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«Il n’y a pas le narcissisme» (autobiophotographies)

Jacques Derrida

Diffusé dans une émission de France-Culture par Didier Cahen, «Le bon plaisir de Jacques Derrida», le 22 mars 1986 et publié sous le titre «Entretien avec Jacques Derrida» dans Digraphe, 42, décembre 1987.

 Jacques Derrida

 

Jacques Derrida, ce qui me frappe, ce qui frappe vos lecteurs c’est votre grande vigilance par rapport aux manifestations publiques, un certain retrait aussi; on pourrait multiplier les exemples: très peu de photos de vous, très peu d’entretiens dans la presse, très peu d’interviews. Est-ce que c’est une volonté, une nécessité, les deux probablement à la fois...

Jacques Derrida: Je voudrais retenir votre mot de vigilance... Je le reçois comme une évaluation de votre part. Si vous dites vigilance, vous me prêtez un désir de lucidité à ce sujet. Je ne sais pas jusqu’où peut aller la lucidité dans ce domaine. En tout cas je commencerai par une précaution. S’il y a, en effet, comme vous l’avez dit, du retrait, une rareté dans les manifestations photographiques ou journalistiques, cela ne procède pas d’une volonté de ne pas paraître. Comme beaucoup, je dois avoir un certain désir de paraître; mais aussi une inquiétude quant aux modalités du paraître telles qu’elles sont en général programmées dans ce qu’on appelle le champ culturel. Prenons l’exemple de la photographie puisque vous y avez fait allusion. Je n’ai rien contre la photographie, au contraire la photographie m’intéresse beaucoup et je dirai même: la photographie de moi m’intéresse. Pendant les quinze ou vingt ans durant lesquels j’ai essayé — ça n’était pas toujours facile avec les éditeurs, les journaux, etc. - d’interdire la photographie, ça n’était pas du tout pour marquer une sorte de blanc, d’absence, ou de disparition de l’image, c’était parce que le code qui domine à la fois la production de ces images, le cadrage auquel on le soumet, les implications sociales (montrer la tête de l’écrivain, la cadrer devant ses livres, enfin toute cette scénographie) me paraissaient d’abord terriblement ennuyeux... contraires à ce que j’essaie d’écrire et de travailler; donc, il me paraissait conséquent de ne pas m’y livrer sans défense. Tout ne se limite probablement pas à cette vigilance-là. Il est probable que j’ai un rapport à ma propre image assez compliqué pour que la force du désir soit en même temps freinée, contredite, contrecarrée. Ce que je viens de vous dire de la photographie vaut pour d’autres manifestations. Vous avez parlé des interviews, des paroles en direct, de comparutions organisées de ce qu’on appelle un auteur; là aussi, j’ai la même inquiétude. Je ne suis jamais arrivé à une sorte de règle, de dispositif cohérent à ce sujet. Il y a beaucoup d’improvisations, d’inconséquences sans doute.

 

Dans votre texte, on sent toujours beaucoup de plaisir, de plaisir d’écrire, parfois même un certain ludisme. Est-ce que, pour vous, le plaisir de philosopher ou le plaisir de la philosophie, c’est essentiellement un plaisir d’écrire?

Jacques Derrida: C’est une question très difficile. Pour aller au plus sûr, je dirai qu’il faut bien que je prenne un certain plaisir à la philosophie, à une certaine manière de faire de la philosophie. Il y a beaucoup de philosophies et de livres de philosophie qui m’ennuient terriblement, que je n’aime pas lire, devant lesquels j’ai beaucoup de résistance. J’essaie de trouver une certaine économie de plaisir dans ce qu’on appelle la philosophie. Votre question disait: plaisir d’écrire. Oui, en prenant ce mot «écrire» avec beaucoup de précaution. Par exemple, je ne crois pas - contrairement peut-être à ce que certains auraient tendance à croire - prendre beaucoup de plaisir à écrire, c’est-à-dire à me trouver devant une feuille de papier et à faire des phrases. J’aurais même plutôt une certaine aversion immédiate pour la chose. En revanche, et aussi contrairement à ce que certains croiraient, j’aime parler la philosophie. Par exemple, j’aime enseigner, dans certaines conditions, la philosophie. Bien sûr, c’est aussi une écriture; c’est une certaine forme d’écriture: je n’aime pas beaucoup improviser sauf dans des situations très favorables (pas celle-ci!), mais j’aime une certaine manière de parler la philosophie qui, pour moi, est une manière d’écrire. Et je crois que dans ce que j’écris au sens de la graphie ou de la publication, l’expérience de la voix, du rythme, de ce qu’on appelle la parole se marque toujours. J’insiste sur ce point parce que, en général, pour ceux du moins qui s’intéressent à ce que je fais, on me présenterait plutôt comme quelqu’un qui est pour l’écriture, un homme d’écriture plutôt que de parole. Or c’est faux! Oui, c’est faux. Simplement, je pense que le concept d’écriture a maintenant été suffisamment transformé pour qu’on ne se laisse pas prendre à cette opposition un peu triviale entre la parole et l’écriture. Alors plaisir, oui, mais, vous savez, le plaisir est une chose très compliquée. Le plaisir peut s’accumuler, s’intensifier à travers une certaine expérience de la peine, de l’ascèse, de la difficulté, de l’impasse, de l’impossibilité; donc, plaisir, oui, sans doute, mais il faudrait pour vous répondre sérieusement et philosophiquement ouvrir tout un discours sur le principe du plaisir, sur l’au-delà du principe du plaisir, etc.

 

Et puis votre goût pour la philosophie passe aussi toujours par le risque, l’aventure, l’enjeu...

