et à lui-même comme arrêt de mort. Par exemple, mais on pourrait en donner tant d’autres en série: «...je l’appelai à haute voix, d’une voix forte, par son prénom; et aussitôt - je puis le dire, il n’y eut pas une seconde d’intervalle - une sorte de souffle sortit de sa bouche...»; «... à elle, je dis éternellement: “Viens”, et éternellement elle est là». Cette écriture du «et», « aussitôt », annulant le temps dans l’anneau de l’éternel retour, conjuguant l’affirmation avec elle-même dans son récit, dans l’être-en-même-temps de l’autre hors temps, dans l’accompagnement de ce qui ne s’accompagne pas, cette écriture du «et» revient assez régulièrement quand la voix narrative se laisse entendre dans les textes de Blanchot. Dans tous les autres textes signés de lui. C’est comme un glissement silencieux, l’inapparence d’une cause qui n’accompagne pas son effet, d’un avant et d’un après indistincts dans le pas léger d’un mouvement. Et qui, sans arrêt, arrête et n’arrête rien.

Chacune vit et meurt de l’autre, et l’autre de même, gardant chacune le narrateur de l’autre, et elles le perdent aussitôt. De quoi le gardent-elles? De la solitude avec l’autre, du serment unique avec l’autre. Mais dans les deux cas, double serment, serment unique, elles signent l’arrêt de mort du narrateur: il ne peut vivre ni selon l’unique alliance ni selon la double. Je suis, il est d’ailleurs un «survivant» dans les deux récits, et chaque fois promis, condamné par un médecin à la mort imminente, comme un autre Christ anonyme (X., chiasme et «croix dessus»). J’ai cité le «premier» récit, et voici dans le second: «. . . il [un directeur de publication] me crut à deux doigts de ma fin et, téléphonant au docteur qui, lui aussi, m’enterrait tous les mois, il reçut de lui cet avis: “X.? Mon pauvre monsieur, il faut faire une croix dessus.” L’un des jours suivants, le médecin me raconta cela comme un excellent tour». Plus loin, au cours d’une histoire de sang qu’il faudrait analyser: «Le docteur m’emmena dans sa clinique, il pensait ma mort imminente.» Page suivante: «La veille, j’étais à la mort.»

Elles signent, comme le médecin, son arrêt de mort, comme il signe le leur, mais toujours en contresignature puisque la mort donnée est toujours demandée par qui la reçoit et aussitôt se la donne, pour la signer, de la main de l’autre.

Et voici: il y aurait un autre hymen.

Entre ces trois survivants, rien ne paraît pouvoir s’arrêter que la mort. Pas d’infidélité, plus d’une fidélité. Trois à se perdre. Lui, seul narrateur, dans son identité improbable et divisible, il ne peut vivre ni l’alliance unique ni l’alliance double, et il se garde, il se fait garder, il se laisse garder de l’une par l’autre, il évite une terreur par l’autre et le double récit, peut-être l’avons-nous assez éprouvé, assure sa possibilité à l’impossible arrêt de mort. Rien ne paraît pouvoir surpasser cette terrifiante et triomphante affirmation. A moins qu’elle ne vienne encore garder du pire. A moins qu’il n’y ait encore pire, et donc plus désirable, plus follement terrifiant pour le narrateur: l’hymen entre les deux femmes. Et si la structure du récit, l’interruption entre les deux histoires assurait d’abord la non-rencontre entre J. et N.? Et si c’était cela, que les deux femmes s’aiment et se rapprochent, devant lui et sans lui, si c’était cet hymen que l’arrêt de mort devait à la fois interdire, comme la terreur absolue, et donc, tout arrêt de mort provoquant ce qu’il réprime, donner à vivre, à lire, à mourir, dans la structure inconsciente et imperceptible de ce récit? Je parle ici de la fascination d’une femme par l’autre, et des deux par un troisième, à travers l’infranchissable cloison de verre qui sépare les deux histoires. Elles ne se connaissent pas, elles ne se sont jamais rencontrées, elles habitent deux mondes absolument étrangers. Elles se téléphonent («Viens») à travers la distance infinie d’un sans-rapport. Le narrateur est entre elles, il dit Je, d’un Je identique et autre, d’un récit à l’autre. En lui, devant lui, avec lui, sans lui, elles sont la même, «superposition de deux images», superposition «photographiée», elles sont tout autres, et elles s’aiment, elles s’unissent et s’appellent: Viens. Certes, rien ne permet, à la surface de lisibilité manifeste des récits, de soutenir une hypothèse aussi folle. Comment le personnage d’un récit pourrait-il désirer, épouser, fasciner le personnage d’un autre récit? Et si on voulait considérer L’arrêt de mort comme un seul récit, ajointé à lui-même par l’identité supposée de qui dit Je, comment méconnaître que J. et N. n’ont, dans l’histoire, aucun rapport l’une avec l’autre, ne se rencontrent pas plus que ne se croisent les deux séries d’événements où elles se trouvent engagées? Certes. Aucune catégorie normale de la lisibilité ne pourrait donc accréditer la folle hypothèse selon laquelle la double invagination qui nous attire en ce récit pourrait donner à lire l’hymen illisible entre elles: l’une avec-sans l’autre. Je ne parle ici ni d’une intention ni d’une construction de 1’«auteur»: ce qui ne veut pas dire que l’interruption entre l’auteur et le narrateur, voire entre elles, soit simple. Elle est aussi équivoque que l’interruption de tout arrêt de mort. Aussi équivoque encore que l’é-loignement différantiel (Entfernung): d’un récit à l’autre, elles, les deux voix aphones se téléphonent: viens. Et le rapport entre les deux récits serait de téléscription. Je ne parle ici ni d’une intention ni d’une construction du «narrateur»: ce qui ne veut pas dire que l’interruption entre la voix narratrice et la voix narrative, voire entre elles, l’une sans l’autre, soit simple; elle reste aussi improbable que l’interruption de tout arrêt de mort. Et pourtant quelque chose comme l’analyse radiographique ou l’analyse du «sang» peut donner à lire l’illisible de ce corps narratif. Je viens d’y prélever le «sang» qui circule dans une des deux histoires, le «sang énigmatique, d’une instabilité qui étonne l’analyse», la «folie du sang» dans laquelle le narrateur cherche «l’espoir d’échapper à l’inévitable».

Cette lisibilité de l’illisible paraît aussi improbable qu’un arrêt de mort. Aucune loi de la lecture normale ne peut en garantir la légitimité. Par lecture normale, j’entends toute lecture assurant un savoir transmissible dans sa propre langue, dans une langue identique à soi, dans une école ou une académie, savoir assuré dans des constructions institutionnelles, selon des lois faites pour résister, précisément parce qu’elles sont plus faibles, aux menaces équivoques que l’arrêt de mort laisse peser sur tant d’oppositions conceptuelles, de limites, de bordures. L’arrêt de mort arrête la loi. La double invagination de ce corps narratif en déconstruction ne déborde pas seulement les oppositions de valeurs qui font la loi dans toutes les écoles de lecture, les anciennes et les modernes, avant et après Freud. Elle déborde une délimitation du fantasme au nom de laquelle on abandonnerait ici, par exemple, la folle hypothèse à «ma» projection phantasmatique, à celle de qui dit ici «Je», le narrateur, les narrateurs, ou moi qui vous raconte ici toute cette fable. Une illisibilité aura eu lieu, comme illisible; elle se sera donnée à lire ici même, comme illisible, du fond même de la crypte où elle reste. Elle aura eu lieu, là où elle reste: la preuve. Qu’on s’arrange ensuite pour penser ce qui aura eu lieu, pour en dégager les conditions de possibilité et les conséquences. Moi, je dois interrompre ici, fermer la parenthèse et laisser le mouvement continuer sans moi, repartir ou s’arrêter, après avoir simplement marqué ceci: tout se passe comme si le narrateur désirait, autrement dit interdisait, dès lors qu’il en vient à dire Je, ceci: qu’elles s’aiment, se rencontrent, s’unissent selon l’hymen. Pas sans lui, et aussitôt sans lui. Qu’elles, ces deux autres femmes, autres de l’autre, ne se ressemblent pas seulement, soient la même dans l’impossible partage, voilà ce qu’il désire et ce dont il mourrait. Il le désire comme la mort qu’il se donnerait. Terreur absolue: l’abîme sans fond et sans bord de l’’unique, l’autre mort, la dérisoire et la plus simplement insignifiante, la plus fatale. Et aussitôt la Chose est son double. Elle reste son double. Mais on entendra maintenant larrestance de ce reste.

