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LE PAPIER OU MOI,VOUS SAVEZ
(nouvelles spéculations sur un luxe des pauvres)

Jacques Derrida

Propos recueillis par Marc Guillaume et Daniel Bougnoux.
Les Cahiers de médiologie - n°4 : «Pouvoirs du papier»
2e sem. 1997. Paris: Gallimard.

 Jacques Derrida
Texto en castellano

 

Cahiers de médiologie: Vous avez écrit des livres à plusieurs entrées, selon plusieurs plans, ou plis, comme pour déjouer la surface du papier et la linéarité traditionnelle de l’écrit. Vous avez manifestement rêvé de faire de la page une scène (pour la voix, mais aussi le corps), d’y creuser une profondeur, et assez souvent un abîme. “L’écriT, l’écrAN, l’écrIN” écriviez-vous en une formule qui n’est pas à entendre, mais à lire: jusqu’à quel point le papier fonctionne-t-il déjà comme un multimédia? Jusqu’à quel point vous aura-t-il suffi pour communiquer votre pensée?

Jacques Derrida: A voir venir toutes ces questions sur le papier, j’ai l’impression (l’impression, quel mot, déjà) que je n’ai jamais eu d’autre sujet: au fond, le papier, le papier, le papier. On pourrait le démontrer, documents et citations à l’appui, “sur papier”: j’ai toujours écrit, et même parlé sur le papier, à la fois au sujet du papier, à même le papier et en vue du papier. Support, sujet, surface, marque, trace, gramme, inscription, pli, ce furent aussi des thèmes – auxquels me tenait la certitude tenace, depuis toujours mais de plus en plus justifiée, confirmée, que l’histoire de cette “chose”, cette chose sensible, visible, tangible donc contingente, le papier, aura été courte. Le papier est à l’évidence le “sujet” fini d’un domaine circonscrit, dans le temps et dans l’espace, d’une hégémonie qui délimite une époque dans l’histoire de la technique et dans l’histoire de l’humanité. La fin de cette hégémonie (sa fin structurelle, sinon quantitative, sa dégénérescence, sa tendance au retrait) s’est brusquement accélérée à une date qui coïncide, en gros, avec celle de ma “génération”: le temps d’une vie.

Autre version, en somme, de La peau de chagrin. Héritier du parchemin de peau, le papier se retire, réduit, rétrécit inexorablement à mesure qu’un homme vieillit – et tout alors devient enjeu de dépense et d’épargne, de calcul, de vitesse, d’économie politique, et comme dans le roman de Balzac, de “savoir”, de “pouvoir” et de “vouloir”[i].

Depuis que j’ai commencé à écrire, le statut et la stabilité du papier ont été constamment secoués par des secousses sismiques. Les bêtes d’écriture acharnée que nous sommes ne pouvaient pas y rester sourdes ou insensibles. Chaque signe sur le papier devait être pressenti comme un signe avant-coureur; il annonçait la “perte” d’un support: la fin du “subjectile” approche. C’est aussi par là, sans doute, que ce corps de papier nous tient au corps. Car si nous tenons au papier, et pour longtemps encore, s’il nous tient au corps, et par tous les sens, et par tous les phantasmes, c’est que son économie a toujours été plus que celle d’un média (d’un simple moyen de communication, de la neutralité supposée d’un support), mais aussi, paradoxalement, votre question le suggère, celle d’un multimédia. Il en a toujours été ainsi, déjà, virtuellement. Multimédia, non pas, certes, dans l’acception courante et actuelle de ce mot qui, à strictement parler, suppose en général la supposition, justement, d’un support électronique. Multimédia, le papier ne l’est pas davantage “en soi”, bien sûr, mais, vous avez raison de le souligner, il “fonctionne déjà”, pour nous, virtuellement, comme tel.

Cela seul explique l’intérêt, l’investissement et l’économie qu’il mobilisera encore longtemps. Il n’est pas seulement le support de marques mais le support d’une “opération” complexe, spatiale et temporelle, visible, tangible et souvent sonore, active mais aussi passive (autre chose qu’une “opération”, donc, le devenir-opus ou l’archive du travail opératoire). Le mot “support” lui-même appellerait bien des questions, justement au sujet du papier. Il ne faut pas se fier aveuglément à tous les discours qui réduisent le papier à la fonction ou au topos d’une surface inerte disposée sous des marques, d’un substrat destiné à les soutenir, à en assurer la survie ou la subsistance. Le papier serait alors, selon ce bon sens commun, un corps-sujet ou un corps-substance, une immobile et impassible surface sous-jacente aux traces qui viendraient l’affecter du dehors, superficiellement, comme des événements, des accidents, des qualités. Ce discours n’est ni vrai ni faux mais il est lourd de toutes les présuppositions qui, de façon non fortuite, se sont sédimentées dans l’histoire de la substance ou du sujet, du support ou de l’hypokeimenon – mais aussi bien des rapports entre l’âme et le corps. Ce qui arrive aujourd’hui au papier, à savoir ce que nous appréhendons au moins comme une sorte de retrait en cours, de reflux au rythme encore imprévisible, cela ne nous rappelle pas seulement que le papier a une histoire courte mais complexe, une histoire technique ou matérielle, une histoire symbolique de projections et d’interprétations, une histoire enchevêtrée dans l’invention du corps humain et de l’hominisation. Cela met aussi en évidence une autre nécessité: nous ne pourrons pas penser ou traiter ce retrait sans une réflexion générale et formalisée (déconstructive aussi) sur ce qu’aura signifié le trait, bien sûr, et le retrait mais d’abord l’être-sous, la soumission ou l’assujettissement de la subjectivité en général.

Pour revenir maintenant au plus près de votre question, oui, le papier peut se mettre en œuvre à la façon d’un multimédia. Du moins quand il donne à lire ou à écrire, car il y a aussi du papier d’emballage, du papier peint, du papier à cigarette, du papier hygiénique, etc. Le papier à inscription (le papier à lettre, si vous voulez, ou le papier à icône) peut perdre cette destination ou cette dignité. Avant d’être ou cessant d’être “support d’écriture”, il se prête à tout autre usage, et nous avons là deux sources principales d’évaluations. Concurrentes, elles peuvent parfois se mêler pour se disputer le même objet: d’une part la condition d’une archive sans prix, le corps d’un exemplaire irremplaçable, une lettre ou un tableau, un événement absolument unique (dont la rareté peut donner lieu à plus-value et spéculation), mais aussi le support d’impression, de ré-impression technique et de reproductivité, de remplacement, de prothèse, donc aussi de marchandise industrielle, de valeur d’usage et d’échange, et finalement d’objet jetable, l’abjection du déchet.

Inversion d’une hiérarchie toujours instable: le “beau papier” sous toutes ses formes peut devenir l’objet d’un rejet. La virginité de l’immaculé, du sacré, du sauf et de l’indemne, c’est aussi ce qui s’expose ou se livre à tout et à tous, les dessous et l’abaissement de la prostitution. Ce “dessous” qu’est le papier sous-jacent peut déchoir en paperasse, digne de la corbeille ou de la poubelle plus que du feu. Le seul mot de “papier” suffit parfois à connoter, question de ton, une telle déchéance. Le “papier journal”, déjà suspecté quant à la qualité et à la survie de ce qu’on y écrit, nous savons d’avance qu’il peut déchoir en papier d’emballage ou en papier-cul (d’ailleurs la presse écrite peut exister dorénavant sous deux formes simultanées, sur “papier” et sur Internet, ainsi proposée, voire exposée à “interactivité”). Un engagement solennel, un pacte, une alliance signée, un serment écrit peuvent redevenir, au moment du parjure, des “chiffons de papier” (expression d’autant plus étrange que le papier – qui en Occident n’a pas mille ans puisqu’il nous vint de Chine et du Moyen Orient au retour des Croisades –, eut d’abord, pour matière première, du chiffon, de la chiffe, des chiffons de lin, de coton ou de chanvre). Pour dénoncer un simulacre ou un artefact, une apparence trompeuse, on dira par exemple un “tigre de papier” ou en allemand, un “dragon de papier”. Ce qui n’est pas effectif ou reste seulement virtuel, on dira, pour le créditer ou discréditer, que c’est seulement “sur le papier” : “cet État ne dispose d’une telle armée que sur le papier, “ce gouvernement a construit tant de logements sociaux ou tant d’emplois pour les jeunes sur le papier. Crédit ou discrédit, légitimation ou délégitimation auront longtemps été signifiés par le corps de papier. Une garantie vaut ce que vaut un papier signé. La dévalorisation ou la “moins-value”, la “dévaluation” du papier est proportionnelle à sa fragilité, à son moindre coût supposé, à la facilité de sa production, de son émission ou de sa reproduction. C’est par exemple la différence entre le papier-monnaie, plus dévaluable, et la pièce métallique d’or ou d’argent, puis entre le papier garanti par un État ou un notaire, le “papier timbré”, et le “papier libre” (énorme série de sujets connexes : le Capital, etc.).

Je reviens donc enfin, disais-je, à votre question. Subjectile[ii] d’une inscription dont les motifs phonétiques ne sont jamais absents, quel que soit le système d’écriture, le papier résonne. Sous l’apparence d’une surface, il tient en réserve un volume, des plis, un labyrinthe dont les parois renvoient les échos de la voix ou du chant qu’il porte lui-même, car le papier a aussi la portée, les portées d’un porte-voix. (Nous devrons revenir sur cette “portée” du papier.) Mis en œuvre dans une expérience engageant le corps, et d’abord la main, l’œil, la voix, l’oreille, le papier mobilise donc à la fois le temps et l’espace. Malgré ou à travers la richesse et la multiplicité de ces ressources, ce multimédia a toujours annoncé son insuffisance et sa finitude.