Jacques Derrida: Pour prendre le plaisir très compliqué dont nous parlions à l’instant, pour prendre ce plaisir, je suppose qu’il faut, à un moment donné, se tenir à la limite de la catastrophe ou du risque de la perte. Sinon, on ne fait que dérouler un programme d’assurance. Alors il faut risquer. C’est ça, l’expérience. Je prends ce mot dans un sens très grave. Il n’y aurait pas d’expérience, autrement, sans le risque. Mais pour que le risque en vaille la peine, si on peut dire, et pour qu’il soit effectivement risqué ou risquant, il faut prendre ce risque pour toutes les assurances possibles. C’est-à-dire accumuler les assurances, avoir la conscience la plus lucide possible de tous les systèmes d’assurance, de toutes les normes, de tout ce qui peut limiter les risques, explorer le terrain de ces assurances: leur histoire, leur code, leurs normes pour les mettre elles-mêmes au bord du risque de la façon la plus sûre possible. Il faut bien s’assurer que le risque est pris. Et pour bien s’assurer que le risque est pris, il faut négocier avec les assurances. Et donc parler... sur le mode de la philosophie, de la démonstration, de la logique, de la critique pour arriver à ce point où ça n’est plus possible, pour voir où ça n’est plus possible. Ce que j’appelle ici l’assurance, ce sont tous les codes, toutes les valeurs, toutes les normes dont nous parlions tout à l’heure et qui régissent le discours philosophique: l’institution philosophique, les valeurs de cohérence, de vérité, de démonstration, etc.

 

Ce qui vous retient parfois aussi, c’est la volonté de provoquer; d’abord de provoquer des événements philosophiques, mais aussi de provoquer au sens courant de la provocation. Un exemple parmi d’autres, cette phrase, extraite de «Droit de regards»: «le droit au narcissisme doit être réhabilité»...[i]

Jacques Derrida: Le narcissisme...! Il n’y a pas le narcissisme et le non-narcissisme; il y a des narcissismes plus ou moins compréhensifs, généreux, ouverts, étendus, et ce qu’on appelle le non-narcissisme n’est en général que l’économie d’un narcissisme beaucoup plus accueillant, hospitalier et ouvert à l’expérience de l’autre comme autre. Je crois que sans un mouvement de réappropriation narcissique, le rapport à l’autre serait absolument détruit, serait détruit d’avance. Il faut que le rapport à l’autre... — même s’il reste dissymétrique, ouvert sans réappropriation possible - il faut qu’il esquisse un mouvement de réappropriation dans l’image de soi-même pour que l’amour soit possible, par exemple. L’amour est narcissique. Alors, il y a des petits narcissismes, il y a des grands narcissismes, et il y a la mort au bout, qui est la limite. Dans l’expérience - si c’en est une – de la mort même, le narcissisme n’abdique pas absolument.

 

Au plus près, au plus loin du ou des narcissismes, au plus près devrais-je dire, de l’idiome et de la singularité, vous avez souvent répété que la déconstruction n’est pas une méthode, qu’il n’y a pas de «méthode Derrida». Comment, alors, prendre en compte votre travail? Comment en évaluez-vous les effets? à qui votre travail s’adresse-t-il et qui vous lit, en somme?

Jacques Derrida: Par définition, je ne sais pas à qui il s’adresse. Si...! J’ai un certain savoir à ce sujet, des anticipations, des images, mais il y a un point où pas plus qu’à quiconque publie ou quiconque parle, la destination ne m’est assurée. Même si on essayait de régler ce qu’on dit sur un ou des destinataires possibles, avec des silhouettes typiques, même si on voulait le faire, ce ne serait pas possible. Et je tiens qu’on ne doit pas essayer de maîtriser cette destination. C’est d’ailleurs pour ça qu’on écrit. Maintenant, vous avez dit: idiome. Oui, mais je ne crois pas non plus aux idiomes purs. Je crois qu’il y a naturellement un désir, chez quiconque parle ou écrit, de signer de manière idiomatique, c’est-à-dire irremplaçable. Mais dès qu’il y a une marque, c’est-à-dire la possibilité d’une répétition, dès qu’il y a un langage, la généralité est entrée en scène et l’idiome compose avec quelque chose qui n’est pas idiomatique; avec une langue commune, avec des concepts, des lois, des normes générales. Et par conséquent, même si on tente de préserver l’idiome de la méthode, puisque vous avez parlé de méthode, d’un système de règles dont d’autres vont pouvoir disposer, que d’autres vont pouvoir appliquer, même si on veut préserver, donc, l’idiome de la méthode..., eh bien, du fait que l’idiome n’est pas pur, il y a déjà de la méthode; tout discours, même une phrase poétique ou oraculaire porte en elle un dispositif, des règles pour produire des choses analogues et donc une esquisse de méthodologie. Cela dit, en même temps, j’ai essayé de marquer en quoi, par exemple, des questions déconstructrices ne pouvaient pas donner lieu à des méthodes, c’est-à-dire à des procédures techniques qu’on pourrait répéter d’un contexte à l’autre. Dans ce que j’écris, je pense qu’il y a aussi des règles générales, des procédures qu’on peut transporter par analogie — et c’est ce qu’on appelle un enseignement, un savoir, des applications -, mais ces règles sont prises dans un texte dont l’élément est chaque fois unique et, là, ne peut pas se laisser totalement méthodologiser. En fait, cette singularité n’est pas pure, mais elle existe. Elle existe indépendamment d’ailleurs de la volonté délibérée de quiconque écrit. Il y a finalement une signature qui n’est pas la signature qu’on a calculée, qui n’est naturellement pas le nom patronymique, qui n’est pas l’ensemble des stratagèmes qu’on a élaborés pour proposer quelque chose d’original ou d’inimitable. Mais, qu’on le veuille ou non, finalement il y a un effet d’idiome pour l’autre. C’est comme la photographie; on a beau poser, prendre toutes les précautions qu’on voudra pour que la photographie soit ceci ou cela, il y a un moment où la photographie vous surprend et c’est le regard de l’autre qui, finalement, l’emporte et décide. Alors, je crois que dans ce que j’écris en particulier — mais ça vaut pour d’autres - la même chose se produit: il y a de l’idiome et il y a aussi de la méthode, de la généralité, et la lecture est un mixte d’expérience de l’autre en sa singularité et puis de contenu philosophique, d’informations qui peuvent être arrachées à ce contexte singulier. Les deux à la fois.