 

Vers dix heures, Nathalie me dit:

-J’ai téléphoné à X., je lui ai demandé de me faire un moulage de ma tête et de mes mains.

Aussitôt je fus saisi d’un pressentiment d’épouvanté.

«Qu’est-ce qui vous a donné cette idée? - La carte.»

Elle me montra la carte d’un statuaire qui se trouvait d’habitude avec la clé dans le portefeuille.

 

Dira-t-on qu’il lui a donné l’idée ou le désir du masque mortuaire, comme il avait souhaité embaumer l’autre, pour les garder l’une et l’autre vive-et-morte, survivante? Oui et non. Oui, puisque c’est bien grâce à lui, tout près de lui, sur lui, qu’elle trouve cette «idée», cette direction, cette destination, cette adresse, cette «carte». Non, car elle ne les trouve qu’en les lui volant, dans un lieu où il les cachait, dans une crypte, une crypte au plus proche de son corps, collée contre sa peau, le portefeuille, objet détachable de lui, ni un vêtement ni un corps propre, un coffre qui contient aussi ces autres objets détachables que sont une carte ou des clés. Objets détachés d’un type singulier: ils opèrent, ils orientent, ils ouvrent, ils ferment, ils donnent à lire ou tiennent au secret. Ce ne sont pas des objets ou de simples choses, le portefeuille non plus, qui les contient: «Je trouve que vous n’agissez pas toujours bien avec ce portefeuille», lui dit-il.

Alors l’échange d’un oui prend une forme singulière et répond à des demandes déterminées («- Dites oui, et je la pris par la main...», puis «Je fis signe que oui. Je lui tenais toujours la main...») au cours d’une scène que je ne peux citer ici. Puis, «oui» ne répondant à rien, à rien d’autre que l’autre «oui», lui-même, seront nommées la «chose terrible», la «victoire sur la vie», 1’«intention triomphale», la «gloire», la «folie de victoire» et crié le «oui, oui, oui!».

 

Elle avait un air si humain, elle était encore tellement près de moi, attendant une espèce d’absolution pour cette chose terrible qui, certes, n’était pas de sa faute.

- C’est probablement qu’il le fallait, murmurai-je.

Elle saisit ces mots au vol.

- Il le fallait, n’est-ce pas?

Il semblait vraiment que mon acquiescement se répercutât en elle, qu’il eût été comme attendu, d’une immense attente, par une responsabilité invisible à laquelle elle ne prêtait que sa voix, et que maintenant une puissance superbe, sûre d’elle-même, heureuse non certes de mon accord qui lui était bien inutile, mais de sa victoire sur la vie, et aussi de ma compréhension fidèle, de mon abandon sans limite, prit possession de ce jeune être et le rendit d’une clairvoyance et d’une maîtrise qui me dictaient aussi bien mes pensées que mes quelques paroles.

- Maintenant, dit-elle d’une voix un peu rauque, n’est-ce pas: vous l’avez toujours su?

- Oui, dis-je, je le savais.

- Et vous savez quand cela est arrivé?

- Il me semble que je m’en doute.

Mais le ton, comme consenti et obéissant, qui devrait être le mien, ne parut pas suffire à son intention triomphale.

- Eh bien, peut-être ne savez-vous pas encore tout, s’écriat-elle avec un accent de défi. Et vraiment, il y avait dans son exaltation jubilante une lucidité, une brûlure au fond des yeux, une gloire qui, à travers ma détresse, me touchait; moi aussi, du même orgueil grandiose, de la même folie de victoire.

- Quoi donc? dis-je en me dressant à mon tour.

-Oui, cria-t-elle, oui, oui!

- Que cela s’est passé il y a huit jours? Elle prenait les mots sur ma bouche avec une avidité effrayante.

- Et après? criait-elle.

-Et qu’aujourd’hui vous avez été chez X. chercher... cette chose?

- Et après!

- Et maintenant cette chose est là-bas, que vous l’avez dévoilée et, l’ayant vue, vous avez vu face à face ce qui est vivant pour l’éternité, pour la vôtre et pour la mienne! Oui, je le sais, je le sais, je l’ai toujours su.

Je ne puis pas exactement dire si ces paroles, ou d’autres analogues, arrivèrent jamais à ses oreilles, ni non plus dans quel esprit j’ai été amené à les lui faire entendre: c’est une question secondaire, de même qu’il était insignifiant de savoir si les choses s’étaient réellement passées ainsi. Je dois seulement affirmer que cela est pour moi vraisemblable, les questions de dates mises à part, car tout a pu remonter à un moment bien plus ancien. Mais la vérité n’est pas dans ces faits. Ces faits eux-mêmes, je peux rêver de les supprimer. Mais, s’ils n’ont pas eu lieu, d’autres, à leur place, arrivent et, à l’appel de l’affirmation toute-puissante qui est unie à moi, ils prennent le même sens et l’histoire est la même. Il se pourrait que N., en me parlant de ce «projet», n’ait rien voulu de plus que déchirer, d’une main jalouse, les apparences dans lesquelles nous vivons. Il se peut que, lassée de me voir persévérer avec une sorte de foi dans mon rôle d’homme du «monde», elle m’ait brusquement, par cette histoire, rappelé la vérité de ma condition et montré du doigt où était ma place. Il se peut encore qu’elle-même ait obéi à un commandement mystérieux, et qui était le mien, et qui est en moi la voix à jamais renaissante, voix jalouse elle aussi, d’un sentiment incapable de disparaître. Qui peut dire: ceci est arrivé, parce que les événements l’ont permis? Ceci s’est passé, parce que, à un certain moment, les faits sont devenus trompeurs et, par leur agencement étrange, ont autorisé la vérité à s’emparer d’eux?, Moi-même, je n’ai pas été le messager malheureux d’une pensée plus forte que moi, ni son jouet ni sa victime, car cette pensée, si elle m’a vaincu, n’a vaincu que par moi, et finalement elle a toujours été à ma mesure, je l’ai aimée et je n’ai aimé quelle, et tout ce qui est arrivé, je l’ai voulu, et n’ayant eu de regard que pour elle, où qu’elle ait été et où que j’aie pu être, dans l’absence, dans le malheur, dans la fatalité des choses mortes, dans la nécessité des choses vivantes, dans la fatigue du travail, dans ces visages nés de ma curiosité, dans mes paroles fausses, dans mes serments menteurs, dans le silence et dans la nuit, je lui ai donné toute ma force et elle m’a donné toute la sienne, de sorte que cette force trop grande, incapable d’être ruinée par rien, nous voue peut-être à un malheur sans mesure, mais, si cela est, ce malheur je le prends sur moi et je m’en réjouis sans mesure et, à elle, je dis éternellement: «Viens», et éternellement, elle est là. 