Qu’est-ce qui pourrait suffire, je reprends vos mots, pour “communiquer” une “pensée”? Si je m’installe dans la logique de votre question, je dois admettre provisoirement, par convention, que dans une situation où il s’agirait de “communiquer” une “pensée” (qui existerait ainsi préalablement à sa “communication”) et de la communiquer en la confiant à un moyen, à la médiation d’un médium, ici une trace inscrite sur un support stable et plus durable que l’acte même de l’inscription, alors, alors seulement surgirait l’hypothèse du papier – dans l’histoire, à côté ou après tant d’autres supports possibles. Il est alors vrai que mon expérience de l’écriture, comme celle de la majorité des humains depuis quelques siècles à peine, aura appartenu à l’époque du papier, à cette parenthèse à la fois très longue et très courte, terminable et interminable. Dans les expérimentations auxquelles vous faites allusion, La dissémination, Tympan, Glas, mais aussi La carte postale ou Circonfession (écrits “sur” ou “entre” la carte, la page, la peau et le logiciel d’ordinateur), Le monolinguisme de l’autre (qui nomme et met en jeu un “tatouage inouï”), j’ai cherché à jouer avec la surface du papier autant qu’à la déjouer. En inventant ou ré-inventant des dispositifs de mise en page, et d’abord de frayage ou d’occupation de la surface, il fallait tenter de détourner, à même le papier, certaines normes typographiques. Il fallait tourner certaines conventions dominantes, celles par lesquelles on avait cru devoir, dans les cultures où domine l’écriture dite phonétique, s’approprier l’économie historique de ce support en le pliant (sans le plier, à plat, justement) au temps continu et irréversible d’une ligne, d’une ligne vocale. Et monorythmique. Sans me priver de la voix ainsi enregistrée (ce qui fait du papier, en effet, une sorte de multi-medium audiovisuel), j’ai en partie, en partie seulement, et dans une sorte de transaction continue, exploité les chances que le papier offre à la visibilité, c’est-à-dire en premier lieu la simultanéité, la synopsis, la synchronie de ce qui n’appartiendra jamais au même temps: plusieurs lignes ou trajets de parole peuvent ainsi cohabiter la même surface, se donner ensemble à l’œil dans un temps qui n’est pas exactement celui de la prolifération unilinéaire ni même de la lecture à voix basse, à une seule voix basse. Changeant de dimension et se pliant à d’autres conventions ou contrats, des lettres peuvent alors appartenir à plusieurs mots. Elles sautent par dessus leur appartenance immédiate. Elles troublent alors l’idée même d’une surface plate, ou transparente, ou translucide, ou réfléchissante. Pour nous limiter à l’exemple[iii] que vous évoquiez, le mot TAIN surimprime en effet sa visibilité à l’écriT, l’écrAn, l’écrIN. D’ailleurs, il peut aussi s’entendre, non seulement se voir: en nommant le cr qui se répète et traverse en crissant, criant ou craquant les trois mots, en ouvrant le creux sans réflexion, l’abîme sans “mise en abîme” d’une surface qui arrête la réflexion, il désigne du même coup ce qui sur une page archive l’écrit, le conserve, l’encrypte ou assure sa garde dans un écrin mais continue aussi, c’est sur ce point que je voudrais insister, de commander la surface de l’écran.

La page reste un écran. C’est l’un des thèmes de ce texte qui prend aussi en compte la numérologie, voire le numérique et la digitalisation de l’écriture. Si elle est d’abord une figure du papier (de livre ou de codex), la page continue aujourd’hui, de bien des façons, et non seulement par métonymie, d’ordonner un grand nombre de surfaces d’inscription, là même où le corps de papier n’est plus là en personne, si on peut dire, continuant ainsi de hanter l’écran de l’ordinateur et toutes les navigations à voile ou à toile sur l’Internet. Même quand on écrit à l’ordinateur, c’est encore en vue de l’impression finale sur papier, qu’elle ait lieu ou non; les normes et les figures du papier – plus que du parchemin – s’imposent à l’écran (la ligne, la “feuille”, la page, le paragraphe, les marges, etc. J’ai même sur mon logiciel une entrée “carnet” qui imite le petit cahier de poche aide-mémoire sur lequel je peux griffonner des notes; il ressemble sur l’écran à un écrin dans l’écran et je peux en tourner les pages; elles sont à la fois numérotées et écornées; j’ai aussi une entrée “bureau”, alors même que ce mot, comme la “bureaucratie”, appartient à la culture et même à l’économie politique du papier. Ne parlons pas des verbes “couper/coller” ou “effacer” que comporte aussi mon logiciel. Ayant perdu toute référence concrète et descriptive aux opérations techniques effectuées, ces infinitifs gardent aussi la mémoire du disparu, le papier, la page du codex. L’ordre de la page, fût-ce au titre de la survivance, prolongera donc la survie du papier – bien au-delà de sa disparition ou de son retrait. 

Je préfère toujours dire son retrait; car celui-ci peut marquer la limite d’une hégémonie structurelle, voire structurante, modélisant, sans qu’il y ait là une mort du papier, seulement une réduction… Ce dernier mot serait, lui aussi, assez approprié. Il reconduirait la réduction du papier (sans fin et sans mort) vers un changement de dimension mais aussi vers une frontière qualitative entre la duction de production et la duction de reproduction. Car au contraire, dans le même temps, à savoir dans le temps du retrait ou de la réduction, eh bien la production du papier de reproduction, la transformation et la consommation du papier à impression peuvent en quantité s’accroître plus largement et plus vite que jamais. La réduction du papier n’est pas une raréfaction. Pour l’instant, c’est sans doute le contraire[iv]. Cet accroissement quantitatif concerne en vérité le papier qu’on pourrait qualifier de “secondaire”, celui qui n’a rien à voir avec la première inscription (le “premier” frayage d’une écriture) ou bien seulement avec l’impression mécanique ou la reproduction de l’écrit et de l’image. Ce qui décroît sans doute, proportionnellement, se retire et se réduit à grande allure, ce serait plutôt la quantité de papier, disons “primaire”, le lieu d’accueil pour un tracé originel, pour la composition inaugurale ou l’invention, l’écriture à la plume, au crayon ou même à la machine à écrire, bref le papier approprié à tout ce qu’on continue d’appeler “première version”, “original”, “manuscrit” ou “brouillon”).

Retrait et réduction, ces deux mots s’accorderaient assez bien avec le rétrécissement, le devenir “peau de chagrin” du papier. Avant d’être une contrainte, le papier aura donc été un multimédia virtuel, il reste la chance d’un texte multiple et même d’une sorte de symphonie, voire d’un chœur. Il l’aura été de deux façons au moins.

D’une part, force de loi, en raison de la transgression même qu’appelle une contrainte (étroitesse de l’étendue, fragilité, dureté, rigidité, passivité ou impassibilité quasi morte, rigor mortis du “sans réponse” – par opposition à l’interactivité potentielle de l’interlocuteur de recherche qu’est déjà un ordinateur ou un système Internet multimédiatique); et je crois que les expériences typographiques que vous évoquiez, celles de Glas, en particulier, ne m’auraient plus intéressé, je ne les aurais plus désirées sur un ordinateur et sans ces contraintes du papier, sa dureté, ses limites, sa résistance. 

D’autre part, en nous portant au-delà du papier, les aventures technologiques nous accordent une sorte de futur antérieur; elles libèrent notre lecture pour une exploration rétrospective des ressources passées du papier, pour ses vecteurs déjà multimédiatiques. Cette mutation est aussi intégrative, sans rupture absolue, et la chance de notre “génération” c’est de garder encore le désir de ne renoncer à rien, ce qui est la définition même de l’inconscient, vous le savez. En quoi il est, l’inconscient ou ce qu’on appelle encore ainsi, le multimédia même.

Cela dit, s’il faut reconnaître les ressources ou les possibilités “multimédiatiques” du papier, évitons l’erreur la plus tentante mais aussi la plus grave: réduire l’événement technique, l’invention des dispositifs multimédia stricto sensu, dans leur objectalité extérieure, dans le temps et l’espace de leur électro-mécanicité, dans leur logique numérique ou digitale, à un simple développement du papier, de ses possibilités virtuelles ou implicites.

  

Un questionnement médiologique parcourt votre œuvre depuis votre présentation de L’origine de la géométrie de Husserl, et bien sûr La Grammatologie. Cette médiologie interroge en particulier la forme-livre de la pensée, sa typographie, sa carrure, ses plis… Freud par exemple est lu très tôt par vous en relation à “l’ardoise magique” du Wunderblock. Vous y revenez dans Mal d’archive, où vous posez la question de savoir quelle forme aurait prise la théorie freudienne à l’époque de la bande magnétique, de l’E-mail, des fax et de la multiplication des écrans. La psychanalyse, pour nous borner à cet exemple éminent, serait-elle infiltrée jusque dans ses modèles théoriques par la forme-papier du savoir, ou, disons, la graphosphère?