 

Dans un de vos livres récents, Feu la cendre, vous notez que vous écrivez «dans la passion du non-savoir plutôt que du secret[ii]» ; est-ce ce non-savoir qui marque l’idiome, qui aimante le désir?

Jacques Derrida: Ce n’est pas un non-savoir installé dans le «je ne veux pas le savoir». Je suis pour le savoir (rire...), pour la science, pour l’analyse et... bon! Donc, ce non-savoir... ce n’est pas la limite... d’un savoir, la limite dans la progression d’un savoir. C’est un non-savoir structurel, en quelque sorte, qui est hétérogène, qui est étranger au savoir. Ce n’est pas simplement l’inconnu qui pourrait être connu et que je renonce à connaître. C’est quelque chose par rapport à quoi il n’est pas question de savoir. Et quand je précise que c’est un nonsavoir et non pas le secret, je veux dire que quand un texte paraît crypté, ce n’est pas du tout pour calculer ou intriguer ou pour barrer l’accès à quelque chose que je saurais et que d’autres ne devraient pas savoir; c’est une expérience plus ancienne, plus originaire, si vous voulez, du secret. Ce n’est pas une chose, une information que je cache ou qu’on aurait à cacher ou à dissimuler, mais c’est une expérience qui ne se livre pas à l’information, qui résiste à l’information et au savoir, et qui se crypte immédiatement. La crypte n’arrive pas, par accident, à cette expérience. C’est ce que j’essaie de souligner à propos de Celan, qui passe pour un poète difficile et cryptique dans, par exemple, la manière dont il dispose les dates, les allusions aux expériences qu’il a faites, etc., avec tous les problèmes de déchiffrement que cela suppose... Ce que j’ai suggéré, c’est qu’il ne le faisait pas par calcul, mettant au travail des générations d’universitaires qui chercheraient les clefs d’un texte. C’est l’expérience de l’écriture et du langage qui a affaire à cette crypte, à cette cryptique-là.

 

Si l’on continue, comme nous le faisons depuis un moment, à essayer non pas d’identifier mais, peut-être, de marquer comment on peut entendre et recevoir votre travail, il me vient à l’esprit, sur des bases heideggeriennes, le mot de «pensée». En même temps, vous semblez presque plus méfiant à l’égard de ce mot qu’à l’égard du mot philosophie?

Jacques Derrida: Oui et non. Il y a des situations où le mot de pensée prend des connotations en effet très marquées et dont j’aurais tendance à me méfier. Mais, généralement, je le préfère à celui de philosophie et de savoir, par référence, en effet, au geste qu’a fait Heidegger; mais là, il faudrait parler des langues, parce que pensée, en français, ce n’est pas du tout le Denken heideggerien... Mais, par référence à ce qu’a fait Heidegger, qui distingue justement la pensée de la philosophie et de la science, je tiens assez à une... «pensée», disons, qui ne se confine pas dans cette façon particulière de penser qu’est la philosophie, ou qu’est la science. Il y a des formes - je n’oserai pas dire de questions, parce qu’il n’est pas sûr que la pensée soit questionnante, essentiellement questionnante; je ne suis pas sûr que la question soit l’ultime forme, ou la forme la plus digne de la pensée -, il y a peut-être des pensées plus pensantes que cette pensée qu’on appelle philosophie. Alors, je me suis servi de ce mot de «pensée» de ce point de vue-là, avec ces intentions-là, parce que c’est ainsi qu’on traduit Heidegger quand il distingue philosophie et pensée. Mais peut-être qu’en latin, dans une langue latine comme le français, pensée devrait être remplacé par autre chose. Là, il faudrait s’engager dans ce qui, dans le texte de Heidegger, fait communiquer la pensée avec d’autres significations avec lesquelles le mot pensée ne communique pas en français. Andenken, la mémoire, la reconnaissance, le remerciement; tout ça n’est pas présent dans le penser latin ou français. Alors, dans une certaine mesure, c’est un mot conventionnel pour moi, c’est une traduction; ce n’est pas forcément le meilleur mot.

 

Vous venez de prononcer le mot de mémoire, qui est un mot sur lequel je voudrais revenir et d’abord, avec une question «indiscrète». Ça fait partie des éléments autobiographiques dont on est à peu près sûr, a priori: vous êtes né en Algérie.

Jacques Derrida: C’est vrai.

 

Vous le confirmez! Alors, quelle mémoire avez-vous de l’Algérie, de ce temps-là? quel héritage du lieu et de l’époque? mais, tout d’abord est-ce qu’il y a un récit possible pour cela?