JOURNAL DE BORD. 10 novembre 1977. Dédier «Survivre» à la mémoire de mon ami Jacques Ehrmann. Rappeler que c’est à son invitation, et pour le voir, que je vins pour la première fois à Yale en 1968. Il avait la chance de signer J.E. de ses initiales. Il put ainsi me dédicacer son livre Textes, suivi de La mort de la littérature, publié anonymement (L’Herne, 1971): «à J.D. en amical souvenir de ce “10 novembre” où JE vous téléphonait». Les guillemets visibles autour de cette date rappellent que La mort de la littérature y est citée (à la page 99 qui reproduit elle-même une page d’agenda). J.E. sont aussi les dernières lettres de ces «textes», à la fin du dernier paragraphe, autrement dit paraphe: «... premières lettres du nom qui, jointes, composent (effet du hasard? on ne le lui a pas dit) le pronom de la première personne, celle-là même qu’il s’agit d’inventer et qui se signale ici la dernière: J.E.». Intraduisible signature. Signé: illisible. 24-31 décembre 1977. Ici l’économie. Loi de l’oikos (maison, chambre, tombe, crypte), loi de la réserve épargnante. Inversion, réversion, révolution des valeurs – la course du soleil - dans la loi de l’oikos (Heimlichkeit/Unheimlichkeit). J’écris déjà en trois langues et cela devra paraître, en principe, en une quatrième. Questions aux traducteurs, note du traducteur que je signe d’avance: qu’est-ce que traduire? Ici l’économie. Écrire en style télégraphique, par économie. Mais aussi, de loin, pour en venir à ce que l’é-loignement signifie dans l’écriture et dans la voix. Téléscription et téléphonie, voilà le thème. Désir de me charger moi-même de la Note des traducteurs. Qu’ils lisent aussi cette bande comme un télégramme ou un film à développer (to be processed?): procession au-dessous de l’autre, et la croisant en silence, comme si elle ne la voyait pas, comme si n’avait aucun rapport avec elle. Double bande, double bind et double aveuglement jaloux. Double blind, dirait Hillis Miller («double blind-alley» in The mirror’s secret). Double procès, double cortège, double triomphe. The Triumph of Life/L’arrêt de mort (comment auront-ils traduit ce titre? Il vaudra mieux le laisser en «français», à supposer qu’il appartienne à une langue déterminable: mais alors en quelle langue paraîtra ce texte?), chaque «triomphe», car ce sont deux triomphes, deux textes écrits dans la lignée ou le genre des triomphes, formant la double bande ou le double bind de la double procession. Ce serait ici le lieu d’une Note du traducteur, par exemple, sur tout ce qui aura été dit ailleurs au sujet du double bind, de la double bande, de la double procession, etc. (citation générale, entre autres, de Glas qui lui-même..., etc.) : ceci pour mesurer l’impossible. Comment un texte, à supposer son unité, peut-il en donner à lire un autre sans y toucher, sans rien en dire, pratiquement sans même s’y référer? Comment deux «triomphes» peuvent-ils se lire l’un l’autre, l’un et l’autre, sans même se connaître, à distance. A distance et sans se connaître, comme les deux «femmes» de L’arrêt de mort. Ce que j’appellerai plus loin la folle hypothèse, l’ubris maniaque d’une lecture vers laquelle s’oriente l’autre procession: ce qui se passe, ou non, entre les deux femmes, dont il envisage, fût-ce pour l’exclure, que l’une se soit suicidée par noyade. Cela n’a, évidemment, rien à voir avec la noyade de Shelley, ni même avec l’événement ainsi consigné dans une chronologie: «Date: 1816, December Events: Harriet found drowned. Shelley marries Mary.» Ni avec «glu de l’étang lait de ma mort noyée» (Glas) que j’ai envie de faire traduire ici. Au-delà de toute cette grande organisation fantasmatique et de ces événements réels ou fictifs, c’est la question du bord, et du bord de mer que je veux poser. (Le Triumph fut écrit en mer, à bord, entre terre et mer, dans les parages mais peu importe.) La question du bord précède, si on peut dire, la détermination de tous les partages que je viens de nommer entre un fantasme et une «réalité», un événement et un non-événement, une fiction et une réalité, un corpus et un autre, etc. Je rechercherai peut-être ici de semaine en semaine, dans cet agenda, dans ce procès-verbal, un effet de superposition, de surimpression d’un texte sur l’autre. Or chacun des deux «triomphes» écrit la surimpression textuelle - et sur elle. Qu’en est-il de ce sur et de sa surface? Effet de superposition: une procession superposée à l’autre, l’accompagnant sans l’accompagner (Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas). Opération illégitime dans l’enseignement: il faut donner ses références et dire de quoi on parle, sous son titre identifiable. On ne fait pas un cours sur Shelley en ne le nommant jamais, en faisant semblant de viser Blanchot, et d’autres encore. Et il faut enchaîner lisiblement, en tout cas selon des critères de lisibilité depuis longtemps normés. Au début de L’arrêt de mort, la superposition des deux «images», celle du Christ et «derrière la figure du Christ», Véronique, «les traits d’un visage de femme extrêmement beau et même superbe». Cette superposition est lisible «sur le mur d’un cabinet» de médecin, et sur une photographie. Inscription et réimpression de la lumière dans les deux textes. La Folie du jour. La course du soleil, le jour, l’anneau, l’année, l’anniversaire, la double révolution, le palindrome et la version ou la reversion anagrammatique de l’écrit, le récit et la série. La série (écrit, récit, série, etc.). Note aux traducteurs: comment allez-vous traduire cela, récit par exemple? Ni par nouvelle (novella) ni par short story. Peut-être vaudra-t-il mieux laisser jouer le mot «français» «récit». Il est déjà assez difficile à entendre, dans le texte de Blanchot, en français. Question essentielle de la traduction. Le sur que je thématise ci-dessus désigne aussi la figure d’un passage tra-ducteur, le mouvement en trans-d’une Übersetzung. Version, transfert et translation. Übertragung. A la fois la transgression et la réappropriation d’une langue, de sa loi, de son économie? Comment traduirez-vous langue? Supposons donc que j’adresse ici, au pied de l’autre texte, un message traductible, en style télégraphique, aux traducteurs de tous les pays. Qui dira dans quelle langue, au juste, la traduction supposée faite, paraîtra le texte ci-dessus? Il n’est pas intraduisible mais sans être opaque, il présente à chaque pas, je le sais, de quoi arrêter la traduction, il oblige à transformer la langue traduisante ou le véhicule récepteur, à déformer le contrat initial, lui-même en déformation constante, dans la langue de l’autre. Cette difficulté de traduction, je l’ai anticipée jusqu’à un certain point seulement mais je ne l’ai pas calculée ou accumulée à dessein. Simplement je n’ai à peu près rien fait pour l’éviter. Au contraire, je m’efforcerai ici, dans cette courte bande sténo-télégraphique, vers la plus grande traductibilité possible. Tel sera le contrat proposé. Car les problèmes que j’ai voulu formaliser ci-dessus ont tous un rapport irréductible avec l’énigme, autrement dit le récit, de la traduction. Ces problèmes, j’ai tenté de les mettre en scène de façon pratique et en quelque sorte performative. Selon une valeur de performativité qui me paraît devoir être dissociée, par un geste déconstructif, de la valeur de présence à laquelle on la conjoint généralement. Traductibilité maximale de cette bande: appauvrissement par univocité. Économie et formalisation mais en sens inverse de ce qui se passe dans la bande du dessus: là aussi, économie et formalisation, mais par accumulation et surcharge sémantique, jusqu’au point où la logique de l’indécidable «arrêt de mort» entraîne et ouvre l’économie polysémique vers la dissémination. Pourquoi ai-je choisi d’insister ici sur l’effet de traduction? 1. Effets de transfert, de superposition, de surimpression textuelle entre les deux «triomphes» ou les deux «arrêts» et à l’intérieur de chacun d’eux. Les deux sont écrits dans un certain rapport (arrêté) de traduction. 