Jacques Derrida: Sans doute. Cette hypothèse mérite d’être déployée, de façon différenciée, à la fois systématique et prudente. En disant “la forme-papier du savoir, ou, disons, la graphosphère”, vous marquez vous-même une distinction indispensable. Ce qui appartient à la “graphosphère” suppose toujours quelque surface, voire la matérialité de quelque support, mais tout graphème ne s’imprime pas nécessairement sur du papier, ni même sur une peau, sur la pellicule d’un film ou sur un parchemin. Le recours pédagogique ou illustratif à ce dispositif technique que fut le “Bloc magique[v]” pose des problèmes de toute sorte sur lesquels je ne peux pas revenir ici, mais la mise en œuvre du papier, à proprement parler, y reste étonnante. Freud mise sur le papier, certes, comme support et surface d’inscription, lieu de rétention des marques – mais il tente simultanément de s’en affranchir. Il voudrait franchir sa limite. Il se sert du papier, mais comme s’il voulait se rendre au-delà d’un principe du papier. Le schème économiste qui le guide alors pourrait nous inspirer dans toute réflexion sur le support-surface en général, sur le support-surface de papier en particulier. Freud commence, certes, par évoquer “la tablette à écrire ou la feuille de papier”. Celle-ci supplée les défaillances de ma mémoire quand je leur confie des notations écrites. Telle “surface” est alors comparée à un “élément matérialisé de l’appareil mnésique que d’ordinaire je porte invisible en moi”. Il faut encore souligner la portée de ce “je porte”. Mais cette surface finie est vite saturée, il me faut (porter) une autre feuille vierge pour continuer et je peux alors perdre mon intérêt pour la première feuille. Si, pour continuer sans relâche à inscrire de nouvelles impressions, j’écris à la craie sur une ardoise, je peux certes effacer, écrire, effacer de nouveau, mais alors sans garder une trace durable. Double bind, double bande du papier: “Capacité de réception illimitée et conservation de traces durables semblent donc s’exclure pour les dispositifs par lesquels nous fournissons à notre mémoire un substitut. Il faut ou que la surface réceptrice soit renouvelée ou que la notation soit anéantie[vi].” Alors sur le marché, le modèle technique du Wunderblock permettrait, selon Freud, de lever cette double contrainte et de résoudre cette contradiction – mais à la condition de relativiser, si je puis dire, et de diviser en elle-même la fonction du papier proprement dit. C’est seulement alors que “ce petit instrument promet d’en faire plus que la feuille de papier ou la tablette d’ardoise.” Car le bloc magique n’est pas un bloc de papier mais une tablette de résine ou de cire brun foncé. Il est seulement bordé de papier. Une feuille fine et transparente est fixée au bord supérieur de la tablette mais elle y reste librement apposée, flottante en son bord inférieur. Or cette feuille elle-même est double, non pas réflexive ou pliée mais double et divisée en deux “couches” (d’ailleurs une réflexion sur le papier devrait être en premier lieu une réflexion sur la feuille, sur la figure, la nature, la culture et l’histoire de ce qu’on appelle une “feuille”, de ce qu’on appelle ainsi dans certaines langues, dont la nôtre, et qui surimprime ainsi dans la “chose” un grand dictionnaire de connotations, de tropes ou de poèmes virtuels: toutes les feuilles du monde, à commencer par celles des arbres – dont on fait d’ailleurs du papier – deviennent, comme si elles y étaient promises, sœurs ou cousines de celle sur laquelle nous couchons nos signes, avant qu’elles ne deviennent les feuillets d’un journal ou d’une revue, ou le feuillage d’un livre. Il y a le pliage des feuilles – réserve d’une immense référence à Mallarmé et à tous ses “plis” – je m’y étais risqué dans La double séance –; mais il y a aussi tous les plis que font les sens du vocable “feuille”. Ce mot de “feuille” est lui-même un portefeuille sémantique. Nous devrions aussi parler, si nous n’oublions pas de le faire plus tard, de la sémantique du portefeuille, du moins dans notre langue). La couche supérieure, j’y reviens, est de celluloïd, donc transparente: une sorte de film ou de pellicule, une peau artificielle; la couche inférieure, elle, une feuille de cire fine et translucide. Comme on écrit sans encre, à l’aide d’un style pointu, et non pas à même le papier de cire, mais seulement sur la feuille de celluloïd, Freud évoque un retour à la tablette des Anciens. Nous ne pouvons pas revenir ici, dans le détail, sur les implications et les limites de ce que j’avais surnommé, en mémoire de Kant, les “trois analogies de l’écriture”. Il y a d’autres limites, auxquelles n’avait pas pensé Freud. Mais il en avait pressenti plus d’une. Il tenait lui-même cette technique pour un simple modèle auxiliaire (“Il faut bien que l’analogie d’un tel appareil auxiliaire avec l’organe qui en est le modèle prenne fin quelque part”, dit-il avant de la pousser, toutefois, encore plus loin).Je voulais seulement souligner, pour ce qui nous importe ici, deux ou trois points:

1. Chez Freud, ce “modèle” se trouve en concurrence avec d’autres (un dispositif optique, par exemple, mais d’autres encore) ou compliqué par l’écriture photographique (qui suppose d’autres supports de quasi-papier, la pellicule de film et le papier de tirage).

2. Le papier y est déjà “réduit” ou “retiré”, en retrait (le papier proprement dit, si on peut encore dire, mais pouvons-nous parler ici du papier lui-même, de la “chose même” nommée “papier” ou seulement de ses figures? et le “retrait” n’a-t-il pas toujours été le mode d’être, le processus, le mouvement même de ce que nous appelons “papier”? Le trait essentiel du papier, ne serait-ce pas le retrait de ce qui s’efface et se retire sous ce qu’un prétendu support est censé soutenir, recevoir ou accueillir? Le papier n’est-il pas toujours, depuis toujours en train de “disparaître”? et de ce disparu ne portons-nous pas le deuil au moment même où nous lui en confions les signes nostalgiques et le faisons disparaître sous l’encre, les larmes et la sueur de ce travail, d’un travail d’écriture qui est toujours travail de deuil et perte du corps? Qu’est-ce que le papier, lui-même, à proprement parler? Et l’histoire de la question “qu’est-ce que?” n’est-elle pas toujours “au bord”, à la veille ou au lendemain d’une histoire du papier?).

En tout cas dans le “bloc magique”, le papier n’est ni l’élément ni le support dominant.

3. Il s’agit là d’un appareil, et déjà d’une petite machine à deux mains; ce qui s’y imprime sur du papier ne procède pas directement du geste unique d’une seule main, il y faut une manipulation, voire une manutention multiple. Division du travail, à chaque main son rôle et sa surface, et sa période. Ce sont les derniers mots de Freud qui peuvent rappeler le copiste du Moyen Âge (avec son style dans une main, le grattoir dans l’autre) mais aussi annoncer l’ordinateur (ses deux mains, la différence entre les trois moments de la première inscription “flottante”, de l’enregistrement et de l’impression sur du papier): “Si l’on s’imagine que pendant qu’une main écrit à la surface du bloc magique, une autre détache périodiquement de la tablette de cire la feuille de couverture, on aurait là une façon de rendre sensible la manière dont j’ai voulu représenter le fonctionnement de notre appareil de perception psychique.”

Cela dit, et je n’oublie pas votre question, si l’on distingue entre ce que vous appelez la “forme-papier” du savoir et la “graphosphère”, on ne peut pas dire que la psychanalyse, toute la psychanalyse dépende, dans ses modèles théoriques, du papier ni même de la figure du papier. La scène et la “situation analytique” semblent exclure, par principe, tout enregistrement sur un support extérieur (mais, depuis Platon, l’immense question demeure du tracement dit métaphorique dans l’âme, dans l’appareil psychique). Bien qu’il soit difficile d’imaginer ce qu’aurait été, pour la psychanalyse du temps de Freud et de ses successeurs immédiats, l’institution, la communauté et la communication scientifique sans le papier des publications et surtout des tonnes de correspondance manuscrite, sans le temps et l’espace que la forme “papier” ou la substance “papier” commandent ainsi, la dépendance théorique d’un savoir psychanalytique à l’égard de ce médium ne peut être ni certaine ni surtout homogène. Une place et un concept doivent être réservés à des inégalités de développement (plus ou moins de dépendance à tel moment qu’à tel autre, une dépendance d’un autre type en certains lieux du discours, de la communauté institutionnelle, de la vie privée, secrète ou publique – à supposer qu’on puisse les distinguer en toute rigueur, et c’est bien le problème). Le processus reste en cours. Nous ne pouvons pas revenir ici sur les protocoles de questions que j’ai proposés dans Mal d’archive; mais le concept même de “modèle théorique” pourrait paraître aussi problématique que celui d’illustration pédagogique (mise en tableau, graphique sur du papier, volume ou appareil à papier, etc.) Il y a, certes, une multiplicité de modèles concurrents (soit plus “techniques” – optiques, nous l’avons dit, comme un appareil photographique ou un microscope; graphique, comme le bloc magique; soit plus “naturels” – engrammes, traces mnésiques et bio-graphiques ou génético-graphiques sur le support d’un corps propre : dès les premiers écrits de Freud). Ces “modèles” peuvent parfois, non toujours, se passer du papier, mais ils appartiennent tous à ce que vous appelez la “graphosphère”, au sens le plus général que je suis toujours tenté de donner à ces mots. Les traditions pré-psychanalytiques que Freud invoque lui-même (le code hiéroglyphique comme Traumbuch, par exemple) ou celles auxquelles on le rappelle (une puissante filiation ou affiliation juive, comme le souligne Yerushalmi[vii]) sont des techniques de déchiffrement. Il y va d’un décodage de marques graphiques, avec ou sans papier. Même quand Lacan, pour les déplacer, remet au travail et en mouvement des modèles linguistico-rhétoriques, même à l’époque où il dé-biologise et dés-affecte, si on peut dire, la tradition freudienne, même quand il fait son thème majeur de la parole pleine, ses figures dominantes relèvent de ce que vous appelleriez la graphosphère.

Quant au “modèle topologique” de la bande de Moebius, jusqu’à quel point reste-t-il une “représentation” ou une “figure”? Dépend-il irréductiblement, en tant que tel, de ce qu’on appelle un corps de “papier”? Une feuille dont les deux pages (recto/verso) développeraient une seule et même surface? Il y va selon Lacan, vous le savez, d’une division du sujet sans “distinction d’origine” entre savoir et vérité. Ce “huit intérieur” marque aussi “l’exclusion interne [du sujet] à son objet[viii]”. Quand Lacan répond en ces termes à la question de la “double inscription”, il faudrait s’interroger sur le statut et la nécessité de ses tropes (sont-ils irréductibles ou non? je ne saurais le dire si vite):

 

“Elle [la question de la double inscription] est tout simplement dans le fait que l’inscription ne mord pas du même côté du parchemin, venant de la planche à imprimer de la vérité ou de celle du savoir.

“Que ces inscriptions se mêlent était simplement à résoudre dans la topologie: une surface ou l’endroit et l’envers sont en état de se joindre partout, était à portée de la main.

“C’est bien plus loin pourtant qu’en un schème intuitif, c’est d’enserrer, si je puis dire, l’analyste en son être que cette topologie peut le saisir[ix].”