Jacques Derrida: Je souhaiterais qu’il y eût un récit possible. Pour l’instant, ce n’est pas possible. Je rêve d’arriver un jour - non pas à faire le récit de cet héritage, de cette expérience passée, de cette histoire, mais d’en faire au moins un récit parmi d’autres possibles. Mais, pour y arriver, il me faudrait faire un travail, me lancer dans une aventure dont je n’ai pas été jusqu’ici capable. Inventer, inventer un langage, inventer des modes d’anamnèse... Pour moi, c’est cette aventure qui m’intéresse le plus d’une certaine manière mais qui, aujourd’hui encore, m’apparaît pratiquement inaccessible. Alors, vous ayant dit cela, est-ce que je vais me risquer là, en improvisant, à vous dire des choses qui ressembleraient à un récit?... Non! À moins que vous me posiez des questions factuelles précises auxquelles je ne me déroberai pas, mais je ne me sens pas capable de me livrer à des... variations sur ma mémoire, mon héritage. D’autant plus que c’est un héritage — s’il y en a un - qui est très multiple, peu homogène, c’est plein de greffes de toutes sortes; et, pour en parler sérieusement, il faudrait des dispositifs autres que ceux dont nous disposons dans une telle émission. Je suis né en Algérie, mais déjà ma famille, qui était en Algérie depuis longtemps, avant la colonisation française, n’était pas simplement algérienne. La langue française n’était pas la langue de ses ancêtres. J’ai vécu dans l’Algérie d’avant l’indépendance, mais pas si longtemps avant l’indépendance; tout cela fait un paysage d’une très très grande... plein de contrastes, de mélanges, de croisements; le moindre énoncé à ce sujet me paraît d’avance mutilant.

 

Lors d’un colloque au Canada vous avez dit au seul Français présent dans la salle : «Vous êtes français, moi non; je viens d’Algérie. J’ai donc encore un autre rapport à la langue française.» Est-ce qu’on peut parler d’exil dans la langue?

Jacques Derrida: Je ne sais pas ici si on doit parler simplement de langue, au sens strict du terme. Je n’ai qu’une langue. Je n’en connais pas d’autre. Donc, j’ai été élevé dans un milieu monolingue, absolument monolingue. Autour de moi - pas dans ma famille – naturellement j’entendais parler l’arabe, mais je ne parle pas - à part quelques mots - je ne parle pas l’arabe. J’ai essayé de l’apprendre plus tard mais je ne suis pas allé très loin, et d’une manière générale d’ailleurs, on peut dire, sans exagérer, qu’apprendre l’arabe était une chose quasiment interdite à l’école. Non pas juridiquement interdite mais pratiquement impossible. Donc, le français est ma seule langue. Néanmoins, dans la culture des Français d’Algérie et de la communauté juive des Français d’Algérie, une chose faisait que, malgré tout, la France n’était pas l’Algérie; la langue française avait sa source, sa norme, son autorité ailleurs. Et, d’une certaine manière, on apprenait confusément, je l’apprenais confusément, comme la langue de l’autre. Bien que je n’aie pu me référer à une langue qui fût mienne, n’est-ce pas! Et là, c’est pour ça que je dis que ce n’est pas une question de langue: c’est une question de culture, de littérature, d’histoire, d’histoire de la littérature française, de ce que j’apprenais à l’école; j’étais totalement immergé, je n’avais pas d’autre référence, je n’avais pas d’autre culture; mais, en même temps, je sentais bien que ça venait d’une histoire et d’un milieu qui n’étaient pas simplement et primitivement les miens. Sans compter donc ce que je rappelais tout à l’heure de l’écart entre la figure du Français de France et du Français d’Algérie, un écart social très marqué — dont il y aurait beaucoup à dire; c’est que le Français de France, c’était un autre. Et un autre qui était certes au-dessus — c’était le modèle, c’était la distinction, c’était ce qu’il fallait dire tel qu’on devait le dire. Donc c’était la langue du maître d’une certaine manière – je l’entends aussi bien au sens scolaire du terme et la langue du maître, c’était ce que les maîtres d’école nous apprenaient. Et pourtant, il y avait et il y a toujours — je pense que c’est encore vrai pour les pieds-noirs revenus en France -, il y a toujours à l’égard du Français de France une condescendance des pieds-noirs, une méfiance et, en même temps, le sentiment que ces gens-là, au fond, sont encore naïfs ou niais. Niais avec la connotation sexuelle que ça peut avoir. Ce sont des gens crédules, d’une certaine manière. Souvent les gens du Midi ont ce sentiment à l’égard des gens du Nord; ça vaut aussi pour l’intérieur de la France. Le Méridional tend à penser — je parle d’un sentiment très primitif mais fort - que l’homme du Nord est plus crédule, moins rusé, et il y avait cela de la part des pieds-noirs. Donc, le Français c’est le maître, c’est la norme, c’est l’autorité, c’est la source de légitimation, et en même temps c’est celui qui n’a pas encore vraiment ouvert les yeux, qui est crédule, qui ne me la fera pas, etc.

 

Vous venez d’évoquer votre judaïsme. Est-ce que vous avez été élevé dans un contexte familial très marqué par le judaïsme?

Jacques Derrida: Ma famille était très banalement pratiquante, mais je dois dire, malheureusement, sans que cette pratique soit nourrie d’une véritable culture juive. Il y avait des rites à observer de façon un peu extérieure, mais je n’ai pas vraiment été élevé dans ce qu’on appelle la culture juive. Je le regrette d’ailleurs. Je ne le regrette pas simplement par nostalgie d’une appartenance judaïque, mais parce que je pense que c’est une lacune pour la culture de quiconque, la mienne en particulier. Les voies de cet héritage doivent être extrêmement compliquées sans que ça passe ni par les gènes, ni par la thématique, ni par la langue, ni par l’instruction religieuse. Ça peut suivre d’autres trajets. Alors, lesquels? C’est très difficile à dire en improvisant; mais on peut imaginer qu’une communauté coupée de ses racines peut, par des voies non conscientes, communiquer avec... une certaine façon de gérer son inconscient, de lire, de déchiffrer, de vivre son inquiétude... Tout cela peut donner lieu à un certain rapport au monde, une certaine attitude qui pousse à écrire de telle ou telle façon. Je sais que je fais une réponse très insuffisante concernant ces trajets-là, mais c’est du côté de ces trajets très singuliers qu’il faut s’orienter pour poser la question. Donc, ni du côté de la religion, ni du côté des thèmes, ni de la langue, ni des contenus, mais d’un autre mode de transmission.