2. L’hymen (l’alliance, la réaffirmation, «Oui, oui», «Viens», etc.) est relié, dans L’arrêt de mort, et de façon thématique à ce qui engage «dans la langue de l’autre». 3. Surtout, en faisant apparaître les limites du concept courant de traduction (je ne dis pas de la traductibilité en général), on touche à de multiples problèmes dits de «méthode», de lecture et d’enseignement. La ligne que je tente de reconnaître à l’intérieur de la traductibilité, entre deux traductions, l’une, réglée sur le modèle classique de l’univocité transportable ou de la polysémie formalisable, et 1 autre qui déborde vers la dissémination, cette ligne passe aussi entre le critique et le déconstructif. Problème politico-institutionnel de l’Université: celle-ci, comme tout enseignement dans sa forme traditionnelle, et peut-être tout enseignement en général, a pour idéal, avec une traductibilité exhaustive, l’effacement de la langue. Déconstruction d’une institution pédagogique et de tout ce qu’elle implique. Ce que cette institution ne supporte pas, c’est qu’on touche à la langue, à la fois à la langue nationale et, paradoxalement, à un idéal de traductibilité qui neutralise cette langue nationale. Nationalisme et universalisme indissociables. Ce que cette institution ne supporte pas, c’est une transformation qui ne laisse intacts aucun de ces deux pôles complémentaires. Elle supporte mieux les «contenus» idéologiques apparemment le plus révolutionnaires, pourvu qu’ils ne touchent pas aux bords de la langue et de tous les contrats juridico-politiques qu’elle garantit. C’est cet «intolérable» qui m’intéresse ici. Il a un rapport essentiel avec ce qui, s’ écrivant ci-dessus, fait apparaître les limites du concept de traduction sur lequel est construite l’université, et notamment quand elle fait de l’enseignement de la langue, voire des littératures, et même de la «littérature comparée», son thème principal. Ce livre-ci est traversé des questions de méthode (ici, note des traducteurs: j’ai publié un texte intraduisible dès son titre, Pas, et dans La double séance, à propos de «la dissémination dans le repli de l’hymen»: «Pas de méthode pour elle: aucun chemin ne revient en cercle vers un premier pas, ne procède du simple au complexe, ne conduit d’un commencement à une fin («un livre ne commence ni ne finit: tout au plus fait-il semblant». «Toute méthode est une fiction»... «Point de méthode: cela n’exclut pas une certaine marche à suivre.» La dissémination, p. 303. Les traducteurs ne pourront pas traduire ce «pas» et ce «point»). Devront-ils signaler que ce rappel est à mettre en rapport avec ce qu’on nomme «l’inachèvement» du Triomphe de Shelley et l’impossibilité d’arrêter les bordures initiales et finales de L’arrêt de mort, autant de problèmes traités, sur un autre mode, dans la procession du dessus? Mettront-ils ce «pas» intraduisible en rapport avec le double noeud (double knot) de la double invagination, motif central de ce texte, ou, accompagné de toute sa famille sémantique, avec toutes les occurrences de path, past, pass dans le Triomphe de Shelley?). Si ce livre-ci est aussi traversé par la question de l’enseignement (non seulement celui de la littérature et des humanités), si ma participation n’y va pas sans un interprétariat supplémentaire, celui de traducteurs (actifs, intéressés, inscrits dans un champ pulsionnel et politico-institutionnel, etc.), si l’on ne veut pas gommer tous ces enjeux (que se passe-t-il à cet égard dans les universités occidentales, aux États-Unis, à Yale, d’un département à l’autre? Comment y intervenir? Quelle est ici la clé du déchiffrement? Qu’est-ce que j’y fais? Qu’est-ce qu’on m’y fait faire? Comment les bordures de tous ces champs, titres, corpus, etc. s’y délimitent-ils? autant de questions dont je ne peux ici que situer la nécessité), alors on devra s’arrêter sur la traduction. Elle arrête tout, décide, suspend et donne le mouvement. Et déjà dans «ma» langue, à l’intérieur de l’unité présumée de ce qu’on appelle le corpus d’une langue. 9-16 janvier 1978. Ce qui me restera illisible, de toute façon, dans ce texte-ci, sans parler, bien entendu, de Shelley et de tout ce qui hante sa langue et son écriture. Ce qui me restera illisible de ce texte-ci une fois qu’il sera traduit, certes, portant encore ma signature. Mais déjà dans «ma» langue, à laquelle il n’appartient pas simplement. On n’écrit jamais ni dans sa propre langue ni dans une langue étrangère. En tirer toutes les conséquences: elles concernent chaque élément, chaque terme de la phrase précédente. D’où le triomphe - nécessairement double et équivoque parce qu’il est aussi une phase du deuil. D’où le triomphe comme triomphe de la traduction. Übersetzung et translation surmontent, de façon équivoque, au cours d’un combat équivoque, la perte d’un objet. Un texte ne vit que s’il sur-vit, et il ne sur-vit que s’il est à la fois traductible et intraduisible (toujours à la fois, et: ama, en «même» temps). Totalement traductible, il disparaît comme texte, comme écriture, comme corps de langue. Totalement intraduisible, même à l’intérieur de ce qu’on croit être une langue, il meurt aussitôt. La traduction triomphante n’est donc ni la vie ni la mort du texte, seulement ou déjà sa survie. On en dira de même de ce que j’appelle écriture, marque, trace, etc. Ça ne vit ni ne meurt, ça survit. Et ça ne «commence» que par la survie (testament, itérabilité, restance, crypte, détachement déstructurant par rapport à la rection ou direction «vivante» d’un «auteur» qui ne se noierait pas dans les parages de son texte). La relative synonymie, l’intertraductibilité à laquelle je tente ci-dessus de frayer un passage entre l’arrêt de mort et le triomphe de la vie. Elle signifie aussi que ces deux titres peuvent toujours, en plus ou au-delà de toute autre référence possible, désigner cela même qu’ils intitulent, à savoir le texte ci-dessous, l’écriture du «poème» ou du «récit» qui portent ces titres. Le triomphe de la vie ou l’arrêt de mort, ce serait le texte, ce texte-ci, son élément, sa condition, son effet. Cela suppose un certain fonctionnement des titres. Et qu’on en analyse les lois, le rapport à la loi et aux conventions juridiques de la «littérature». Ce schéma n’est pas autotélique, spéculaire ou de simple mise en abyme; du moins le double bind qui structure ces titres empêche-t-il cette représentation réfléchissanté de se replier ou de se reproduire de façon intérieure et adéquate à elle-même, de se dominer ou comprendre elle-même, tautologiquement, de se traduire dans son propre ensemble. Écriture et triomphe. Nietzsche: «Écrire pour triompher. Écrire devrait toujours marquer un triomphe...» (Opinions et sentences mêlées, aph. 152). Je cite une traduction française courante mais assez inadéquate en son triomphe, justement. Nietzsche écrit: «Schreiben und Siegenwollen. - Schreiben sollte immer einen Sieg anzeigen...» Voir ce qu’il dit ensuite du triomphe (Überwindung) sur soi, c’est-à-dire, prétend-il, sans effet de pouvoir (Gewalt) sur autrui. Le triomphe qu’il prescrit à l’écriture, il l’oppose à celui des «dyspeptiques qui n’écrivent justemenr que lorsqu’ils ne peuvent pas digérer quelque chose, voire dès que le morceau leur est resté entre les dents...». Problème du mors (comment traduire mors?) posé dans Glas et dans Fors. Il va de soi (et c’est ici le lieu de le marquer, dans cette courte bande télégraphique à destination des traducteurs et que j enterre au pied de l’autre) qu’une certaine intertraductibilité (triomphante et arrêtée) du Triomphe de la Vie et de L’arrêt de mort ne peut être tentée par moi, ici, qu’à partir d’un travail engagé ailleurs et dont le code ne peut pas ne pas intervenir dans la traduction. Glas, Pas, Fors, pour se limiter à cette séquence de titres fort peu traduisibles, reconduisent ailleurs, mais j’y insiste davantage parce que le rapport au travail du deuil y est plus thématique, et le travail sur le concept freudien