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Point de folie — maintenant l’architecture[i]

Jacques Derrida

Texte consacré à l’œuvre de l’architecte Bernard Tschumi. D’abord publié en édition bilingue dans Bernard Tschumi,
La Case vide, coffret comportant des essais et des planches (Architectural Association, Folio VIII, Londres, 1986).

 Bernard Tschumi: Folies du parc de la  Villette, Paris.

 

1. Maintenant, ce mot français, on ne le traduira pas. Pourquoi? Pour des raisons, toute une série, qui apparaîtront peut-être en cours de route, voire en fin de parcours. Car je m’engage ici dans un parcours, une course plutôt, parmi d’autres possibles et concurrentes: une série de notations cursives à travers les Folies de Bernard Tschumi, de point en point, et risquées, discontinues, aléatoires.

Pourquoi maintenant? J’écarte ou je mets en réserve, je mets de côté telle raison de maintenir le sceau ou le poinçon de cet idiome: il rappellerait le Parc de La Villette en France — et qu’un prétexte y donna lieu à ces Folies. Seulement un prétexte, sans doute, en cours de route, une station, une phase, une pause dans un trajet, mais le prétexte fut en France offert. On dit en français qu’une chance est offerte mais aussi, ne l’oublions pas, «offrir une résistance».

 

2. Maintenant, le mot ne flottera pas comme le drapeau de l’actualité, il n’introduira pas à des questions brûlantes: quoi de l’architecture aujourd’hui? Que penser de l’actualité architecturale? Quoi de nouveau dans ce domaine? Car l’architecture ne définit plus un domaine. Maintenant: ni un signal moderniste, ni même un salut à la post-modernité. Les post- et les posters qui se multiplient ainsi aujourd’hui (post-structuralisme, post-modernisme, etc.) cèdent encore à la compulsion historiciste. Tout fait époque, jusqu’au décentrement du sujet: le post-humanisme. Comme si l’on voulait une fois de plus mettre de l’ordre dans une succession linéaire, périodiser, distinguer entre l’avant et l’après, limiter les risques de la réversibilité ou de la répétition, de la transformation ou de la permutation: idéologie progressiste.

 

3.  Maintenant: si le mot désigne encore ce qui arrive, vient d’arriver, promet d’arriver à l’architecture ou aussi bien par larchitecture, cette imminence du juste (arrive juste, vient juste d’arriver, va juste arriver) ne se laisse plus inscrire dans le cours ordonné d’une histoire: ni une mode, ni une période, ni une époque. Le juste maintenant ne reste pas étranger à l’histoire, certes, mais le rapport serait autre. Et si cela nous arrive, il faut se préparer à recevoir ces deux mots. D’une part, cela n’arrive pas à un nous constitué, à une subjectivité humaine dont l’essence serait arrêtée et qui se verrait ensuite affectée par l’histoire de cette chose nommée architecture. Nous ne nous apparaissons à nous-mêmes qu’à partir d’une expérience de l’espacement déjà marquée d’architecture. Ce qui arrive par l’architecture construit et instruit ce nous. Celui-ci se trouve engagé par l’architecture avant d’en être le sujet: maître et possesseur. D’autre part, l’imminence de ce qui nous arrive maintenant n’annonce pas seulement un événement architectural: plutôt une écriture de l’espace, un mode d’espacement qui fait sa place à l’événement. Si l’œuvre de Tschumi décrit bien une architecture de l’événement, ce n’est pas seulement pour construire des lieux dans lesquels il doit se passer quelque chose, ni seulement pour que la construction elle-même y fasse, comme on dit, événement. Là n’est pas l’essentiel. La dimension événementielle se voit comprise dans la structure même du dispositif architectural: séquence, sérialité ouverte, narrativité, cinématique, dramaturgie, chorégraphie.

 

4. Une architecture de l’événement, est-ce possible? Si ce qui nous arrive ainsi ne vient pas du dehors, ou plutôt si ce dehors nous engage dans cela même que nous sommes, y a-t-il un maintenant de l’architecture et en quel sens? Tout revient justement à la question du sens. On n’y répondra pas en indiquant un accès, par exemple sous une forme donnée de l’architecture: préambule, pronaos, seuil, chemin méthodique, cercle ou circulation, labyrinthe, marches d’escalier, ascension, régression archéologique vers un fondement, etc. Encore moins sous la forme du système, à savoir de larchitectonique: l’art des systèmes, nous dit Kant. On ne répondra pas en livrant accès à quelque sens final dont l’assomption nous serait enfin promise. Non, il s’agit justement de ce qui arrive au sens: non pas au sens de ce qui nous permettrait d’arriver enfin au sens, mais de ce qui lui arrive, au sens, au sens du sens. Et voilà l’événement, ce qui lui arrive par un événement qui, ne relevant plus tout à fait ni simplement du sens, aurait partie liée avec quelque chose comme la folie.