 

À vous lire, on a d’abord le sentiment que vous avez un héritage intellectuel, culturel, grec et allemand, ce qui ne saurait surprendre pour un philosophe; Platon, Aristote, Kant, Heidegger, on pourrait multiplier les noms. Est-ce qu’il n’y aurait pas, aussi, chez vous une sorte d’intrusion judaïque, difficile à définir, qui viendrait redéfaire, déconstruire cette ligne de partage si traditionnelle entre le grec et l’allemand? Une inscription du judaïsme dans le gréco-allemand?

Jacques Derrida: Peut-être. J’hésiterai pour toutes les raisons que j’ai évoquées jusqu’ici, j’hésiterai à l’appeler judaïque. Il y a certainement, et là je décris naïvement une expérience naïve, un sentiment d’extériorité en regard de la culture européenne française, allemande, grecque. Mais quand, comme vous savez que je le fais, je m’enferme avec elle puisque j’enseigne, j’écris tout le temps au sujet de choses qui sont allemandes, grecques, françaises, même alors il est vrai que j’ai le sentiment de le faire depuis un autre lieu que je ne connais pas. Une extériorité depuis un lieu que je n’habite pas, d’une certaine manière; ou que je n’identifie pas. C’est pour ça que j’hésite à l’appeler judaïque. Il y a une extériorité! Certains pourraient me répondre: mais c’est toujours comme ça, même quand un philosophe allemand écrit au sujet de la tradition allemande, le fait qu’il questionne, qu’il écrive, qu’il interroge, l’inscrit dans un certain dehors. Il faut toujours une certaine extériorité pour interroger, questionner, écrire. Mais peut-être qu’au-delà de cette extériorité qui est commune à tous ceux qui philosophent ou écrivent, posent des questions... au-delà de cette extériorité, il y a peut-être autre chose, le sentiment d’une autre extériorité. Au fond, si je voulais me précipiter vers une réponse plus cohérente, plus formulable, peut-être plus élégante aussi, je ne sais pas, et qui ne serait peut-être pas vraie dans la mesure où elle serait élégante, ce lieu que pour l’instant je ne peux pas identifier et que je refuse d’appeler un lieu de judaïsme, c’est peut-être ce que je cherche, tout simplement; si j’étais assez optimiste à ce sujet, je dirais que je vois le voyage de ma brève existence comme un voyage en vue de déterminer et de nommer le lieu depuis lequel j’aurais fait l’expérience de l’extériorité. Et que l’anamnèse dont nous parlions tout à l’heure en commençant, ce serait une anamnèse en vue d’identifier, de nommer — non pas d’effacer l’extériorité, je crois qu’elle n’est pas effaçable - mais de la nommer, de l’identifier et de la penser un peu mieux que je ne l’ai fait jusqu’ici. Et c’est ça, au fond, le récit que je refusais tout à l’heure, parce qu’un récit, comme vous savez, ce n’est pas simplement une mémoire reconstituant un passé; un récit c’est aussi une promesse, c’est aussi quelque chose qui s’engage vers l’avenir. Ce dont je rêve, c’est non pas seulement le récit d’un passé qui m’est inaccessible, mais un récit qui soit aussi un avenir, qui détermine un avenir.

 

Est-ce que cela fait signe vers cette expérience qui traverse aussi votre œuvre et qu’on peut lire, à sa façon, comme une expérience de la perte?

Jacques Derrida: Oui, c’est une expérience très commune. Je dirais que ce dont je souffre de façon inconsolable a toujours la forme, non seulement de la perte, ça c’est fréquent ! — mais de la perte de mémoire, que ce que je vis ne soit pas gardé, donc répété, — comment dire: déchiffrable, comme un appel au témoin reste sans témoin, en quelque sorte, sans même le témoin que je pourrais être de ce que j’ai vécu; ça, c’est pour moi l’expérience même de la mort, de la catastrophe. Je serais réconcilié avec tout ce que je vis, même les choses les pires, si j’étais assuré que la mémoire m’en reste, ou en reste ainsi que le témoignage qui donne sens ou fait voir, qui permet à la chose de réapparaître. L’expérience de la cendre, c’est l’expérience non seulement de l’oubli, mais de l’oubli de l’oubli, de l’oubli dont il ne reste rien. Alors, c’est le pire et, en même temps, c’est une bénédiction. Les deux à la fois.

 

Si on essaie de prendre la mesure de votre... — là, je ne sais pas ! — il y a beaucoup de mots qu’on pourrait proposer: parcours, chemin, aventure, expérience, trajet... Lequel retenez-vous, dans tous ces mots-là? c’en est peut-être un autre, en fait?

Jacques Derrida: Aventure, trajet, expérience...?

 

...trajet, parcours, chemin... pour désigner, donc votre...

Jacques Derrida: Je ne sais pas. J’aime assez le mot d’expérience dont l’origine dit quelque chose de la traversée; mais d’une traversée avec le corps, d’un espace qui n’est pas donné d’avance mais qui s’ouvre à mesure qu’on avance. Le mot expérience un peu réactivé, rajeuni, disons, est peut-être celui que je choisirais.

 

Alors, pour essayer de prendre la mesure de votre expérience, on peut, par exemple, partir de «cendre»... Il me semble qu’il y a un déplacement qui s’est opéré de la question de l’écriture, de la trace, vers, justement, la question de la cendre. D’abord, est-ce que c’est un fil qui permet de décrire l’expérience et quelles en seraient les grandes étapes?