de travail du deuil. Or on sait que le «triomphe» correspond selon Freud à une phase, et de type maniaque, dans le processus du deuil. Toutes les difficultés reconnues par Freud dans Trauer und Melancholie: la manie et la mélancolie ont le même «contenu», et les états de «joie», de «jubilation», de «triomphe» (Freude, Jubel, Triumph) qui caractérisent la manie ont les mêmes conditions «économiques» que la mélancolie, etc. Passage de l’Überwindung au Triumphieren. La manie procure des phases de jubilation triomphante analogues à celles qui se produisent paradoxalement dans la dépression et dans l’inhibition mélancolique lorsque l’objet paraît revenir. Mais dans le triomphe maniaque, le moi se cache «ce qu’il a surmonté et ce sur quoi il a triomphé» (was es überwunden hat und worüber es triumphiert). Comment cette dissimulation est-elle possible? L’insatisfaction de Freud dans ce texte, comme dans Au-delà du principe du plaisir dont il faudrait faire intervenir ici toute la problématique. Spéculations sur l’improbable pulsion de mort. Toujours un pas de plus, et pas de thèse. Freud n’arrive pas à faire son deuil de la réponse. Ici, dans Trauer und Melancholie, la phase la plus difficile paraît concerner la différence entre lÜberwindung normale et le «triomphe». Sans doute la manie doit avoir «surmonté» (Überwunden) la perte de l’objet ou le deuil de cette perte ou l’objet lui-même. D’où l’explosion libidinale du maniaque qui, «affamé», se jette sur de nouveaux investissements objectaux. (Pendant sa «sur-vie» ou sa «résurrection», J. est, comme le narrateur, d’une gaieté surprenante et «elle mangea beaucoup plus que moi».) Mais si le deuil «normal» «surmonte» bien la perte de l’objet, comment expliquer qu’il ne signale, après son processus (Ablaufe), rien qui assure les conditions économiques d’une «phase de triomphe»? Après un long détour, notamment par 1’«ambivalence» comme l’une des trois conditions de la mélancolie, Freud évoque la «régression de la libido vers le narcissisme»: ce serait le seul facteur efficace. Mais il suspend d’un coup, il arrête la démarche, fait «halte» et remet à plus tard, selon un geste d’économie qui concerne justement l’économique: Il faut «faire halte» Halt zu machen»), dit-il pour conclure, en attendant de connaître la «nature économique» de la souffrance physique et de la souffrance psychique qui lui est «analogue». Plus haut, comme il le fait souvent, il se sera servi de l’expression juridique de Verdikt (sentence, arrêt) pour désigner l’opération de la Réalité quant à l’objet perdu. Chaque fois que nous nous rappelons l’objet perdu, quand revient la libido qui s’y attachait, la Réalité émet son verdict, à savoir «que l’objet n’existe plus». Alors, s’il ne veut pas être condamné au même sort et s’il tient aux satisfactions narcissiques qui lui restent, le moi décide de rompre son «lien» (Bindung) avec l’objet anéanti. 23-30 janvier 1978. Bref, pourra-t-on réduire le thème de la double affirmation à la valeur de triomphe, au sens freudien? Le risque: retrouver la négativité du deuil, du ressentiment économique, de la mélancolie aussi, dans le «oui, oui». Est-ce évitable? Mais Freud lui-même n’est pas au clair avec ce qu’il appelle «triomphe» et toute la relecture que j’ai tentée de l’athèse de l’Au-delà du principe de plaisir devrait trouver ici à s’exercer. Et aussi le motif du deuil du deuil, et du demi-deuil (Ja ou le faux bond). L’arrêt de mort comme verdict: il va de soi, et les traducteurs doivent en tenir compte, que dans le langage dit «courant», dans la conversation «normale», l’expression «arrêt de mort» est sans équivoque. C’est bien death sentence. La syntaxe est claire: l’arrêt est un verdict, une décision arrêtée, déterminée, qui arrête aussi et qui détermine, et son rapport au complément de nom (de mort) est, bien entendu, celui qu’on entend dans «condamnation à mort». Mais la conventionnalité «littéraire», la suspension du contexte «normal», celui de la conversation courante ou de l’écriture légitimée par le droit, et d’abord par l’écriture légiférante ou le droit normant le langage juridique lui-même, le fonctionnement du titre, la transformation de son rapport au contexte et de sa référentialité (je situe ici la nécessité d’une analyse très complexe: qu’est-ce qu’un titre intitule, désigne, délimite? Est-ce qu’il désigne autre chose que ce qu’il intitule, à savoir l’intitulé, le texte, le livre? ou autre chose que lui-même? Mais qui est-il? Où est-il? Quel est son rapport à la citation de soi, etc?), tout cela interdit, empêche, inhibe, arrête une traduction de L’arrêt de mort par son «homonyme» ou par son synonyme dans la langue courante, par Death sentence. Pas plus qu’aucune autre, cette traduction n’est sans reste. Elle arrête le mouvement. Illégitimement, car la «littérature» et en général le «parasitage», la suspension du contexte «normal» de la conversation courante ou de l’usage «civil» de la langue, bref tout ce qui permet de passer de «death sentence» à «suspension of death» dans l’expression française «arrêt de mort», cela peut toujours se produire en fait et en droit, dans l’usage dit courant de la langue, dans la langue et dans le discours. Rêve d’une traduction sans reste, d’un métalangage assurant la circulation policée entre ce qu’on appelle «langue d’entrée» et «langue de sortie» (par exemple dans une machine à traduire), entre des radicaux sémantiques proprement bordés, arrêtés. Qui distinguera rigoureusement entre ces langues, ici? Confusion de langues. L’activité de Shelley comme traducteur: au sens strictement linguistique, où elle fut importante, et au sens «textuel» qui ne s’en sépare pas. En particulier dans The Triumph of Life (Dante, Milton, Rousseau, etc. et tous ceux que Bloom appelle «précurseurs» dans la procession ou la course triomphante aussi bien que «in the chariot-vision»). Mais il se traduit lui-même (tentation ici d’une lecture exhaustive, et du Triumph... et de tout le reste, à commencer par tous les glas de Shelley On death, Death, Autumn: A dirge, le fragment «The death knell is ringing, A dirge», encore, Adonais, etc, etc. Même tentation du côté de Blanchot: à partir de L’arrêt de mort, point de départ à la fois aléatoire et nécessaire, reconnaître une «logique» qui permette de tout dire, dans L’arrêt de mort et ailleurs, jusqu’à l’élément le plus petit, le grain de sable, la lettre, le blanc, etc. Gageure: je la sens à la fois possible et impossible, tout aussi essentiellement. Même gageure que celle de la traduction, sans reste, du reste. Tout ce qui, dans le texte ci-dessus, revient à la dissémination du sable (plage, partage, bord de mer, parage et sablier). Tentation de traduire, reverser, transférer le sablier de Blanchot dans celui de Shelley («... and whose Hour / Was drained to its last sand in weal or woe, / So that the trunk survived both fruit and flower». «... And suddendly my brain became as sand... » Puis s’induit le jeu des traces animales, effacées ou imprimées, et 1’«éclat» de la «nouvelle Vision»). février 1978. Patmos. La vision. L’apocalypse. Les traducteurs devront encore revenir au texte apocalyptique de Glas. Ils expliqueront la nécessaire impudeur de ces autoréférences et auto-citations. J’écris ici sur l’auto-citation, sa nécessité et ses mirages. Puis, toute écriture est triomphante. L’écriture est triomphe (Schreiben und Siegenwollen), assurance maniaque de sur-vie. C’est ce qui la rend insupportable. Essentiellement indiscrète et exhibitionniste. Même si on n’y lit pas un «c’est moi que v’là ». Et la surenchère de discrétion n’est que plus-value du triomphe, supplément de triomphe - à vomir. Voilà ce que je dis. Je dis cela contre Nietzsche, peut-être: le triomphe sur soi recherche aussi le pouvoir (Gewalt). Donc, j’y reviens, le texte apocalyptique de Glas (ce que j’écris ici a un rapport à la lecture, l’écriture, l’enseignement comme apocalypse, à l’apocalypse comme révélation, à l’apocalypse dans sa portée