 

5. Non point La Folie, l’hypostase allégorique d’une Déraison, le Non-Sens, mais les folies. Il nous faudra compter avec ce pluriel. Les folies, donc, les folies de Bernard Tschumi. Nous en parlerons désormais par métonymie – et de façon métonymiquement métonymique, car cette figure, nous le verrons, s’emporte elle-même; elle n’a pas en elle-même de quoi s’arrêter, pas plus que le nombre des Folies dans le Parc de La Villette. Folies: c’est d’abord le nom, un nom propre en quelque sorte et une signature. Tschumi nomme ainsi la trame ponctuelle qui distribue un nombre non fini d’éléments dans un espace qu’elle espace en effet, mais qu’elle ne sature pas. Métonymie donc, puisque folies ne désigne d’abord qu’une partie, une série de parties, la ponctuelle précisément, d’un ensemble qui comporte aussi des lignes et des surfaces, une «bande-son» et une «bande-image». Nous reparlerons de la fonction assignée à cette multiplicité de points rouges. Notons seulement qu’elle garde un rapport métonymique à l’ensemble du Parc. Sous ce nom propre, en effet, les «folies» sont un dénominateur commun, le «plus grand dénominateur commun» de cette «déconstruction programmatique». Mais de plus, le point rouge de chaque folie reste divisible à son tour, point sans point, offert dans sa structure articulée à des substitutions ou permutations combinatoires qui le rapportent aussi bien à d’autres folies qu’à ses propres parties. Point ouvert et point fermé. Cette double métonymie devient abyssale quand elle détermine ou surdétermine ce qui ouvre ce nom propre (les Folies de Bernard Tschumi) sur la grande sémantique du concept de folie, le grand nom ou dénominateur commun pour tout ce qui arrive au sens quand il sort de lui, s’aliène et se dissocie sans avoir jamais été sujet, s’expose au dehors, s’espace dans ce qui n’est pas lui: non pas la sémantique mais d’abord l’asémantique des Folies.

 

6. Les folies, donc, ces folies en tout sens, pour une fois, nous dirons qu’elles ne vont pas à la ruine, celle de la défaite ou celle de la nostalgie. Elles ne reviennent pas à «l’absence d’œuvre» – ce destin de la folie à l’âge classique dont nous parle Foucault. Elles font œuvre, elles mettent en œuvre. Comment cela? Comment penser que l’œuvre se maintienne en cette folie? Comment penser le maintenant de l’œuvre architecturale? Par une certaine aventure du point, nous y viendrons, maintenant l’œuvre – maintenant est le point – à l’instant même, au point de son implosion. Les folies mettent en œuvre une dislocation générale, elles y entraînent tout ce qui semble avoir, jusqu’à maintenant, donné sens à l’architecture. Plus précisément ce qui semble avoir ordonné l’architecture au sens. Elles déconstruisent d’abord, mais non seulement, la sémantique architecturale.

 

7. II y a, ne l’oublions pas, une architecture de l’architecture. Jusqu’en son assise archaïque, le concept le plus fondamental de l’architecture a été construit. Cette architecture naturalisée nous est léguée, nous l’habitons, elle nous habite, nous pensons qu’elle est destinée à l’habitat, et ce n’est plus un objet pour nous. Mais il faut y reconnaître un artefact, un constructum, un monument. Il n’est pas tombé du ciel, il n’est pas naturel même s’il instruit un certain cadran du rapport à la physis, au ciel, à la terre, au mortel et au divin. Cette architecture de l’architecture a une histoire, elle est historique de part en part. Son héritage inaugure l’intimité de notre économie, la loi de notre foyer (oikos), notre oikonomie familiale religieuse, politique, tous les lieux de naissance et de mort, le temple, l’école, le stade, l’agora, la place, la sépulture. Il nous transit au point que nous en oublions l’historicité même, nous le tenons pour nature. C’est le bon sens même.