Jacques Derrida: Ce n’est pas le bon mot ! Mais c’est peut-être le moins mauvais mot pour rassembler tout ça. Si je dis qu’à un moment donné, j’ai rassemblé dans Feu la cendre tout ce qui avait été nommé «cendres», dans de nombreux textes auparavant, ce n’était pas dans le dessein systématique de faire apparaître une continuité; d’ailleurs, j’ai écrit ce texte-là aussi, et comme souvent, à partir d’une demande. A ce moment-là, je me suis rappelé que j’avais écrit une petite phrase très cryptée, délibérément cryptée, qui est la phrase: «Il y a là cendre. » C’est à la dernière page de La Dissémination, dans un paragraphe de remerciements. Et j’ai donc commencé par souhaiter lire cette phrase qui est, dans sa brièveté, extrêmement surchargée. Et puis, chemin faisant, j’ai pris une conscience plus vive, plus claire, du fait que la cendre était un motif, disons, très insistant dans de nombreux textes antérieurs. D’où cette sorte de «polylogue», un nombre de voix indéterminé au sujet de ces textes de cendre, ou sur la cendre, au cours desquels j’essayais... ou quelqu’un essayait de montrer que les mots que j’avais un peu privilégiés jusqu’ici comme: trace, écriture, gramme... en fait, se trouvaient mieux surnommés par «cendre» pour la raison suivante: la cendre, c’est évidemment une trace — en général on pense, comme première figure de la trace, à celle du pas, dans le chemin, dans l’acheminement, du pas qui laisse une empreinte, une trace ou un vestige — ; mais «cendre» dit mieux ce que je voulais dire sous le nom de trace, à savoir quelque chose qui reste sans rester. Qui n’est ni présent ni absent; qui se détruit lui-même, soi-même, qui se consume totalement, qui est un reste sans reste. C’est-à-dire quelque chose qui n’est pas. Pour l’expliquer de façon conséquente, il faudrait s’engager dans une méditation sur l’être, sur «est», sur ce que «est» veut dire, ce que «reste» veut dire dans les textes où j’ai distingué «rester» de «être». La cendre n’est pas! La cendre n’est pas, cela signifie qu’elle témoigne sans témoigner. Elle témoigne de la disparition du témoin, si on peut dire. Elle témoigne de la disparition de la mémoire. Quand je garde un texte pour mémoire, ce qui reste là n’est pas la cendre, apparemment. La cendre, c’est la destruction de la mémoire elle-même; c’est un oubli absolument radical, non seulement l’oubli au sens d’une philosophie de la conscience, d’une psychologie de la conscience, c’est même l’oubli dans l’économie de l’inconscient par refoulement. Le refoulement n’est pas l’oubli. Le refoulement garde la mémoire. La cendre, c’est une non-mémoire absolue, si l’on peut dire. Donc, cela communique avec ce qui dans le don, par exemple, ne cherche même pas à se faire reconnaître ou à se garder, ne cherche même pas à s’économiser. Eh bien, dire qu’il y a là cendre, il y a de la cendre, c’est dire que dans toute trace, dans toute écriture, et par conséquent dans toute expérience (pour moi toute expérience est, d’une certaine manière, une expérience de trace et d’écriture) dans toute expérience il y a cette incinération, cette expérience de l’incinération qui est l’expérience même. Alors, naturellement, il y a de grandes expériences spectaculaires d’incinération - et j’y fais allusion dans le texte — je pense aux fours crématoires, je pense à toutes les destructions par le feu, mais, avant même ces grandes expériences mémorables d’incinération, il y a l’incinération comme expérience, comme forme élémentaire de l’expérience.

Dans le texte sur Celan (Schibboleth[iii]), j’évoque certains poèmes de Celan sur la cendre, dans la disparition, non seulement de l’être cher mais de son nom ; quand le deuil n’est même pas possible. C’est la destruction absolue du témoignage et, à cet égard, le mot de cendre dit bien - pourvu, naturellement, qu’on le lui fasse dire aussi dans un texte qui écrit la cendre, qui écrit sur la cendre, qui écrit en cendre — la cendre dit bien ce qui dans la trace en général, dans l’écriture en général, efface ce qu’elle inscrit. L’effacement n’est pas simplement le contraire de l’inscription. On écrit avec de la cendre sur de la cendre. Et, non seulement cela n’est pas nihiliste, mais je dirais que l’expérience de la cendre qui communique avec l’expérience du don, de la non-garde, du rapport à l’autre comme interruption de l’économie, cette expérience de la cendre est aussi la possibilité du rapport à l’autre, du don, de l’affirmation, de la bénédiction, de la prière...

 

Avec «cendre», par exemple, on note, dans votre travail, une certaine inflexion ; le désir de retravailler sur le plan philosophique des mots moins «techniques» ou moins chargés philosophiquement que ceux sur lesquels vous avez pu insister naguère comme marge, écriture, ou différance...