eschatologique et catastrophique, à l’Apokalypsis Ioannou. Les traducteurs citeront Glas, ceci, entre autres choses, qui commence ainsi (p. 220): «Après avoir développé le négatif radiographique des chrêmes et bandelettes testamentaires (pourquoi oindre et bander dans les deux testaments?), après en avoir attaqué, analysé, fait virer les reliques dans une sorte de bain actif, pourquoi ne pas y chercher les restes de Jean? L’Évangile et l’Apocalypse violemment sectionnés, fragmentés, redistribués, avec des blancs, des déplacements d’accents, des lignes sautées et décalées, comme si elles nous parvenaient à travers un téléscripteur détraqué, une table d’écoute dans un central téléphonique encombré: «la lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres [...] gloire [...] qui est digne d’ouvrir le livre et d’en rompre les sceaux...» jusqu’à (p. 222): «Comme son nom l’indique: l’apocalyptique, autrement dit le dévoilement capital, met en vérité à nu la faim de soi. Pompes funèbres, on se rappelle, sur la même page: “Jean m’était enlevé [...] Il fallait une compensation à Jean [...] J’avais faim de Jean. “Ça s’appelle une compensation colossale. Le phantasme absolu comme s’avoir absolu en sa gloire la plus endeuillée: s’engloutir pour être auprès-de-soi, faire de soi une bouchée, être-devenir (en un mot bander) son propre mors...» Le thème apocalyptique de Glas, bien entendu, ne tient pas seulement au fait que le mot grec (Apokalypsis), autre phénomène de traduction, fut un recours des Septante pour traduire le verbe gilah qui signifie découvrir en hébreu, découvrir en particulier le sexe, l’oreille et les yeux. Dans Freud et la scène de l’écriture, je me réfère à Ézéchiel. (Voir à ce sujet ce que Bloom dit du Char de YHWV et du Triumph) et à telle séquence: «Je mange [le rouleau de la loi] Et c’est dans ma bouche comme une douceur de miel.» Passage analogue dans l’Apocalypse: «... je pris le livret et je l’avalai, et, dans ma bouche, il fut doux comme du miel, mais lorsque je l’eus avalé, il y eut de l’amertume dans mes entrailles.» Rapprochements nécessaires, effets de traduction et de surimpression dans The Triumph of Life, dans La folie du jour et dans L’arrêt de mort (entre autres). Par exemple à cause de la vision («Et j’eus une vision...» «Kai eidon... ») qui rassemble tous ces textes à Patmos (Hölderlin est là, avec beaucoup de monde). Mais aussi à cause du Viens qui en forme la scansion régulière. Pas à cause du viens, en surimpression d’Apocalypse. Formidables problèmes de traduction. Les traducteurs devraient lire - et citer - tous ces textes en hébreu et en grec. Que se passe-t-il quand on traduit eidos par vision? Et par viens et parfois par va les deux mots «Erkbou» et «Hupagè»? «Va» et «Viens» de Thomas l’Obscur (en deux versions). Conduire toute la lecture de L’arrêt de mort vers la fin, au moment où Jésus dit: «Je suis... l’alpha et l’oméga, le premier et le dernier, le début et la fin (prōtōs kai eskhatos, ē arkhē kai to tēlos), Oui, je viens bientôt (Nai, erkhomai takhu) Et le souffle (pneuma) et la fiancée (ou l’épouse, Numphè) disent «Viens», etc. En passant par toute la bibliographie et la sigillographie des sept sceaux. Et par Le dernier homme de Blanchot («Souvent ce qu’il racontait de son histoire était si manifestement emprunté à des livres qu’averti aussitôt par une sorte de souffrance, l’on faisait de grands efforts pour éviter de l’entendre. C’est là que son désir de parler échouait le plus bizarrement. Il n’avait pas une idée précise de ce que nous appelons le sérieux des faits. La vérité, l’exactitude de ce qu’il faut dire l’étonnait. [...] “Qu’entendent-ils donc par événement?”, je lisais la question dans son mouvement de retraite. [...] Elle l’appela le professeur [...] Il ne s’adressait à personne. Je ne veux pas dire qu’il ne m’ait pas parlé à moi-même, mais l’écoutait un autre que moi [...] Vient-il encore? S’en va-t-il déjà? [...] Bonheur de dire oui, d’affirmer sans fin [...] Il lui fallait être en surnombre: un de plus, seulement un de plus [...] La pensée qui m’est à tout instant épargnée: lui, le dernier, ne serait pourtant pas le dernier [...] Un Dieu lui-même a besoin d’un témoin [...] Mais, moi présent, il serait le plus seul des hommes, sans même soi, sans ce dernier qu’il était, - ainsi le tout dernier.» Il aurait fallu tout citer, exhaustivement) ou de Nietzsche (par exemple Ödipus. Reden des letzten Philosophen mit sich selbst. Ein Fragment aus der Geschichte der Nachwelt: « Le dernier philosophe, c’est ainsi que je m’appelle, car je suis le dernier homme. Personne ne me parle que moi seul et ma voix vient à moi comme celle d’un mourant...» Tout citer. Mais je relirai cela ailleurs. Ceci aussi est un «fragment»). Contexte non saturable. Et comment ce que j’écris ici pourrait-il «concerner» The Triumph of Life que je lis dans une langue «étrangère» et dont tant de traits contextuels me manquent? A quelles conditions pourtant...? 20-27 février 1978. Jugement dernier. Résurrection des morts. Les fantômes, les Doppelgänger (Nietzsche: je suis un Doppelgänger, in Ecce Homo. L’événement - qui «sur-vient», comment traduiront-ils ce mot? - n’est de rien, de rien d’autre que l’allée - venue elle-même). L’apocalypse, l’eschatologie: la «dernière guerre», «contexte» de L’arrêt de mort. Viens se dit, s’adresse à l’événement lui-même. Surimpression apocalyptique des textes. Car il n’y a pas de texte paradigmatique. Seulement des rapports de hantise cryptique entre les marges. Pas de palimpseste: inachèvement achevé. Pas de morceau, pas de métonymie, pas de corpus intégral. Donc pas de fétichisme. Tout ce qui se dit ici au titre de la double invagination peut être rapporté, travail de traduction, à ce qui s’élabore par exemple dans Glas, à propos du fétichisme, comme argument de la gaine (vagina: gaine, p. 257, cf. aussi, à propos du fétichisme, «contre» Hegel, Marx et Freud, p. 235 et p. 253. Freud: le fétiche s’érige comme un «monument», un «stigma indelebile», un «signe de triomphe»). L’arrêt de mort et le fétichisme («Dans ses terreurs nocturnes, elle ne l’était pas du tout [superstitieuse]; elle faisait face à un danger très grand, mais sans nom et sans figure, tout à fait indéterminé, et, quand elle était seule, elle y faisait face toute seule, n’ayant recours à aucun subterfuge, à aucun fétiche»). De même tout ce qui se dit ici au titre de la double invagination peut être rapporté, travail de traduction, à ce qui se dit de l’hymen, comme syllepse, et de la vitre dans La double séance. Développement à venir quant à la structure vitrifiante de l’écriture et du désir dans L’arrêt de mort («...je la vis à nouveau à travers la vitre d’un magasin. Quelqu’un qui a tout à fait disparu et qui brusquement, est là, devant vous, derrière une glace, devient une figure souveraine (à moins qu’on en soit ennuyé) [...] La vérité, c’est qu’ayant eu cette chance de la voir à travers une vitre, je n’ai jamais, pendant le temps que je l’ai rencontrée, cherché plus qu’à ressaisir sur elle “ l’immense plaisir “ et aussi à briser la vitre. [...] L’étrangeté consistait en ceci que le phénomène de la vitre, dont j’ai parlé, s’appliquait à tout, mais principalement aux êtres et aux objets d’un certain intérêt. Par exemple, si je lisais un livre qui m’intéressait, je le lisais avec un vif plaisir, mais mon plaisir lui-même était sous une vitre, je pouvais le voir, l’apprécier mais non l’user. De même, si je rencontrais une personne qui me plaisait, tout ce qui m’arrivait avec elle d’agréable était sous verre et, a cause de cela, inusable, mais, aussi, lointain et dans un éternel passé. Au contraire, avec les choses et les gens sans importance, la vie retrouvait sa valeur et son actualité ordinaires, de sorte que préférant la vie au lointain...», «... et sur ses desseins, j’aurais su peut-être ce qu’elle-même n’a jamais pu savoir, rendue, par mon éloignement, d’une froideur qui la mettait sous une vitre...») aussi bien que dans La folie du jour (c’est du verre qui a failli lui faire perdre la vue) ou dans Une scène primitive («... à travers la vitre [...] (comme par la vitre brisée)...»). Traduiront-ils verre et vitre par glas? Encore ce qui se soustrait à l’usage, à la valeur d’usage. Usure du hors d’usage. Plus-value et processus de fétichisation. Le sous-verre du texte en traduction, donc de toute marque. Comment signer une traduction? Comment traduire un nom propre? Y a-t-il, dès lors, du nom propre? Et le «oui» en traduction. Ceux qui se marient à l’étranger (yes, yes): toutes les garanties dans le transfert des actes de mariage. Irresponsabilité fondamentale pour un texte traduit. L’idéal, c’est la traduction dans une graphie étrangère (le japonais par exemple pour un Européen). Mais cela vaut aussi dans «ma» langue. Contrat impossible. Deux processions sans rapport. 