 

8. Le concept d’architecture, lui-même un constructum habité, un héritage qui nous comprend avant même que nous ne tentions de le penser. À travers toutes les mutations de l’architecture, des invariants demeurent. Une axiomatique traverse, impassible, imperturbable, toute l’histoire de l’architecture. Une axiomatique, c’est-à-dire un ensemble organisé d’évaluations fondamentales et toujours présupposées. Cette hiérarchie s’est fixée dans la pierre, elle informe désormais tout l’espace social. Quels sont ces invariants? J’en distinguerai quatre, la charte un peu artificielle de quatre traits, disons plutôt de quatre points. Ils traduisent une seule et même postulation: larchitecture doit avoir un sens, elle doit le présenter et par là signifier. La valeur signifiante ou symbolique de ce sens doit commander la structure et la syntaxe, la forme et la fonction de l’architecture. Elle doit les commander du dehors, depuis un principe (archè), un fondement ou une fondation, une transcendance ou une finalité (telos) dont les lieux eux-mêmes ne sont pas architecturaux. Topique anarchitecturale de ce sémantisme dont dérivent immanquablement quatre points d’invariance :

 

-L’expérience du sens doit être lhabitation, la loi de l’oikos, l’économie des hommes ou des dieux. Dans sa présence non représentative qui, à la différence des autres arts, semble ne renvoyer qu’à elle-même, l’ouvre architecturale aura été destinée à la présence des hommes et des dieux. La disposition, l’occupation et l’investissement des lieux devaient se mesurer à cette économie. C’est à elle que rappelle encore Heidegger au moment où il interprète l’absence du chez-soi (Heimatlosigkeit) comme le symptôme de l’onto-théologie et plus précisément de la technique moderne. Derrière la crise du logement, il nous invite à penser proprement la véritable détresse, l’indigence, le dénuement de l’habiter lui-même (die eigentliche Not des Wohnens). Les mortels doivent d’abord apprendre à habiter (sie das Wohnen erst lernen müssen), entendre ce qui les appelle à habiter. Ceci n’est pas une déconstruction mais l’appel à répéter le fondement même de l’architecture que nous habitons, que nous devrions réapprendre à habiter, l’origine de son sens. Bien entendu, si les «folies» pensent et disloquent cette origine, elles ne doivent pas davantage s’abandonner à la jubilation de la technologie moderne ou à la maîtrise maniaque de ses pouvoirs. Ce serait là un nouveau tour de la même métaphysique. D’où la difficulté de ce qui justement — maintenant — s’annonce.

— Centrée, hiérarchisée, l’organisation architecturale aura dû s’ordonner à l’anamnèse de l’origine et à l’assise d’un fond. Non seulement depuis sa fondation sur le sol terrestre mais depuis son fondement juridico-politique, l’institution qui commémore les mythes de la cité, les héros ou les dieux fondateurs. Cette mémoire religieuse ou politique, cet historicisme n’a pas déserté, malgré les apparences, l’architecture moderne. Celle-ci en garde la nostalgie, elle est gardienne par destination. Nostalgie toujours hiérarchisante: l’architecture aura matérialisé la hiérarchie dans la pierre ou dans le bois (hylé), c’est une hylétique du sacré (hieros) et du principe (archè), une archi-hiératique.

Cette économie reste nécessairement une téléologie de l’habitat. Elle souscrit à tous les régimes de la finalité. Finalité éthico-politique, service religieux, finalisation utilitaire ou fonctionnelle, il s’agit toujours de mettre l’architecture en service, et au service. Cette fin est le principe de l’ordre archi-hiératique.

— Cet ordre relève enfin des beaux-arts, quels qu’en soient le mode, l’âge ou le style dominant. La valeur de beauté, d’harmonie, de totalité doit encore y régner.

 