Jacques Derrida: Certainement. Dans le texte de Feu la cendre, je fais ce que je ne peux pas refaire ici en improvisant devant un micro, c’est à la fois impossible et indécent... je m’intéresse au mot «cendre», effectivement. Tout ce qui peut lui arriver et tout ce qui peut arriver par lui dans la langue française, par exemple et... dans d’autres langues puisque «Feu la cendre» concerne aussi la traduction du mot cendre dans d’autres langues. Oui, au-delà donc d’une analyse... - qui n’est pas seulement une analyse, qui est aussi une manière d’écrire le mot «cendre» en français dans d’autres langues - au-delà de cette analyse à laquelle je me suis livré dans Feu la cendre, on pourrait avoir l’impression que j’essaie de donner une légitimité philosophique à tel ou tel mot comme «cendre», par exemple, de le transformer en concept philosophique. C’est vrai et faux. Sans doute, cela m’intéresse et je suis tenté de prendre un mot dans la langue courante et de le faire travailler comme un concept philosophique, provoquant des restructurations du discours philosophique. Cela m’intéresse. Par exemple dans Glas, j’ai essayé de parler de la cendre chez Hegel, de voir quelle était la signification du feu chez Hegel : le soleil, le feu, l’holocauste, la destruction totale par le feu; il y a des passages qui pourraient être lus comme une sorte de philosophie de la cendre. Et, en même temps, je me garde, donc, de ce mouvement, parce que écrire une philosophie de la cendre, donner au mot «cendre» une dignité philosophique, c’est aussitôt le perdre. C’est en faire justement autre chose que ce que je crois qu’il «est» ou reste, alors que «cendre» ne peut pas être une essence, une substance, un sens philosophique. C’est au contraire ce qui ruine d’avance, d’une certaine manière, la philosophie ou la légitimité philosophique. D’où ce double geste pour proposer une pensée philosophique de la cendre et montrer en quoi «cendre» est ce qui empêche la philosophie de se fermer sur elle-même....

 

«Vers la déconstruction» ; une affirmation (qui nous revient) sur la couverture de ce numéro de Digraphe et peut-être simplement aussi, l’occasion de rappeler ce qu’est ou n’est pas la déconstruction?

Jacques Derrida: J’ai sans cesse insisté sur le fait que le mouvement de la déconstruction était d’abord affirmatif - non positif, mais affirmatif. La déconstruction... disons-le une fois de plus, n’est pas la démolition ou la destruction. La déconstruction - je ne sais pas si c’est quelque chose, mais si c’est quelque chose, c’est une pensée aussi de l’être, de la métaphysique, donc une explication avec l’autorité de l’être ou de l’essence, de la pensée de ce qui est, et une telle explication ne peut pas être simplement une destruction négative. D’autant plus que, parmi toutes les choses de l’histoire de la métaphysique avec lesquelles s’explique la déconstruction, il y a la dialectique, il y a l’opposition du négatif au positif. Dire que la déconstruction est négative, c’est simplement la réinscrire dans un processus intramétaphysique à quoi il s’agit justement - non pas de se soustraire - mais de donner la possibilité d’être pensé.

 

Là, je vous coupe un peu mais c’est un mot que vous utilisez beaucoup moins maintenant. Je fais comme beaucoup d’autres, probablement de manière un peu inutile; on vous le renvoie malgré tout très souvent.

Jacques Derrida: Je ne l’utilise pas, disons, spontanément; je ne l’utilise que dans le contexte où il s’impose. Je ne pensais pas d’ailleurs quand je m’en suis servi la première fois qu’il deviendrait, même pour moi, un mot particulièrement indispensable. Je dis très simplement, très naïvement que je ne pensais pas, quand je m’en suis servi pour la première fois, qu’il serait à ce point accentué par la lecture. Plus accentué par d’autres que par moi-même. Je ne dis pas cela pour l’effacer, pour dire qu’il n’aurait pas dû être repéré; je l’ai utilisé et je l’ai souligné d’une certaine manière mais, pour moi, ce n’était pas un maître mot. J’ai essayé de m’expliquer plusieurs fois sur ce qui m’avait imposé ce mot, qui est un mot de la langue française, assez peu utilisé, il est vrai, mais qui se trouve dans le Littré, qui joue sur plusieurs registres, par exemple linguistique ou grammatical, mais aussi machinique ou technique. Ce que l’on en a retenu au départ, c’était l’allusion à la structure; parce que au moment où je me suis servi de ce mot, c’était le moment où le structuralisme était dominant; on a pensé la déconstruction à la fois comme un geste structuraliste et antistructuraliste. Ce qu’il était, d’une certaine manière. La déconstruction n’est pas simplement la décomposition d’une structure architecturale, c’est aussi une question sur le fondement, sur le rapport fondement/fondé; sur la clôture de la structure, sur toute une architecture de la philosophie. Non pas seulement sur telle ou telle construction, mais sur le motif architectonique du système. L’architectonique: je me réfère ici à la définition de Kant, qui n’épuise pas tous les sens d’«architectonique», mais la définition de Kant m’intéresse particulièrement; l’architectonique c’est l’art du système. La déconstruction concerne d’abord des systèmes. Cela ne veut pas dire qu’elle met à bas le système, mais qu’elle ouvre à des possibilités d’agencement ou de rassemblement, d’être ensemble si vous voulez, qui ne sont pas forcément systématiques, au sens strict que la philosophie donne à ce mot. C’est donc une réflexion sur le système, sur la clôture et l’ouverture du système. Naturellement, c’était aussi une sorte de traduction active un peu déplaçante du mot dont se sert Heidegger : «Destruktion», la destruction de l’ontologie qui ne veut pas dire non plus l’annulation, l’anéantissement de l’ontologie, mais une analyse de la structure de l’ontologie traditionnelle.

Une analyse qui n’est pas seulement une analyse théorique, qui est en même temps une autre écriture de la question de l’être ou du sens. La déconstruction, c’est aussi une manière d’écrire et d’avancer un autre texte. Ce n’est pas une tabula rasa, c’est pourquoi la déconstruction se distingue aussi du doute ou de la critique. La critique opère toujours en vue de la décision après ou par un jugement. L’autorité du jugement ou de l’évaluation critique n’est pas l’autorité de la dernière instance pour la déconstruction. La déconstruction est aussi une déconstruction de la critique. Ce qui ne veut pas dire que toute critique ou tout criticisme sont dévalués, mais qu’on essaie de penser ce que signifie dans l’histoire l’autorité de l’instance critique; par exemple au sens kantien, mais non seulement au sens kantien. La déconstruction n’est pas une critique. Un autre mot allemand dont la déconstruction est une sorte de transposition, c’est le «Abbau» qu’on trouve chez Heidegger, qu’on trouve aussi chez Freud. Je tenais, par ce mot-là, à mettre ce que j’écrivais en réseau avec cesn pensées qui m’importent, évidemment.