 

Sans même parler de la main, de la “portée de la main”, de tous ces “schèmes intuitifs” que Lacan semble pourtant récuser, le parchemin (de peau) n’est pas le papier, ce n’est pas le sujet ou le subjectile d’une machine à imprimer. Les deux “matières” appartiennent à des époques techniques et à des systèmes d’inscription hétérogènes. Y aurait-il derrière ces déterminations particulières (le support de peau ou le papier, d’autres aussi), au-delà ou en deçà d’elles-mêmes, une sorte de structure générale, voire quasi transcendantale? une structure à la fois superficielle, celle précisément d’une surface, et assez profonde, assez sensible toutefois pour accueillir ou retenir l’impression? Quand on dit “papier”, par exemple, nomme-t-on le corps empirique qui porte ce nom de convention? Recourt-on déjà à une figure de rhétorique? Ou désigne-t-on du même coup ce “papier quasi transcendantal” dont la fonction pourrait être assurée par tout autre “corps” ou “surface” à la condition qu’il partage avec le “papier”, au sens strict, certains traits (corporéité, étendue, capacité à retenir l’impression, etc.)? Il est à craindre (mais est-ce là une menace? n’est-ce pas aussi une ressource? que ces trois “usages” du nom “papier”, du vocable “papier” ne se surimpriment l’un dans l’autre de la façon la plus équivoque – à chaque instant. Et ne se surinscrivent ainsi dès la figuration du rapport entre le signifiant et le signifié “papier” (au point que la question “qu’est-ce que”, dans ce cas, “qu’est-ce que le papier?”, a toutes les chances de s’égarer dès qu’elle se lève. On pourrait d’ailleurs s’amuser à démontrer, je le suggérais à l’instant, qu’elle a presque l’âge du papier, la question “qu’est-ce que?”. Comme la philosophie et le projet de science rigoureuse, elle est à peine plus vieille ou plus jeune que notre papier.)

S’agissant du doublet signifiant/signifié, vous vous rappelez de surcroît que Saussure, tout en excluant vigoureusement l’écriture de la langue, n’en comparait pas moins la langue elle-même à une feuille de papier.

 

“La langue est encore comparable à une feuille de papier: la pensée est le recto et le son le verso [tiens! pourquoi pas le contraire?] ; on ne peut découper le recto sans découper en même temps le verso; de même dans la langue, on ne saurait isoler ni le son de la pensée ni la pensée du son; on n’y arriverait que par une abstraction…[x]

 

Que faire de cette “comparaison”? modèle théorique? “forme-papier du savoir?” appartenance à la “graphosphère”? N’oublions pas que la psychanalyse prétend interpréter les phantasmes eux-mêmes, les projections, les investissements, les désirs qui se portent aussi bien sur les machines à traiter le papier que sur le papier lui-même. Dans le champ virtuellement infini de cette sur-interprétation, dont les modèles et les protocoles mêmes doivent être ré-interrogés, on n’est pas tenu de se limiter aux hypothèses psychanalytiques. Mais elles nous indiquent des directions. Entre l’époque du papier et les techniques d’écriture multimédiatiques qui transforment de fond en comble notre existence, n’oublions pas que la Traumdeutung “compare” toutes les machineries compliquées de nos rêves, comme les armes d’ailleurs, à des organes génitaux masculins. Et dans Inhibition, Symptôme et Angoisse, la feuille de papier blanc devient le corps de la mère, du moins tant qu’on y écrit à la plume et à l’encre:

 

“Lorsque l’écriture, qui consiste à faire couler d’une plume un liquide sur une feuille de papier blanc, a pris la signification symbolique du coït ou lorsque la marche est devenue le substitut du piétinement du corps de la mère, écriture et marche sont toutes deux abandonnées, parce qu’elles reviendraient à exécuter l’acte sexuel interdit[xi].”

 

Nous avons oublié de parler de la couleur du papier, de la couleur de l’encre, de leur chromatique comparée: immense sujet. Ce sera pour une autre fois. Quand il n’est pas associé, comme une feuille, d’ailleurs, ou un papier de soie, au voile ou à la toile, le “blanc” d’écriture, l’espacement, l’intervalle, les “blancs qui assument l’importance” ouvrent toujours sur un fond de papier. Au fond, le papier reste souvent, pour nous, le fond du fond, la figure du fond sur le fond de laquelle se détachent les figures et les lettres. Le “fond” indéterminé du papier, le fond du fond en abîme, quand il est aussi surface, support et substance (hypokeimenon), substrat matériel, matière informe et puissance en puissance (dynamis), pouvoir virtuel ou dynamique de la virtualité, voilà qu’il en appelle à une généalogie interminable de ces grands philosophèmes, il commande même une anamnèse (déconstrutive, si vous voulez) de tous les concepts et de tous les phantasmes qui se sédimentent dans notre expérience de la lettre, de l’écriture et de la lecture. Tout à l’heure, je voudrais montrer que cette chaîne fondamentale du “fond” (support, substrat, matière, virtualité, puissance) ne se laisse pas dissocier, dans ce que nous appelons “papier”, de la chaîne apparemment antinomique de l’acte, de la formalité des “actes” et de la force de loi, qui en sont tout aussi constitutives. Je note pour l’instant, au passage, que la problématique philosophique de la matière s’inscrit souvent en grec dans une hylétique (du mot hyle qui veut dire aussi “bois”, “forêt”, “matériaux de construction”, bref la matière première à partir de laquelle on produira plus tard le papier). Et comme vous savez ce que Freud a fait de la série sémantique ou figurale “matière” – madeira – “bois de madère” – matermatter – maternité, nous voilà reconduits à Inhibition, symptôme et angoisse. Peut-on parler ici d’abandon, d’arrêt ou d’inhibition pour désigner le retrait en cours d’une certaine écriture, le retrait de l’écriture acérée à la pointe d’une plume sur une surface de papier, le retrait d’une main, d’un certain usage de la main unique en tout cas? Si maintenant on associait ce retrait à un dénouement, à savoir le dénouage qui vient défaire le lien symbolique de cette écriture à la marche, au chemin, au frayage, délier l’intrigue entre l’œil, la main et les pieds, alors nous aurions peut-être affaire aux symptômes d’une autre phase historique – ou historiale, voire, diraient alors d’autres, post-historique. Une autre époque en tout cas serait en train de se suspendre, de nous suspendre, d’enlever une autre scène, un autre scénario, de nous tenir éloignés et élevés au-dessus du papier: depuis un autre dispositif dudit interdit. Une certaine angoisse serait aussi au programme. Il y a certes l’angoisse du papier blanc, sa virginité de naissance ou de mort, de linceul ou de drap, son mouvement ou son immobilité de fantôme, mais il peut y avoir aussi l’angoisse du manque de papier. Une angoisse individuelle ou collective (je me rappelle mon premier séjour en URSS: les intellectuels y manquaient cruellement de papier – pour écrire et pour publier; c’était une des dimensions graves de la question politique; d’autres médias devaient y suppléer).

Une autre époque, donc; mais une épokhè, n’est-ce pas toujours le suspens d’un interdit, une organisation du retrait ou de la rétention? Cette nouvelle époque, cette autre réduction, correspondrait aussi à un déplacement original, déjà, du corps propre en déplacement, à ce que certains se hâteraient peut-être d’appeler un autre corps, voire un autre inconscient. D’ailleurs le propos de Freud que je viens de citer appartient à un développement sur l’érotisation du doigt et du pied, de la main et de la jambe. Pendant qu’elle se fixe sur le système “papier” (quelques siècles à peine, une seconde dans l’histoire de l’humanité) cette érotisation furtive appartient aussi au temps très long de quelque processus d’hominisation. Le télé – ou le cybersexe y changent-ils quelque chose? Programme sans fond.

  

Vous avez été attentif au mouvement des sans-papiers africains, et à leur lutte pour recevoir eux aussi des papiers. Sans jouer sur les mots, cette histoire nous rappelle à quel point l’identité, le lien social et les formes de la solidarité (interpersonnelle, médiatique, institutionnelle) passent par des filières de papier. Imaginons maintenant un scénario de science-fiction : tous les papiers, livres, journaux, documents personnels… sur lesquels nous appuyons littéralement nos existences viennent à disparaître. Pouvons-nous mesurer la perte, ou le gain éventuel, qui en résulterait? Ne doit-on pas redouter les effets plis masqués mais aussi plus efficaces des identifications et des repérages électroniques?