Ces quatre points d’invariance ne se juxtaposent pas. Depuis les angles d’un cadre, ils dessinent la carte d’un système. On ne dira pas seulement qu’ils se rassemblent et demeurent inséparables, ce qui est vrai. Ils donnent lieu à une certaine expérience du rassemblement, celle de la totalité cohérente, de la continuité, du système. Ils commandent donc un réseau d’évaluations, ils induisent et instruisent, fût-ce indirectement, toute la théorie et toute la critique de l’architecture la plus spécialisée ou la plus triviale. L’évaluation inscrit la hiérarchie dans une hylétique, dans l’espace aussi d’une distribution formelle des valeurs. Mais cette architectonique des points invariants commande aussi tout ce qu’on appelle la culture occidentale, bien au-delà de son architecture. D’où la contradiction, le double bind ou lantinomie qui à la fois mobilise et inquiète cette histoire. D’une part, cette architectonique générale efface ou déborde la spécificité aiguë de l’architecture, elle vaut pour d’autres arts et pour d’autres régions de l’expérience. D’autre part, l’architecture en figure la métonymie la plus puissante, elle lui donne sa consistance la plus solide, la substance objective. Par consistance, je n’entends pas seulement la cohérence logique, celle qui engage dans le même réseau toutes les dimensions de l’expérience humaine: pas d’œuvre d’architecture sans interprétation, voire sans décision économique, religieuse, politique, esthétique, philosophique. Mais par consistance j’entends aussi la durée, la dureté, la subsistance monumentale, minérale ou ligneuse, l’hylétique de la tradition. D’où la résistance: la résistance des matériaux comme la résistance des consciences et des inconscients qui institue cette architecture en dernière forteresse de la métaphysique. Résistance et transfert. Une déconstruction conséquente ne serait rien si elle ne tenait compte de cette résistance et de ce transfert ; elle ferait peu de chose si elle ne s’en prenait pas à l’architecture autant qu’à l’architectonique. S’en prendre à elle: non pas l’attaquer, la détruire ou la dévoyer, la critiquer ou la disqualifier. Mais la penser en effet, s’en déprendre assez pour l’appréhender d’une pensée qui se porte au-delà du théorème – et fasse œuvre à son tour.

 

9. On prendra maintenant la mesure des folies, d’autres diraient de lhybris démesurante de Bernard Tschumi et de ce qu’elle nous donne à penser. Ces folies font trembler le sens, le sens du sens, l’ensemble signifiant de cette puissante architectonique. Elles remettent en cause, disloquent, déstabilisent ou déconstruisent l’édifice de cette configuration. Elles sont «folie» en cela, dira-t-on. Car dans un polemos sans agressivité, sans cette pulsion destructrice qui trahirait encore un affect réactif à l’intérieur de la hiérarchie, elles s’en prennent au sens même du sens architectural, tel qu’il nous est légué et tel que nous l’habitons encore. N’éludons pas la question : si cette configuration préside à ce qu’en Occident l’on nomme architecture, ces folies ne font-elles pas table rase? Ne reconduisent-elles pas au désert de l’anarchitecture, à un degré zéro de l’écriture architecturale où celle-ci viendrait se perdre, dorénavant sans finalité, sans aura esthétique, sans fondement, sans principe hiérarchique, sans signification symbolique, une prose enfin de volumes abstraits, neutres, inhumains, inutiles, inhabitables et privés de sens?

Justement non. Les «folies» affirment, elles engagent leur affirmation au-delà de cette répétition finalement annihilante, secrètement nihiliste de l’architecture métaphysique. Elles s’engagent dans le maintenant dont je parle, maintiennent et relancent, réinscrivent l’architecture. Elles en réveillent peut-être une énergie infiniment anesthésiée, emmurée, ensevelie dans une sépulture générale ou dans tine nostalgie sépulcrale. Car il faut commencer par le souligner: la carte ou le cadre métaphysique dont nous venons de dessiner la configuration, c’était déjà, si on peut dire, la fin de l’architecture, son «règne des fins» dans la figure de la mort.

Elle venait arraisonner l’œuvre, elle lui imposait des significations ou des normes extrinsèques, sinon accidentelles. Elle faisait de ses attributs son essence: la beauté formelle, la finalité, l’utilité, la fonctionnalité, la valeur d’habitation, son économie religieuse ou politique, tous les services, autant de prédicats non architecturaux ou méta-architecturaux. En y soustrayant maintenant l’architecture – ce que je continue de nommer ainsi, d’un paléonyme, pour y maintenir un appel assourdi –, en cessant de soumettre l’œuvre à ces normes étrangères, les folies rendent l’architecture, fidèlement, à ce qu’elle aurait dû, depuis la veille même de son origine, signer. Le maintenant dont je parle, ce sera cette signature – la plus irréductible. Elle ne contrevient pas à la charte, elle l’entraîne dans un autre texte, elle souscrit même, elle appelle l’autre à souscrire à ce que nous nommerons encore, plus loin, un contrat, un autre jeu du trait, de l’attraction et de la contraction.