21 février 1978. Ne pas oublier que N. (Nathalie) est une traductrice («elle traduisait des écrits de toutes sortes de langues...»). Le narrateur précise: «C’était là un aspect de sa personne qui a contribué à me tromper sur elle.» Tous ces textes, on le voit assez, traitent de la loi et de la transgression aussi bien que de l’ordre donné, et de ce type d’ordre auquel on ne peut obéir qu’en le transgressant d’avance. Lu hier, parmi des graffitti, celui-ci: «ne me lis pas». Je me demande toujours ce qu’il faut faire ou ne pas faire, par exemple dans la lecture, l’écriture, l’enseignement, etc, pour savoir sur quoi est construit le lieu de ce qui a lieu (par exemple l’université, les limites entre les départements, les discours, etc.). Aujourd’hui, respectant jusqu’à un certain point le contrat ou la promesse qui me lie aux auteurs de ce livre, j’ai cru bien faire en me limitant au problème du «il faut» et de sa transgression dans l’ordre de la lecture, de l’écriture, de l’institution universitaire, etc., autant de domaines mal délimitables ; cela du point de vue de la traduction (translation, transfert, etc.). Qu’est-ce qu’il ne faut pas dire, aujourd’hui, à suivre la normativité dominante en ce domaine? Je ne le dis pas, je dis ce qu’il ne faut pas dire: par exemple qu’un texte peut être en rapport de transfert (à entendre en premier lieu au sens psychanalytique du terme) à l’égard d’un autre texte! Et Freud rappelant que le rapport transférentiel est un rapport «amoureux», insister: un texte en aime un autre (par exemple: The Triumph of Life aime, transférentiellement, La folie du jour, qui, de son côté, etc.). Voilà de quoi faire rire ou hurler un philologue, et Freud lui-même qui pourtant parlait du transfert comme d’une «réédition» (au sens métaphorique, bien sûr, de l’Übertragung!). A quelles conditions cette aimantation transférentielle entre ce qu’on appelle des corps textuels est-elle possible? Cette étrange question m’engage peut-être depuis longtemps. Dans ce qu’il ne faut pas. Comment allez-vous traduire ça? Ce qu’il ne faut pas, dans l’ordre de la traduction, du transfert ou de ladite littérature comparée: par exemple mettre dans un rapport d’association monstrueuse le «phénomène», 1’«occurrence», la «surrection» de «rose» dans The Triumph of Life (tant de fois arose, rose, I rose, I arose) avec non pas la résurrection – mais la rose de la résurrection dans L’arrêt de mort. Voilà ce qui ne serait pas sérieux, même si des effets de transferts homonymiques jouent déjà, nécessairement, à l’intérieur du poème de Shelley, d’ailleurs plein de fleurs et de couleurs en broderie. Le dernier mot de J., la survivante, ce ne fut pas la Chose mais la Rose, «la rose par excellence». Non pas les «roses factices» qu’on offre à Anne mourante (Thomas l’Obscur, p. 109), non pas la rose des sables bien que la survivante l’appelle par deux fois lorsque son pouls «s’éparpilla comme du sable». Par deux fois, elle dit «Vite une rose par excellence». Tout relire. Par exemple: «J’ai aussi cette excuse que, peu à peu, elle sembla se rapprocher d’une vérité au regard de laquelle la mienne perdait tout intérêt. Vers onze heures ou minuit, elle entra dans un léger cauchemar. Cependant, elle était encore éveillée, car je lui parlais et elle me répondait. Elle vit dans la chambre se déplacer ce qu’elle appela “une rose par excellence”. Je lui avais fait apporter, dans la journée, des fleurs très rouges, mais déjà trop épanouies, et je ne suis pas sûr qu’elle les ait beaucoup aimées. Elle les regardait de temps à autre d’un air assez froid. Pour la nuit, on les plaça dans le couloir, presque devant la porte qui resta quelque temps ouverte. C’est alors qu’elle donna ce nom de “rose par excellence” à quelque chose qu’elle voyait se déplacer à travers la chambre, à une certaine hauteur, me sembla-t-il. Je crus que cette image de rêve lui venait des fleurs qui peut-être l’incommodaient. Je fermai donc la porte. A ce moment, elle s’assoupit vraiment, d’un sommeil presque calme, et je la regardais vivre et dormir, quand tout à coup elle dit avec une grande angoisse: “Vite, une rose par excellence”, tout en continuant à dormir mais maintenant avec un léger râle. L’infirmière s’approcha et à l’oreille me dit que la nuit précédente, ce mot avait été le dernier qu’elle eut prononcé: à un moment où elle semblait enfoncée dans une inconscience complète, brusquement elle était sortie de sa torpeur pour montrer le ballon d’oxygène, en murmurant: “rose par excellence”, et aussitôt avait sombré à nouveau. Ce récit me glaça.» 18 mars 1978. «et aussitôt»: pour traduire cela, comme tout ce qui est dit ci-dessus du «et», les traducteurs devront se référer ou renvoyer au «en même temps» grec, ama, et au «en tō ephexēs» («à l’instant») tels qu’ils sont traités dans Ousia et grammè. Qu’est-ce qu’une référence? A une chose, à un texte, à l’autre? Qu’est-ce que ce mot de «référence»? Et la référence de telle «rose par excellence»? Crypte absolue, l’illisibilité même. Et pourtant les «références» y appellent une «analyse finie infinie», une lisi-traducti-bilité finie-infinie. Ne pas s’étendre sur la symbolique de la fleur (je l’ai fait ailleurs et longuement, précisément quant à la rose). «Symbole» de vie (rose des joues imité par le maquillage dans L’arrêt de mort), «symbole » de mort (fleur mortuaire) ou de l’amour, la rose est aussi paradigme de ce dont on ne demande pas raison («la rose est sans pourquoi»), l’arbitraire énigmatique signifiant la non-signifiance de l’arbitraire, de la chose sans pourquoi, sans origine et sans fin (cf. Le sans de la coupure pure et toute la lecture, dans un Séminaire sur La Chose, à Yale, du texte de Heidegger sur «La rose est sans pourquoi». A reprendre ailleurs, comme ce qui touche à la rose de Ponge, à celle de Celan). Si la rose n’est pas la chose, une chose, la Chose non plus. Entendre la rose par excellence non pas comme chose mais comme mot, souffle, dernier souffle d’un mot: adjectif, nom, commun ou propre, prédicat immédiatement nominalisable (rose, la rose, le rose, Rose). Premier mot de la première scène du premier acte d’une pièce (Les paravents de Genet, par exemple, voir Glas), il garde, hors contexte, la réserve de tous ces pouvoirs (Rose!) de nom au-delà des noms; la réserve qu’il garde encore lorsqu’il devient le dernier mot, par excellence, du dernier acte: de la morte et de la mort, de la Chose par excellence. Rose: rose: «rose»: moi, une rose, rose. Sujet et prédicat d’elle-même, tautologie où pourtant l’autre a fait irruption, fleur de rhétorique sans propriété, sans aucun sens propre, citation réitérée de soi. A rose is a rose is a rose is a rose: dans L’entretien infini, Blanchot dit de ce vers de Gertrude Stein qu’il nous trouble, parce qu’il est «le lieu d’une contradiction perverse» (voir la suite, p. 503). A propos de la «voix narrative», il parlait de «perversité retorse». Ici les traducteurs pourraient multiplier les références: à Rilke dont Blanchot est un très grand lecteur, à tous ses «roses»; à toutes ses «roses» (formidable anthologie, dont je n’extrais ici, faute