Jacques Derrida: Le processus que vous décrivez ne relève pas de la science-fiction. C’est en train d’arriver. On ne peut le dénier, l’enjeu paraît à la fois grave et sans limite. Il est vrai qu’il s’agit moins d’un état, d’un fait accompli que d’un processus en cours et d’une irrécusable tendance, avec, pour longtemps, de massives “inégalités-de-développement”, comme on dit. Non pas seulement entre les parties du monde, les types de richesse, les lieux de développement techno-économique, mais à l’intérieur même de chaque espace social qui devra faire cohabiter la culture du papier avec la culture électronique. Un “bilan” est donc risqué. Car le processus s’accélère et se capitalise. De surcroît, ses effets sont essentiellement équivoques, ils ne manquent jamais de produire une logique de compensation. On amortit toujours l’irruption traumatisante de la nouveauté. Mais c’est, plus que jamais, un “qui perd gagne”. Le “gain” éventuel serait trop évident. La “dépaperisation”[xii] du support, si on peut dire, c’est d’abord la rationalité économique d’un bénéfice: simplification et accélération de toutes les procédures, gain de temps et d’espace, donc, stockage, archivation, communication et débats facilités par-delà les frontières sociales et nationales, circulation suractivée des idées, des images, des voix, démocratisation, homogénéisation et universalisation, “mondialisation” immédiate ou transparente –, donc, pense-t-on, partage accru des droits, des signes et du savoir, etc. Mais du même coup, autant de catastrophes: inflation et dérégulation dans le commerce des signes, hégémonies et appropriations invisibles, qu’il s’agisse de langues ou de lieux, etc. Que les modes d’appropriation se spectralisent, se “dématérialisent” (mot bien trompeur qui veut dire qu’en vérité ils passent d’une matière à l’autre et deviennent même d’autant plus matériels, au sens où ils gagnent en “dynamis” potentielle), qu’ils se virtualisent ou se “phantasmatisent”, qu’ils endurent un processus d’abstraction, cela n’est pas en soi une nouveauté, ni une mutation; on pourrait montrer qu’ils l’ont toujours fait, même dans une culture du papier. La nouveauté, c’est le changement de rythme et, encore une fois, une étape technique dans l’externalisation, dans l’incorporation objectale de cette possibilité. Le corps virtuel de cette théorie des spectres, il porte le deuil. Il pleure des figures dont la nécessité nous paraissait naturelle et vitale tant elle est vieille, à l’échelle de notre mémoire individuelle ou culturelle. Ces schèmes incorporés, une fois identifiés à la forme et à la matière “papier”, ce sont aussi des membre-fantômes privilégiés, des suppléments de prothèses structurantes. Depuis quelques siècles ils ont soutenu, étayé, et donc en vérité construit, institué l’expérience de l’identification à soi (“moi qui puis signer ou reconnaître mon nom sur une surface ou un support du papier”, “le papier, c’est à moi”, “le papier, c’est un moi”, “le papier, c’est moi”). Le papier devenait souvent le lieu de l’appropriation de soi par soi, puis d’un devenir-sujet de droit, etc. Du coup, en perdant ce corps sensible de papier, nous avons le sentiment que nous perdons ce qui, en stabilisant le droit personnel dans un minimum de droit réel, protégeait cette subjectivité même. Voire une sorte de narcissisme primaire: “le papier, c’est moi”, “le papier ou moi” (vel). Délimitant du même coup l’espace public et l’espace privé, la citoyenneté du sujet de droit supposait idéalement l’auto-identification au moyen d’autographe dont le schème substantiel restait un corps de papier. Tous les “progrès” du mouvement en cours tendent à remplacer ce support de la signature, du nom et en général de l’énonciation autodéictique (“moi, je qui…”, “moi, soussigné, authentifié par ma présence, en présence du présent papier”). En y substituant le support électronique d’un code numérique, nul doute que ces “progrès” sécrètent une angoisse plus ou moins sourde. Angoisse qui peut accompagner ici ou là une jubilation animiste et “toute-puissante” dans la manipulation, mais angoisse à la fois motivée et justifiée. Motivée par la perte toujours imminente des membres-fantômes de papier auxquels nous avons appris à nous fier, elle est aussi justifiée devant les pouvoirs de concentration et de manipulation, d’expropriation informatique (maillage électronique à la disposition quasi-instantanée de toutes les polices internationales – sécurité, banque, santé –, fichage infiniment plus rapide et incontrôlable, espionnage, interception, parasitage, vol, falsification, simulacre et simulation).

Ces nouveaux pouvoirs effacent ou brouillent les frontières dans des conditions et à un rythme sans précédent (encore une fois, l’étendue et le rythme de l’”objectalisation” font la nouveauté qualitative ou modale, car la “possibilité” structurelle a toujours été là). Ces nouvelles menaces sur les frontières (qu’on appelle aussi menaces sur la “liberté”) sont phénoménales, elles touchent à la phénoménalité même, elle tendent à phénoménaliser, à rendre sensible, visible ou audible, à tout exposer au-dehors. Elles n’affectent pas seulement la limite entre le public et le privé, la vie politique ou culturelle du citoyen et le secret de son for intérieur, voire le secret en général; elles touchent à la frontière proprement dite, à la frontière au sens étroit: entre le national et le mondial, voire entre la terre et l’extra-terrestre, le monde et l’univers – puisque les satellites font partie de ce dispositif du “sans papier”.

Maintenant, bien que l’authentification, l’identification de soi-même et de l’autre échappe de plus en plus à la culture du papier, bien que la présentation de soi et de l’autre se passe de plus en plus du document traditionnel, une certaine instance légitimante du papier demeure encore intacte, du moins dans la plupart des systèmes de droit et dans le droit international, tel qu’il prévaut aujourd’hui et pour quelque temps encore. Malgré les secousses sismiques que ce droit devra bientôt souffrir, sur ce point et sur d’autres, l’ultime ressource juridique reste encore la signature de “main propre” portée par un support de papier irremplaçable. La photocopie, le fac-similé (fax) ou les reproductions mécaniques n’ont pas de valeur authentifiante, sauf dans le cas de signatures dont la reproduction est autorisée par convention (billets de banque ou chèques) à partir d’un prototype lui-même authentifiable selon une procédure classique, à savoir l’attestation supposée possible, par soi et par l’autre, de la signature manuelle, “sur papier” conforme, d’un signataire jugé responsable et présent à sa propre signature, capable de confirmer de vive voix: “Me voici, ceci est mon corps, voyez cette signature sur ce papier, c’est moi, c’est la mienne, c’est moi un tel, je signe devant vous, je me présente ici, ce papier qui reste me représente.”

Et puisque nous parlons de légitimation, la publication du livre reste (pour de bonnes ou de mauvaises raisons) une puissante ressource de reconnaissance et de crédit. La biblioculture[xiii] concurrencera encore, pendant un certain temps, bien d’autres formes de publication soustraites aux formes reçues de l’autorisation, de l’authentification, du contrôle, de l’habilitation, de la sélection, de la sanction, voire de mille et mille formes de censure. On dira par euphémisme: une nouvelle époque du droit s’annonce. En vérité nous sommes précipités vers elle, à un rythme encore incalculable. Mais il n’y a, dans cette révolution, que des phases de transition. Des économies de compensation viennent toujours amortir le deuil – et la mélancolie. Par exemple: au moment même où on multiplie sur le Web les revues électroniques, on maintient, on réaffirme, dans l’université et ailleurs, les procédures traditionnelles de légitimation et les vieilles normes protectrices, celles qui sont toujours liées à la culture du papier (présentation, mise en page, visibilité des comités de patronage et de sélection ayant fait leurs preuves dans le monde de la bibliothèque classique, etc.); et surtout, on se bat pour la consécration finale: l’édition et la mise en vente du journal électronique, au bout du compte, sur du beau papier. Pour un certain temps encore, un temps difficile à mesurer, le papier détient donc la sacralité du pouvoir, il a force de loi, il habilite, il incorpore, il incarne même l’âme de la loi, sa lettre et son esprit. Il paraît indissociable de la garde des sceaux, si on peut dire, des rituels de légalisation et de légitimation, de l’archive des chartes et des constitutions, de ce qu’on appelle, au double sens de ce mot, des actes. Matière indéterminée mais déjà virtualité, dynamis comme potentialité mais aussi comme pouvoir, pouvoir incorporé dans une matière naturelle mais force de loi, matière in-formelle à information mais déjà forme et acte, acte comme action mais aussi comme archive, voilà les tensions ou contradictions supposées qu’il faut penser sous le nom “papier”. Nous y revenons dans un instant à propos des “sans-papiers”, car je n’oublie pas votre question.

Or si le séisme en cours fait parfois “perdre la tête” et le “sens”, ce n’est pas parce qu’il serait seulement vertiginaux, menaçant de faire perdre la propriété, la proximité, la familiarité, la singularité (“ce papier, c’est moi”, etc.), la stabilité, la solidité, le lieu même de l’habitus et de l’habilitation.On pourrait penser en effet que le papier ainsi menacé de disparition assurait tout ce qui se maintient ainsi, au plus près du corps, des yeux et de la main. Non, cette perte du lieu, ces processus de délocalisation prothétique, d’expropriation, de fragilisation ou de précarisation étaient déjà en cours; on les savait entamés, représentés, figurés par le papier lui-même.

Qu’est-ce qui alors fait “perdre la tête” à certains, à nous tous en vérité, la tête et la main, un certain usage, une certaine habitude (habitus, exis) de la tête, des yeux, de la bouche et des mains tenus au papier? Ce n’est pas une menace, une simple menace, un tort, une lésion, un traumatisme imminents, non, c’est le pli ou la duplicité d’une menace divisée, multipliée, contradictoire, tordue ou perverse, car cette menace habite la promesse même. Pour des raisons que je voudrais rappeler, on ne peut que désirer à la fois garder et perdre le papier, un papier protecteur et promis à son retrait. C’est pourquoi la protection est elle-même une menace, une menace différente d’elle-même, et qui alors nous tord et nous torture dans un mouvement de vrille. Car la “même” menace introduit une sorte de torsion qui fait tourner la tête et les mains, elle donne le vertige dans la conversion d’une contradiction, d’une contradiction interne et externe, sur la limite – entre le dehors et le dedans: le papier est à la fois, en même temps, plus solide et plus précaire que le support électronique, plus proche et plus lointain, plus et moins appropriable, plus et moins fiable, plus et moins destructible, plus et moins manipulable, plus et moins protégé dans sa puissance de reproductibilité; il assure une protection plus et moins grande du propre ou de l’appropriable, du manipulable même. Il est plus et moins habilitant. Cela nous confirme que partout et toujours, l’appropriation a suivi le trajet d’une ré-appropriation, c’est-à-dire l’endurance, le détour, la traversée, le risque, l’expérience en un mot d’une ex-propriation à laquelle il aura bien fallu se confier.

Comme cette structure d’ex-appropriation paraît irréductible et sans âge, comme elle n’est pas plus liée au “papier” qu’à l’électronique, le sentiment séismique tient à une nouvelle figure, encore non identifiable, insuffisamment familière, mal maîtrisée de l’ex-appropriation, à une nouvelle économie, c’est-à-dire aussi à un nouveau droit et à une nouvelle politique des prothèses ou des suppléments d’origine. C’est pourquoi notre effroi et notre vertige sont à la fois justifiés ou irrépressibles – et vains: dérisoires en vérité. Pour les raisons dont nous parlions plus haut, cette menace nous tord, sans doute, elle nous torture mais elle est aussi comique, tordante même, elle ne menace rien ni personne. Si grave qu’elle soit, la guerre n’oppose que des phantasmes, c’est-à-dire des spectres. Le papier en aura été un, mineur et majeur, pour quelques siècles. Formation de compromis entre deux résistances: l’écriture à l’encre (sur la peau, le bois ou le papier) est plus fluide, et donc plus “facile” que sur des tablettes de pierre, mais moins éthérée ou liquide, moins flottante en ses caractères, moins labile aussi, que l’écriture électronique. Qui offre pourtant, d’un autre point de vue, des capacités de résistance, de reproduction, de circulation, de multiplication et donc de survie interdites à la culture du papier. Mais vous savez qu’on peut écrire directement à la plume, sans encre, par projection depuis une table, sur l’écran d’ordinateur. On reconstitue ainsi, dans un élément électronique, un simulacre de papier, un papier de papier.