Proposition que je n’avancerai pas sans précautions, avertissements et mises en garde. Encore le voyant de deux points rouges:

 

– Ces folies ne détruisent pas. Tschumi parle toujours de «déconstruction/reconstruction», notamment à propos de la Folie et de l’engendrement de son cube (combinatoire formelle et relations transformationnelles). Quant aux Manhattan Transcripts, il s’agit d’y inventer «de nouveaux rapports, où les composantes traditionnelles de l’architecture sont brisées et reconstruites selon d’autres axes». Sans nostalgie, l’acte de mémoire le plus vivant. Rien ici de ce geste nihiliste qui accomplirait au contraire un certain motif de la métaphysique, aucun renversement des valeurs en vue d’une architecture anesthétique, inhabitable, inutilisable, asymbolique et insignifiante, simplement vacante après le retrait des dieux et des hommes. Et les folies – comme la folie en général – sont tout sauf le chaos d’une anarchie. Mais sans proposer un «nouvel ordre», elles situent ailleurs l’œuvre architecturale qui, en son principe du moins, dans son ressort essentiel, n’obéira plus à ces impératifs extérieurs. Le «premier» souci de Tschumi ne sera plus d’organiser l’espace en fonction ou en vue des normes économiques, esthétiques, épiphaniques ou techno-utilitaires. Ces normes seront prises en compte, elles se verront seulement subordonnées, réinscrites en un lieu du texte et dans un espace qu’elles ne commanderont plus en dernière instance. En poussant l’architecture vers ses limites», on donnera encore lieu au «plaisir», chaque folie sera destinée à un certain «usage», avec sa finalité culturelle, ludique, pédagogique, scientifique, philosophique. De sa force d’attraction nous dirons un mot plus loin. Tout ceci obéit à un programme de transferts, de transformations ou de permutations dont ces normes extérieures ne détiendront plus le dernier mot. Elles n’auront pas présidé à l’œuvre, Tschumi les a pliées à la mise en œuvre générale.

— Oui, pliées. Quel est le pli? En réinstituant l’architecture dans ce qu’elle aurait dû avoir de singulièrement propre, il ne s’agit surtout pas de reconstituer un simple de l’architecture, une architecture simplement architecturale, par une obsession puriste ou intégriste. Il ne s’agit plus de sauver le propre dans l’immanence virginale de son économie et de le rendre à sa présence inaliénable, une présence enfin non représentative, non mimétique et ne renvoyant qu’à elle-même. Cette autonomie de l’architecture, qui prétendrait ainsi réconcilier un formalisme et un sémantisme en leurs extrêmes, ne ferait qu’accomplir la métaphysique qu’elle prétendrait déconstruire. L’invention consiste ici à croiser le motif architectural avec ce qu’il y a de plus singulier et de plus concurrent dans d’autres écritures, elles-mêmes entraînées dans ladite folie, dans son pluriel, celui de l’écriture photographique, cinématographique, chorégraphique, voire mythographique. Comme l’ont démontré les Manhattan Transcripts (mais cela vaudrait aussi, différemment, pour La Villette), un montage narratif d’une grande complexité fait exploser au dehors le récit que les mythologies contractaient ou effaçaient dans la présence hiératique du monument «pour mémoire». Une écriture architecturale interprète (au sens nietzschéen de l’interprétation active, productrice, violente, transformatrice) des événements marqués par la photographie ou la cinématographie. Marqués: provoqués, déterminés ou transcrits, captés, en tout cas toujours mobilisés dans une scénographie du passage (transfert, traduction, transcription, transgression d’un lieu à l’autre, d’un lieu d’écriture à un autre, greffe, hybridation). Ni architecture ni anarchitecture: transarchitecture. Elle s’explique avec l’événement, elle n’offre plus son œuvre à des usagers, des fidèles ou des habitants, à des contemplateurs, des esthètes ou des consommateurs, elle en appelle à l’autre pour qu’à son tour il invente lévénement, signe, consigne ou contresigne: avancée d’une avance faite à l’autre — et maintenant l’architecture.

(J’entends bien un murmure : mais cet événement dont vous parlez, et qui réinvente l’architecture dans une série de «une seule fois», toujours uniques dans leur répétition, cet événement, n’est-ce pas ce qui a lieu chaque fois non pas dans une église ou un temple, et même dans un lieu politique, non pas en eux mais comme eux, les ressuscitant par exemple à chaque messe quand le corps du Christ, quand le corps du Roi ou de la Nation s’y présente ou s’y annonce? Pourquoi pas, si du moins cela pouvait arriver encore, arriver à travers l’architecture, ou jusqu’à elle? Sans pouvoir me risquer ici plus loin dans cette direction, mais pour en reconnaître la nécessité, je dirai seulement que les «folies» architecturales de Tschumi donnent à penser ce qui a lieu lorsque, par exemple, lévénement eucharistique vient à transir une église, ici, maintenant, ou quand une date, un sceau, la trace de l’autre enfin vient au corps de la pierre — dans le mouvement cette fois de sa dis-parition.)