de place et au titre de la traduction, que ce vers, dans un poème écrit par Rilke en français, Les roses «Rose, toi, ô chose par excellence complète...». Tout lire et tout traduire), - à Kierkegaard – dont Blanchot est un très grand lecteur («Le sceau est le tien; mais je le garde. Mais tu le sais aussi, dans un anneau qui sert à sceller, les lettres sont retournées: de là vient que le mot “tien” grâce auquel tu certifies et valides la possession, se lit “mienne” quand on le lit de mon côté. J’ai ainsi scellé ce paquet et je voudrais te prier de faire de même pour cette rose avant de la déposer dans le temple aux archives.» La réversion tien/mienne n’a lieu qu’en danois bien sûr) - à tant d’autres. L’arrêt de mort comme un autre Roman de la rose (on sait que ce texte pose aussi de redoutables problèmes quant à l’unité ou à la duplicité du moi, narrateur ou auteur). Et pour déposer ici cette rose sur la plus abyssale des cryptes, ces fragments retrouvés de Bataille, sur Laure (ils viennent d’être publiés par Jérôme Peignot, le neveu de Laure): «En marchant dans les rues, je découvre une vérité qui ne me laisse pas en repos: cette sorte de contraction douloureuse de toute ma vie qui se lie pour moi à la mort de Laure [oct. 1938, dates qu’on retrouve au début de L’arrêt de mort] et à la tristesse dépouillée de l’automne est aussi pour moi le seul moyen de me “crucifier”. [...] 11 octobre. Pendant l’agonie de Laure, je trouvai dans le jardin alors délabré, au milieu des feuilles mortes et des plantes flétries, une des plus jolies fleurs que j’aie vues: une rose, “couleur d’automne”, à peine ouverte. Malgré mon égarement, je la cueillis et la portai à Laure. Laure était alors perdue en elle-même, perdue dans un délire indéfinissable. Mais quand je lui donnai la rose, elle sortit de son étrange état, elle me sourit et prononça une de ses dernières phrases intelligibles: “ Elle est ravissante”, me dit-elle. Puis elle porta la fleur à ses lèvres et l’embrassa avec une passion insensée comme si elle avait voulu retenir tout ce qui lui échappait. Mais cela ne dura qu’un instant: elle rejeta la rose de la même façon que les enfants rejettent leurs jouets et redevint étrangère à tout ce qui l’approchait, respirant convulsivement. 12 octobre [...] Laure achevait de mourir à l’instant où elle éleva l’une des roses qu’on venait d’étendre devant elle avec un mouvement excédé et elle cria presque d’une voix absente et infiniment douloureuse: “La rose!”» (Je crois que ce furent ses derniers mots.) [...] « Au même instant je me représentais ce que j’avais éprouvé le matin même: “ prendre une fleur et la regarder jusqu’à l’accord... “. C’était là une vision, une vision intérieure maintenue par une nécessité subie en silence...» 20-27 mars 1978. Résurrections. La semaine de Pâques. Les traducteurs devraient se référer à la fin de mon apocalypse (Glas), tout occupée avec la conjonction pascale. La figure christique encore, du «qui?», du X de L’arrêt de mort, sur lequel «il faut faire une croix», dit le médecin qui le condamne. Les traducteurs devront se référer ici à ce qui est dit du chiasme, du χ (chi) et de l’ichtus dans +R, par-dessus le marché et dans Ariadne’s Thread de Hillis Miller (Critical Inquiry, automne 76, p. 75). Il y a un autre X., dans L’arrêt de mort, l’auteur de cette «opération étrange quand elle est faite sur des vivants, parfois dangereuse, surprenante, opération... Brusquement [...]». X est le nom du statuaire, de celui qui, par excellence, arrête la vie la mort. Arrêt sans Außebung: de la traduction. Économie. Tentation, mais c’est impossible, de raconter l’histoire de ce texte-ci, le nombre incalculable des épisodes: par exemple le Séminaire de Yale en 1976, Venise, la conférence en Belgique - le «leader» féministe, grande lectrice de Blanchot, qui reconnaît après coup avoir mal supporté qu’un «homme» ait osé 1’«hypothèse folle» de l’hymen entre les deux femmes; elle m’avait opposé la critériologie la plus académique, demandé des «preuves», etc. -, la lecture de Morella, la pensée pour cette Miss Blind qui s’est penchée sur les corrections du Triumph..., - les hésitations sur le titre - j’avais d’abord pensé à Survivre-en traduction et à Traductions-, mes calculs quant à l’anglais - comment vont-ils rendre le «il faut» ou peut-être le «faut-il» qui imprime la prescription dans Survivre?-, le Séminaire de Paris en 1974 ou 1975 sur Die Aufgabe des Übersetzers, ce que m’a dit, hier, mon ami Koitchi Toyosaki, l’article intitulé Traduit de, dans L’espace littéraire (ça commence ainsi: «Dans Pour qui sonne le glas, Robert Jordan, découvrant l’importance de l’instant qu’il est en train de vivre, se répète en plusieurs langues le mot maintenant. Maintenant, ahora, now, heute. Mais il est un peu déçu...»), les cinq pages intitulées Traduire, dans L’amitié (derniers mots: «... avec cette conviction que traduire est, en fin de compte, folie»), etc., mais je compte les signes et je renonce. Économie. Politique. S’il y a un arrêt de la traduction, cette limite ne tient pas à quelque indissociabilité essentielle du sens et de la langue, du signifié et du signifiant, comme ils disent. Elle est économique (reste à penser l’économique, bien sûr) et garde un rapport essentiel avec le temps, l’espace, le compte des signes ou plutôt des marques. Ne pas fétichiser ou substantialiser l’unité du mot. Par exemple avec plus de mots ou de morceaux de mots, le traducteur triomphera plus facilement de «arrêt» dans la locution «arrêt de mort». Non sans reste, bien sûr, mais plus ou moins facilement, de façon plus ou moins stricte et serrée. Se méfier du «nouvel idiome» de la «langue toute neuve», etc. Économie: stricture et non coupure. C’est toujours une contrainte extérieure qui arrête un texte en général, c’est-à-dire quoi que ce soit, par exemple la vie la mort. Ce qui s’arrête ici: l’authenticité (Eigentlichkeit) d’un être-pour-la mort. Penser l’extériorité à partir de cette économie de l’arrêt. «Arrêt»: la plus grande force «liée», tendue, bandée, rassemblée autour de sa propre limite, retenue, inhibée (Hemmung, Haltung) et aussitôt disséminée. Sable. Vide, déchargée d’elle-même. Dans la transe. Sur ce mot, les traducteurs citeront Glas, très abondamment (par exemple p. 30). Trans/partition. Trépas. Trespassing. A faire communiquer, sans traduire, avec tous les trans- qui sont ici à l’oeuvre. J’espère qu’ils ne croiront pas qu’escorté par cette foule en procession de doubles, fantômes, transes, folies du jour, jubilations et triomphes maniaques, j’ai souterrainement, ici, traduit The Triumph..., et par exemple «The crowd gave away, and I arose aghast / Or seemed to rise, so mighty was the trance / And saw like clouds upon the thunder blast / The million with fierce song and maniac dance / Raging around; such seemed the jubilee... ». J’ai multiplié les références (aux «choses» et aux «textes», diraient-ils) mais en vérité ce que je viens d’écrire est sans référence. Surtout pas à moi-même ou aux textes que j’ai signés dans une autre langue. Précisément à cause de cette multiplicité jubilante d’auto-références. «In order to corne into being as text, the referential function had to be radicaly suspended» (Paul de Man, The purloined Ribbon, in Glyph I. Tout citer). Transréférence. Comment signer en traduction, dans une autre langue? Survivre - au nom de qui? au nom de quoi? Comment traduiront-ils cela? Bien sûr, je n’ai pas tenu ma promesse. Cette bande télégraphique produit un supplément d’intraduisible, que je le veuille ou non. Ne jamais dire ce qu’on fait, et en feignant de le dire, faire encore autre chose qui se crypte aussitôt, s’ajoute et se retranche. Parler de l’écriture, du triomphe, et d’écrire comme survivre, c’est énoncer ou dénoncer le phantasme maniaque. Non sans le réitérer, cela va sans dire.

 

 

 

Principal

En francés

Textos

Comentarios

Restos

Fotos

Cronología

Bibliografía

Links

Sitio creado y actualizado por Horacio Potel