On ne peut même plus parler de “contexte” déterminé pour ce séisme historique – qui est plus et autre chose qu’une “crise du papier”. Ce qu’il met en question, c’est justement la possibilité de délimiter un contexte historique, un espace-temps. Il y va donc d’une certaine interprétation du concept d’histoire. Si maintenant nous nous replions dans “nos pays”, vers le contexte relativement et provisoirement stabilisé de la phase “actuelle”, de la vie “politique” des États-nations, la guerre contre les “sans-papiers” témoigne de cette incorporation de la force de loi, comme nous le notions plus haut, dans le papier, dans des “actes” de légalisation, de légitimation, d’habilitation, de régularisation liés à la détention de “papiers”: pouvoir habilité à délivrer des “papiers”, pouvoir et droits liés à la détention, sur soi, auprès de soi[xiv], d’attestations sur papier authentifié. “La papier c’est moi”, le “papier ou moi”, “le papier: mon chez moi”. De toute façon, qu’on les expulse ou qu’on les régularise, on signifie aux “sans-papiers” qu’on ne veut pas de “sans-papiers” chez soi. Et quand nous nous battons pour les “sans-papiers”, quand nous les soutenons aujourd’hui dans leur lutte, nous exigeons encore qu’on leur délivre des papiers. Nous devons rester dans cette logique. Comment faire autrement? Nous ne réclamons pas, du moins dans ce contexte, je le souligne, la disqualification des papiers ou du couple droit-papiers. Comme la domiciliation et comme le nom, le “chez-soi” suppose les “papiers”. Le “sans-papiers” est un hors-la-loi, un non-sujet de droit, un non-citoyen ou le citoyen d’un pays étranger auquel on refuse le droit conféré, sur papier, par un visa ou une carte de séjour, un timbre ou un tampon. La référence littérale au mot “papiers”, au sens de la justification légale, dépend certes de la langue et des usages de certaines cultures nationales (en France et en Allemagne, par exemple). Mais quand on dit, aux États-Unis par exemple, undocumented pour désigner des cas ou des “indésirables” analogues, dans des problématiques semblables, on accrédite les mêmes axiomes: le droit est assuré par la détention d’un “papier”, d’une carte d’identité (ID), le port d’un permis de conduire ou un passeport qu’on garde sur soi, qu’on peut montrer et qui garantit le “soi”, la personnalité juridique du “me voici”. Nous ne devrions pas traiter, ni même aborder ces problèmes sans interroger ce qui se passe aujourd’hui avec le droit international, avec le sujet des “droits de l’homme et du citoyen”, avec le devenir ou le déclin des États-nations. Le séisme ne touche à rien de moins qu’à l’essence du politique et de son lien à la culture du papier. L’histoire du politique est une histoire du papier, sinon une histoire de papier, de ce qui aura précédé et suivi l’institution du politique en bordant la “marge” du papier. Mais là encore, des processus de transition technique sont à l’œuvre: l’enregistrement des signes d’identification et des signatures est informatisé. Informatisé, il l’est toutefois, nous le disions, selon les normes héritées du “papier” qui continuent de hanter l’électronique; il l’est pour les citoyens et leur état civil (voyez ce qui se passe à la police des frontières), mais il peut l’être aussi pour l’identification physico-génétique de tout individu en général (photographie numérisée et empreintes génétiques). Là, nous sommes tous, déjà, des “sans-papiers”.

  

Vous venez de consacrer, sous la forme d’un entretien avec Bernard Stiegler, un livre de réflexion à la télévision. Sans y reprendre la dénonciation habituelle de ses méfaits, vous vous montrez attentif à certaines promesses et performances de l’audiovisuel, car la TV est à la fois en retard et en avance sur le livre. Par ailleurs, vous avez souvent insisté sur l’importance de l’ordinateur et du traitement de texte. Ces écrans sont pour l’instant bien distincts, mais ils vont devenir compatibles, et nous passons couramment des uns aux autres dans notre recherche d’information. Vous-même, travailleur acharné du papier, vous considérez-vous comme un nostalgique de ce support, ou envisagez-vous par exemple, pour certains types de lettres, de débats ou de publications, de passer par l’E-mail? L’archive tirée de l’intervention orale et “publié “par exemple sur Internet (cf. cours de Deleuze sur Internet depuis quelques semaines) ne fait-elle pas apparaître un nouveau statut d’”écrit-oral”?

Jacques Derrida: Sans doute, et ce “nouveau statut” se déplace d’une possibilité technique à l’autre, il se transforme si vite, depuis des années, il est si peu statique, ce statut, qu’il devient pour moi, comme pour tant d’autres, une expérience, une épreuve ou un débat de chaque instant. Cette déstabilisation du statut “écrit-oral” n’a pas seulement été un thème organisateur, pour moi, depuis toujours, mais d’abord, et les choses sont ici indissociables, l’élément même de mon travail. “Travailleur acharné du papier”, dites-vous. Oui et non. Je prendrais en tout cas ce mot d’acharnement à la lettre, dans le code de la chasse, de la bête et du chasseur. Dans ce travail au papier, il y a comme un gage du corps ou de la chair – et du leurre, ce goût de la chair qu’un chasseur donne au chien ou aux oiseaux de proie (simulacre, phantasme, piège où prendre la conscience: être en proie au papier, etc.). Mais pensons-y, ce “statut” était déjà instable sous l’empire le plus incontesté du papier, du seul papier – qu’on peut aussi regarder comme un écran. Pour quiconque parle ou écrit, et surtout s’il s’y trouve de quelque façon destiné, “spécialisé”, par profession ou autrement, à la limite parfois indécidable entre l’espace privé et l’espace public (l’un des “sujets” de La carte postale), eh bien, le passage de l’oral à l’écrit est le lieu même de l’expérience, de l’exposition, du risque, du problème, de l’invention – et en tous cas, toujours, de l’inadéquation[xv]. On n’a pas besoin des performances audiovisuelles”, de la TV et des machines à traitement de texte pour faire l’expérience de cette métamorphose vertigineuse, l’instabilité du statut même. Et donc pour éprouver, parmi d’autres sentiments de non-coïncidence ou d’inadaptation, quelque nostalgie. Celle-ci est toujours de la partie. Il y avait déjà de l’exil dans le papier, il y avait du “traitement de texte” dans l’écriture à la plume ou au crayon. Je ne dis pas cela pour fuir ou neutraliser votre question. De la nostalgie, une autre nostalgie, un “chagrin” pour le papier lui-même? Oui, bien sûr, je pourrais en multiplier les signes. Le pathos du papier obéit déjà à une loi du genre, il est aussi codé[xvi] mais pourquoi ne pas y céder? C’est la nostalgie inconsolable pour le livre (dont j’avais pourtant écrit, il y a plus de trente ans, et dans un livre, qu’il touchait à sa “fin” depuis longtemps); c’est la nostalgie pour le papier d’avant l’impression reproductible, pour le papier un temps vierge, sensible et impassible à la fois, amical et résistant, très seul et accouplé à notre corps, non seulement avant toute impression mécanique, mais avant toute inscription non-reproductible de ma main; c’est la nostalgie pour la page offerte sur laquelle une écriture à peu près inimitable se fraye un chemin à la plume, une plume que, il n’y a pas si longtemps, je trempais encore dans l’encre au bout d’un porte-plume, la nostalgie pour la couleur ou le poids, l’épaisseur et la résistance d’une feuille, ses plis, le dos de son recto-verso, les phantasmes de contact, de caresse, d’intimité, de proximité, de résistance ou de promesse (désir infini du copiste, culte de la calligraphie, amour ambigu pour la raréfaction de l’écrit, fascination du vocable incorporé au papier). Ce sont bien des phantasmes. Le mot condense à la fois l’image, la spectralité, le simulacre – et la charge du désir, l’investissement libidinal de l’affect, les motions d’une appropriation tendue vers ce qui reste inappropriable, appelée par l’inappropriable même, l’effort désespéré pour muer l’affection en auto-affection. Ces phantasmes et ces affects sont l’effectivité même, ils constituent l’activation (virtuelle ou actuelle) de mon engagement envers le papier. Celui-ci n’assure jamais qu’une quasi-perception de ce type, il nous en exproprie d’avance, il a déjà interdit tout ce que ces phantasmes semblent nous rendre, et nous rendre sensible, le tangible, le visible, l’intimité, l’immédiateté. Une nostalgie est sans doute inévitable, une nostalgie que j’aime, d’ailleurs, et qui me fait aussi écrire: on travaille à la nostalgie, on la travaille et elle peut faire travailler. Elle ne signifie pas nécessairement, au regard de ce qui vient après le papier, rejet ou paralysie. Quant au biblion (papier à écrire, tablette, carnet, cahier, livre), ladite “nostalgie” ne tient donc pas seulement à quelque réactivité sentimentale. Elle se justifie par la mémoire de toutes les “vertus” enracinées dans la culture du papier ou la discipline des livres. Que ces vertus ou ces exigences soient bien connues, voire souvent célébrées sur un ton et avec des connotations passéistes, cela ne doit pas nous empêcher de les réaffirmer. Je suis de ceux qui voudraient œuvrer pour la vie et la survie des livres, leur développement, leur diffusion, leur partage aussi; car les “inégalités” dont nous parlions plus haut séparent aussi les riches et les pauvres, et l’un des indices en est “notre” rapport à la production, à la consommation, au “gaspillage” du papier; il y a là une corrélation ou une disproportion que nous ne devrions pas cesser de méditer. Parmi les bénéfices d’un hypothétique reflux du papier, bénéfices secondaires ou non, paradoxaux ou non, il faudrait d’ailleurs compter le bienfait “écologique” (par exemple moins d’arbres sacrifiés au devenir-papier) et le bienfait “économique” ou techno-économico-politique: privés de papier et de toute la machinerie qui en est indissociable, des individus ou des groupes sociaux pourraient néanmoins accéder, par l’ordinateur, la télévision et le web, à tout un réseau mondial d’information, de communication, de pédagogie et de débat; vous savez que, si coûteuses qu’elles restent, ces machines pénètrent parfois plus aisément, elles sont plus appropriables que les livres. D’ailleurs elles s’emparent beaucoup plus vite, et selon une disproportion massive, du “marché” proprement dit (achat, vente, publicité) dont elles font aussi partie, que du monde de la communication “scientifique” et, a fortiori, de très loin, du monde des “arts et des lettres”, dans leur lien plus résistant à des langues nationales. Et donc, si souvent, à la tradition du papier.