 

On note, par exemple dans vos publications les plus récentes, je pense à Psyché — Inventions de l’autre, un intérêt de plus en plus vif pour l’architecture. Déconstruire/l’architecture, certains s’empresseront d’y voir un paradoxe! Pourtant vous êtes engagé dans un projet avec des architectes qui se disent eux-mêmes «déconstructivistes»...

Jacques Derrida: En fait, il y a deux choses dans ce projet: il y a d’une part, à l’initiative de Tschumi, un projet dans lequel je suis associé avec un autre architecte américain qui s’appelle Peter Eisenman et qui, lui, parle beaucoup de déconstruction aussi dans ses textes. Projet qui concerne l’aménagement d’un certain espace à la Villette. Vous savez que Tschumi est responsable de l’ensemble du parc avec le projet des «Folies». Et puis, d’autre part, il y a des échanges avec Tschumi. Je viens d’écrire un texte, justement, pour un coffret dans lequel seront rassemblés tous les dessins, tout l’œuvre graphique mais aussi architectural au sujet des «Folies» de la Villette[iv].

 

Votre intérêt pour l’architecture en général?

Jacques Derrida: Je n’ai pas d’intérêt très cultivé ou l’intérêt d’un expert pour l’architecture. Et je dois dire même que, quand j’ai lu certains textes écrits dans le milieu de Tschumi et Eisenman au sujet de leur architecture, de leurs projets, quand j’ai vu apparaître les concepts, les mots, les schémas de la déconstruction, j’ai d’abord naïvement pensé à une sorte de transposition analogique ou d’application. Et puis j’ai pris conscience, en travaillant, justement, en voyant ces projets, en préparant ce texte, du fait qu’il ne s’agissait pas du tout de cela; et, qu’en fait, ce qu’ils font sous le nom d’architecture déconstructive était l’affirmation la plus littérale et la plus intense de la déconstruction. La déconstruction n’est pas, ne devrait pas être seulement une analyse des discours, des énoncés philosophiques ou des concepts, d’une sémantique, elle doit s’en prendre, si elle est conséquente, aux institutions, aux structures sociales et politiques, aux traditions les plus dures; et, de ce point de vue-là, comme aucune décision architecturale n’est possible qui n’implique une politique, une mise en jeu d’investissements économiques, techniques, culturels et autres... une déconstruction effective, disons radicale, doit passer par l’architecture. Par cette transaction très difficile des architectes avec les pouvoirs politiques, les pouvoirs culturels, avec l’enseignement de l’architecture; toute la philosophie en général, toute la métaphysique occidentale, si on peut nommer cela en parlant globalement d’une métaphysique occidentale, s’inscrit dans l’architecture qui n’est pas simplement le monument de pierre, qui rassemble en son corps toutes les interprétations politiques, religieuses, culturelles d’une société. Par conséquent, la déconstruction peut être aussi une déconstruction architecturale; ce qui ne veut pas dire, là encore, une démolition des valeurs architecturales. D’un côté, on doit considérer que cette architecture dite déconstructive, pour faire vite, commence par mettre en question tout ce à quoi on a justement assujetti l’architecture: à savoir des valeurs d’habitation, d’utilité, de finalités techniques, d’investissements religieux, de sacralisation, toutes ces valeurs qui ne sont pas en elles-mêmes architecturales... Si donc ils ont essayé de soustraire l’architecture à ces finalités pour une part extrinsèques, on peut dire que, non seulement ils ne démolissent pas l’architecture, mais qu’ils reconstituent l’architecture elle-même dans ce qu’elle a de proprement architectural. Ça, ce serait un premier temps. Mais en fait, dire cela, ce serait encore se laisser prendre aux désirs, aux phantasmes, à l’illusion d’un propre de l’architecture qu’il faudrait sauver de son assujettissement ou de sa contamination. En fait, quand on voit ce que font des gens comme Eisenman ou Tschumi, c’est tout autre chose. D’abord, ils ne détruisent pas seulement, ils construisent, effectivement, et ils construisent en mettant cette architecture-là en rapport avec d’autres espaces d’écriture: cinématographiques, narratifs (les formes les plus sophistiquées de la narration littéraire), enfin des expérimentations de combinatoires formelles... tout cela est autre chose qu’une restauration de la pureté architecturale, bien que ce soit aussi une pensée de l’architecture en tant que telle qui ne serait pas simplement au service d’une finalité extrinsèque. Donc, je suis maintenant de plus en plus tenté de considérer cette expérience architecturale comme l’audace et l’effectivité «déconstructives» les plus impressionnantes. Les plus difficiles aussi, parce qu’il ne suffit pas de parler de cette architecture, il faut en négocier l’écriture de pierre ou de métal avec les pouvoirs politiques, culturels ou économiques les plus durs et les plus résistants... Ce sont ces architectes qui se heurtent aux résistances, les plus solides en quelque sorte, de la culture, de la philosophie, de la politique dans lesquelles nous vivons.

 


 

[i] Lecture de Droit de regards, de M.-F. Plissart, Paris, Minuit, 1985.

[ii] Feu la cendre, Éditions Des Femmes, Paris, 1987, p. 55.

[iii] Schibboleth-pour Paul Celan, Paris, Galilée, 1986.

[iv] «Point de folie — maintenant l’architecture», d’abord publié en édition bilingue dans Bernard Tschumi, La case vide, Londres, Architectural Association 1986, repris dans Psyché, loc. cit., p. 477 et suiv.

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