Les lettres, la littérature, la philosophie même – telles du moins que nous croyons les connaître – survivraient-elles au papier? à un monde où dominerait le papier? au temps du papier? à ce que la Félicie de Proust (la Françoise du roman) appelait les “paperoles” de l’écrivain, ses cahiers de notes, ses carnets, ses fragments collés, ses photographies en grand nombre? Si ces questions sans fond paraissent intraitables, cela ne tient pas seulement au fait que le temps et l’espace nous manquent ici, en effet. Elles le resteraient, de toute façon, intraitables, comme questions théoriques, dans un horizon de savoir, dans un horizon tout court. La réponse viendra de décisions et d’événements, de ce qu’en fera l’écriture d’un à-venir inanticipable de ce qu’elle fera pour la littérature et pour la philosophie, de ce qu’elle leur fera.

Et puis la nostalgie, voire l’”action” pour la culture livresque n’oblige personne à s’y tenir. Comme beaucoup, je fais de ma nostalgie raison et, sans renoncer à rien, j’essaie, avec un succès toujours inégal, d’accommoder mon “économie” à tous les média sans papier. J’utilise l’ordinateur, bien sûr, mais non le E mail, et je ne “surfe” pas sur le Net, même si j’en fais un thème théorique, dans l’enseignement ou ailleurs. Abstention, abstinence, mais aussi auto-protection. L’une des difficultés, c’est que désormais toute parole publique (et parfois tout geste privé, tout “phénomène”) peut se trouver “mondialisé” dans l’heure qui suit sans que vous puissiez exercer le moindre droit de contrôle. C’est parfois terrifiant (moins nouveau, encore, dans sa possibilité que dans son pouvoir, le rythme et l’étendue, la technicité objective de sa phénoménalité); c’est parfois amusant. Cela appelle toujours de nouvelles responsabilités, une autre culture critique de l’archive, bref une autre “histoire”. Mais pourquoi sacrifierait-on une possibilité au moment d’en inventer une autre? Dire “adieu” au papier, aujourd’hui, ce serait un peu comme si on avait décidé un beau jour de ne plus parler sous prétexte qu’on sait écrire. Ou de ne plus regarder le rétroviseur sous prétexte que la route est devant nous. On conduit des deux mains, avec les pieds, et en regardant aussi bien devant que derrière soi. On ne peut sans doute pas regarder en même temps, dans un seul et indivisible instant, derrière et devant soi, mais on conduit bien en passant très vite, le temps d’un clin d’œil, de la vitre au miroir. Autrement, c’est l’aveuglement ou l’accident, vous voyez ce que je veux dire: la fin du papier, c’est pas demain la veille.

Deux remarques encore, pour finir, sur mon spleen de papier”. D’une part, comme je rêve d’une mémoire absolue, eh bien quand je soupire (c’est ma respiration même) après la garde en vérité de tout, mon imagination continue de projeter cette archive sur du papier. Non pas sur un écran, bien que cela puisse aussi m’arriver, mais sur une bande de papier. Une bande multimédiatique, avec des phrases, des lettres, le son et l’image : tout, elle garderait l’impression de tout. Exemplaire unique dont on ferait des copies. Sans que j’aie même à lever le petit doigt. Je n’écrirais pas, mais tout s’écrirait, de soi-même, et à même la bande[xvii]. Sans travail – fin du “travailleur acharné”. Mais ce que je laisserais ainsi s’écrire, ce ne serait pas un livre, un codex, plutôt une bande de papier. Elle s’enroulerait elle-même sur elle-même, électrogramme de tout ce qui (me) serait arrivé, les corps, les idées, les images, les mots, les chants, les pensées. Les autres. Le monde à jamais, dans l’enregistrement fidèle et polyrythmique de soi comme de toutes ses vitesses. Le tout néanmoins sans retard, et sur papier, c’est pourquoi je vous le dis. Sur papier sans papier. Le papier est dans le monde qui n’est pas un livre.

Car d’autre part, je souffre aussi, jusqu’à la suffocation, d’un trop de papier, et c’est un autre spleen. Un autre soupir écologique. Comment sauver le monde du papier? Et son propre corps? Je rêve donc aussi de vivre sans papier – et cela sonne parfois à mes oreilles comme une définition de la “vraie vie”, du vivant de la vie. Les cloisons de la maison s’épaississent, non de papier peint mais de rayonnages. Bientôt on ne posera plus le pied sur le sol : du papier sur du papier. Encombrement, devenir-paperasse de l’environnement, devenir-papeterie d’un chez-soi. Je ne parle plus ici du papier sur lequel, hélas, j’écris trop peu de mon écriture illisible à la plume, mais de celui que nous appelions tout à l’heure “secondaire”, le papier imprimé, le papier à reproductibilité technique, celui qui reste, le papier d’après l’original. Inversion de la courbe. J’en consomme, de ce papier-là, j’en accumule beaucoup plus, chez moi, qu’avant les ordinateurs et autres machines dites “sans papier”. Ne comptons pas les livres. Le papier, donc, m’expulse – hors de chez moi. Il me chasse. Cette fois, c’est : le papier ou moi.

 

 


 

[i] On le sait, “chagrin” (mot d’origine turque) désigne déjà une peau tannée. Mais dans le roman qui se termine d’ailleurs par une scène de papier brûlé (“débris de lettre noirci par le feu”), Balzac joue avec insistance du mot “chagrin” (par ex.: “Le chagrin que tu m’imposerais ne serait plus un chagrin”). A même le “morceau de chagrin”, le “talisman” de cette “Peau merveilleuse”, on pouvait lire “des caractères incrustés dans le tissu cellulaire”, des “lettres… empreintes ou incrustées”, “imprimées sur la surface”, des “paroles… écrites…”. “Ceci, dit-il… en montrant la Peau de chagrin, est le pouvoir et le vouloir réunis”. Plus haut: “Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme.”

[ii] Si je me permets ici de noter que j’ai traité ces questions au titre du “subjectile” dans le sillage d’Antonin Artaud (“Forcener le subjectile” in Antonin Artaud, portrait et dessins, par Paule Thévenin et Jacques Derrida, Gallimard, 1986), c’est d’abord pour signaler un problème de droit qui touche, de façon significative, à l’appropriation du papier. Le neveu d’Artaud a jugé bon de poursuivre en justice les auteurs de ce livre sous prétexte qu’il avait un droit moral sur la simple reproduction d’œuvres graphiques qui ne sont en rien sa propriété, œuvres sur lesquelles, sur le support desquelles, sur le papier ou sur le “subjectile” desquelles son oncle s’était parfois acharné jusqu’à en brûler, trouer, perforer le corps (ce sont les célèbres “sorts” jetés ou projetés par Artaud). Tant que le procès dure, ces “œuvres” sur papier, ces archives uniques d’une quasi-destruction ne peuvent être en droit reproduites (en tout cas en couleurs et à la dimension d’une page). Quant à l’ouvrage dans lequel nous les avons rassemblées, présentées, interprétées pour la première fois, il se trouve aussi frappé d’interdiction dans sa langue d’origine aussi bien qu’en traduction.

[iii] Cf. La dissémination, Seuil, 1972, p. 348 sq.

[iv] Je ne sais pas quels sont les chiffres actuels mais il convient de noter qu’en 1970, quand la moitié du papier produit était destiné à l’“impression”, un habitant des États-Unis en consommait 250 kg par an, un Européen moins de la moitié, un habitant de l’URSS moins d’un dixième. Les chiffres restaient massivement inférieurs pour l’Amérique latine, l’Afrique et l’Asie. Il paraît peu probable que la tendance se soit inversée. Mais il sera intéressant de mesurer l’évolution différentielle de cette courbe au cours des dernières décennies et surtout au cours des années qui viennent.

[v] J’ai tenté une lecture de ce texte de Freud (Notiz über denWunderblock, 1924-1925) dans “Freud et la scène de l’écriture”, in L’écriture et la différence, Seuil, 1967

[vi] Freud, Œuvres complètes, T. XVII, Puf. 1992 Tr. fr. p. 140.

[vii] Yosef Hayim Yerushalmi, Freud Moses: Judaism Terminable and Interminable, Yale University Press, 1991, tr. fr. J. Carnaud, Gallimard 1993.

[viii] Écrits, Seuil, 1966, p. 856, 861.

[ix] Op. cit.p. 864.

[x] Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, 1960, p. 157. Je souligne “comparable”. La même compassion est reprise deux pages plus loin.

[xi] Puf, 1965. tr. M. Tort, p. 4.

[xii] Je me suis demandé, après coup, ce qui m’avait soufflé ce mot depuis l’ombre d’un pressentiment ou d’une intuition. Sans doute sa ressemblance avec “paupérisation”. Une loi d’inversion ou de perversion historique semble lier les deux phénomènes. L’usage du papier dans sa phase ou sa forme disons “primaire” (ce que j’appelais plus haut l’inscription, le frayage avant la re-production machinale ou marchande) reste pour l’instant, dans les sociétés ou les groupes sociaux les plus pauvres, aussi dominant que l’usage direct de la monnaie, le plus souvent du papier-monnaie, par opposition à la carte de crédit. Les “riches” ont une, voire plus d’une carte de crédit, les “pauvres”, dans le meilleur des cas, n’ont que la monnaie – avec laquelle, d’ailleurs, ils ne peuvent même plus payer, à supposer qu’ils en aient assez pour cela, dans certains lieux, par exemple certains hôtels. A un degré de richesse un peu plus élevé, le papier du chèque bancaire ou du chèque postal reste un indice de pauvreté relative ou de crédit limité, si on le compare encore à la carte de crédit. Dans tous ces cas, la “papérisation” résiduelle reste un indice de pauvreté voire de paupérisation relative. Le papier, c’est le luxe des pauvres. A moins que la fétichisation de son “hors d’usage” ne devienne une plus-value pour collectionneurs et l’objet de nouveaux investissements spéculatifs (collections de manuscrits, de billets ou de timbres périmés).

[xiii] Biblion ne signifiait pas d’abord “livre”, encore moins “œuvre”, mais un support d’écriture (biblos, en grec l’écorce intérieure du papyrus, donc du papier, comme le latin liber désignait d’abord la partie vivante de l’écorce). Biblion veut alors dire “papier à écrire” et non livre, ni œuvre ou opus, seulement la substance d’un support. Par métonymie il en vient à désigner tout support d’écriture: des tablettes, des lettres, du courrier. Le bibliophoros porte les lettres (non pas nécessairement des livres ou des ouvrages): facteur, tabellion, secrétaire, notaire, greffier. Les métonymies font dériver biblion vers le sens de “écrit” en général (ce qui ne se réduit plus au support mais s’inscrit à même le papyrus ou la tablette, sans être pour autant un livre: tout écrit n’est pas un livre). Puis, autre déplacement, la forme “livre”: du volumen, rouleau de papyrus, au codex, reliure de cahiers aux pages superposées. Appellera-t-on longtemps bibliothèque un lieu qui, pour l’essentiel, ne rassemblerait plus des livres en dépôt? même s’il continue à abriter tous les livres possibles, et même si leur nombre ne faiblit pas, comme on peut le prévoir, même si ce nombre reste majoritaire, un tel espace de travail, de lecture et d’écriture sera dominé, dans ses normes, par des produits qui ne répondent plus à la forme “livre”, mais par des textes électroniques sans support de papier, par des écritures qui ne seraient même plus corpus ou opus, œuvres finies et délimitables. Des processus textuels seront ouverts sur des réseaux internationaux, et offerts à l’“inter-activité” du lecteur devenu coauteur. Si on parle de bibliothèque pour désigner cet espace social, est-ce seulement par un glissement métonymique comparable à celui qui a fait garder le nom de biblion ou de liber pour désigner d’abord l’écrit, la chose écrite, puis le livre alors qu’il signifiait au départ l’écorce de papyrus ou un fragment de hylè prélevé sur l’écorce vivante de tel arbre?

[xiv] J’avais oublié de revenir au portefeuille, au mot français de “portefeuille” – qui dit à peu près tout sur ce qui s’investit dans le papier, dans la feuille de papier. Usage courant: quand sa “figure” ne désigne pas un ensemble de documents authentifiant un pouvoir officiel, une force de loi (le portefeuille ministériel), “portefeuille” nomme cette poche dans la poche, cette poche invisible qui porte et qu’on porte au plus près de soi, sur soi, presque à même le corps. Vêtement sous vêtement, effet parmi d’autres effets. Cette poche est souvent de cuir, comme la peau d’un parchemin ou la reliure d’un livre. Plus masculin que féminin, pensons-y, un portefeuille rassemble, les tenant à l’abri, cachés au plus près de soi, tous les papiers, les “papiers” les plus précieux. Ils attestent nos biens et notre propriété. Nous les protégeons parce qu’ils nous protègent (protection la plus rapprochée: “ceci est mon corps, mes papiers, c’est moi…”). Ils tiennent lieu, ils sont le lieu de ce dont tout le reste, le droit et la force, la force de loi, semble finalement dépendre: nos “papiers” en cartes ou en carnets, la carte d’identité, la carte de permis de conduire, parfois la carte de visite et le carnet d’adresses puis le papier-monnaie, les billets de banque si on en a. Or aujourd’hui ceux qui le peuvent y rangent aussi des cartes de crédit ou de retrait bancaire. Celles-ci assurent, certes, une fonction analogue à celle des autres papiers, elles gardent les dimensions comparables d’une carte ou d’un carton – manipulable, rangeable, portable sur soi –, mais elles signalent aussi la fin du papier ou de la feuille de papier, son retrait ou sa réduction, plutôt, dans un portefeuille à l’avenir métaphorique. En effet 1) Elles ne sont plus en “papier”, stricto sensu; 2) Elles ont perdu la souplesse relative et la fragilité des “feuilles”. 3) Elles ne sont utilisables qu’à la condition d’une signature à venir et de plus en plus souvent d’une signature chiffrée (garantie par les procédures que j’évoquais plus haut) et elles ne porteront pas nécessairement de nom propre. 4) Bien qu’elles soient, en principe, moins falsifiables, elles sont engagées dans un processus de transformation et de substitution beaucoup plus rapide que leurs équivalents de papier. Un effet parmi d’autres: la plupart des “riches” ont souvent moins d’argent, moins de papier-monnaie, dans leur portefeuille, que tels pauvres. Au cours des deux dernières années, j’ai été cambriolé deux fois, la seconde fois en ma présence, si je puis dire, alors que j’étais, moi-même, chez moi. Or on ne m’a volé que deux choses, et c’était bien vu, admirablement visé: mon ordinateur portable la première fois, mon portefeuille la seconde fois. On a ainsi emporté ce qui comportait ou condensait virtuellement le plus dans le moins, le moins de temps, d’espace et de poids. On a emporté ce qu’on pouvait porter le plus facilement sur soi et avec soi : soi-même comme un autre, le “portefeuille” et le “portable”. Deux époques de la “portée”, du port, du port de tête, du transport et du comportement de soi. Point de réflexion (déconstructive) sur le “papier” qui ne doive s’arrête à toutes les portées du porter, en plus d’une langue. Pensez à tous les usages, avec ou sans papier, du mot “portable” aujourd’hui: on peut l’étendre à tous les mots, bien au-delà de ces objets techniques que sont le téléphone ou l’ordinateur. On dit aussi que que le papier “porte” une signature. Toute la difficulté se rassemble au point où le porter et le portable, le support et ce qui porte appartiennent au même corps.

[xv] Il n’est même pas indispensable pour cela d’invoquer la turbulence multimédiatique du soi-disant “monologue intérieur”, l’audiovisualité virtuelle de l’expérience la plus secrète et la plus silencieuse. Cette énergie de l’inadéquation n’imprime-t-elle pas son mouvement à tout entretien, à celui-ci par exemple? Où a-t-il lieu, en acte, et dans quel temps, selon quel médium? Quand sa virtualité flottante deviendrait-elle un acte dont il faudrait prendre acte dans les archives qu’on appelle des “actes”? Seulement à sa publication sur papier dans un numéro des Cahiers de médiologie consacré au papier? Ce serait un peu simple, vrai et faux à la fois. Le temps de cette virtualisation et de cette actualisation reste démultiplié, à jamais hétérogène. Kafka dit un jour ceci (que je lis, obscure incoïncidence et abîme de nostalgie, dans un lieu de vacances, près d’Angoulême, capitale du papier, et non loin de Bordeaux, en exergue à un roman de Mauriac justement intitulé Un adolescent d’autrefois): “J’écris autrement que je ne parle, je parle autrement que je ne pense, je pense autrement que je ne devrais penser, et ainsi jusqu’au plus profond de l’obscurité”.

[xvi] J’ai essayé d’en analyser la ressource “ontologique”, si je puis dire, chez Heidegger (“La main de Heidegger”, in Psychè, inventions de l’autre, Galilée, 1987 et “Entretien sur le traitement de texte”, avec Louis Seguin, La Quinzaine littéraire, août 1996). Mais il convient de préciser que la nostalgie (en laquelle Heidegger situe parfois le ressort même de la philosophie) se porte plutôt vers l’écriture à la main, et non vers le “papier”, même si Heidegger évoque le cheminement ou le sentier qu’y trace une inscription artisanale.

[xvii] P.-S. Ce que j’avoue ici (mais où est le mal?), ce serait un désir (et qui jurerait qu’il reste inaccompli?): le désir de ne plus avoir à écrire moi-même, de ne plus m’”achar-ner” à ce travail, de laisser la chose s’écrire toute seule à même le papier. Le non-travail, voilà, parmi tant et tant d’autres, un trait qui distinguerait ce “phantasm” ou ce leurre de celui dont je découvre à l’instant la description (tellement plus belle, de surcroît) dans Le champ des morts (Fleurs de rêve I), Éditions du Limon, 1997, p. 79). C’est le titre de l’admirable autobiographie, si on peut dire, que Lebensztejn vient de consacrer à Nerval. J’y élis ce P.-S.: “P.-S. J’ajoute, quelques années plus tard, ces phrases retrouvées dans l’Histoire du romantisme de Théophile Gautier (p. 71): “ Il travaillait en marchant et de temps à autre il s’arrêtait brusquement, cherchant dans une de ses poches profondes un petit cahier de papier cousu, y écrivait une pensée, une phrase, un mot, un rappel, un signe intelligible seulement pour lui, et refermant le cahier reprenait sa course de plus belle. C’était sa manière de composer. Plus d’une fois nous lui avons entendu exprimer le désir de cheminer dans la vie le long d’une immense bandelette se repliant à mesure derrière lui, sur laquelle il noterait les idées qui lui viendraient en route de façon à former au bout du chemin un volume d’une seule ligne””. Dans P.P.S., l’auteur de Zigzag, (Flammarion, 1981), cite encore cette lettre de Ourliac sur Nerval: “On ne peut être plus fou qu’il le fut en ces occasions. C’était un moulin à paroles incohérentes. Je l’ai bien écouté, bien examiné durant des soirées entières, plus une idée droite. Je lui rappelai la littérature pour le détourner – il me dit – la littérature! Je la tiens, je l’ai définie (c’est son mot de quelque chose qu’on lui parle) la voilà – et il me tira un carré de papier tout barbouillé de zigzags. Huit jours après il était renfermé plus furieux que jamais.”

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