 

10. Dès lors, on ne peut plus parler d’un moment proprement architectural, l’impassibilité hiératique du monument, ce complexe hylé-morphique donné une fois pour toutes, ne laissant plus paraître en son corps, pour ne leur avoir donné aucune chance, les traces de transformations, de permutations, de substitutions. Dans les folies dont nous parlons, au contraire, l’événement passe sans doute par cette épreuve du moment monumental mais il l’inscrit aussi dans une série d’expériences. Comme son nom l’indique, une expérience traverse: voyage, trajet, traduction, transfert. Non pas en vue d’une présentation finale, d’une mise en présence de la chose même, ni pour accomplir une odyssée de la conscience, la phénoménologie de l’esprit comme démarche architecturale. Le parcours des folies est sans doute prescrit, de point en point, dans la mesure où la trame ponctuelle compte avec un programme d’expériences possibles et d’expérimentations nouvelles (cinéma, jardin botanique, atelier-vidéo, bibliothèque, patinoire, gymnase). Mais la structure de la trame et celle de chaque cube, car ces points sont des cubes, laissent leur chance à l’aléa, à l’invention formelle, à la transformation combinatoire, à l’errance. Cette chance n’est pas donnée à l’habitant ou au fidèle, à l’usager ou au théoricien de l’architecture, mais à qui s’engage à son tour dans l’écriture architecturale: sans réserve, ce qui suppose une lecture inventive, l’inquiétude de toute une culture, et la signature du corps. Celui-ci ne se contenterait plus de marcher, de circuler, de déambuler dans un lieu, sur des chemins, il transformerait ses mouvements élémentaires en leur donnant lieu, il recevrait de cet autre espacement l’invention de ses gestes.

 

11. La folie ne s’arrête pas: ni dans le monument hiératique, ni dans le chemin circulaire. Ni l’impassibilité ni le pas. La sérialité s’inscrit dans la pierre, le fer ou le bois, mais elle-même ne s’y termine pas. Et elle avait commencé plus tôt. La série des épreuves (expériences ou épreuves d’artiste, comme on dit), ce qu’on appelle ingénument les dessins, les essais, les photographies, les maquettes, les films ou les écrits (par exemple ce qui se rassemble pour un temps dans ce volume), appartient de plein droit à l’expérience des folies: des folies à l’ouvre. On ne peut plus leur prêter la valeur de documents, d’illustrations annexes, de notes préparatoires ou pédagogiques, le hors-d’œuvre en somme ou l’équivalent des répétitions au théâtre. Non — et c’est là ce qui paraît le plus menaçant pour le désir architectural qui nous habite encore. La masse de pierre inamovible, la verticale station de verre ou de métal que nous tenions pour la chose même de l’architecture («die Sache selbst» ou «the real thing»), son effectivité indéplaçable, nous l’appréhendons maintenant dans le texte volumineux d’écritures multiples: surimpression d’un Wunderblock (pour faire signe vers un texte de Freud — et Tschumi expose l’architecture à la psychanalyse, il y introduit le motif du transfert, par exemple, et la schize), trame du palimpseste, textualité sursédimentée, stratigraphie sans fond, mobile, légère et abyssale, feuilletée, foliiforme. Folie feuilletée, feuille et folle de ne se rassurer dans aucune solidité: ni le sol ni l’arbre, ni l’horizontalité ni la verticalité, ni la nature ni la culture, ni la forme ni le fond, ni la fin. L’architecte écrivait avec des pierres, voici qu’il insère des litho-graphies dans un volume — et Tschumi parle d’elles comme de folios. Quelque chose se trame en ce foliotage dont le stratagème, mais aussi l’aléa, me rappelle un soupçon de Littré. Quant au deuxième sens du mot folie, celui des maisons qui portent le nom de leur signataire, de «celui qui les a fait construire ou du lieu dans lequel elles sont situées», Littré risque ceci, au titre de l’étymologie: «On y voit d’ordinaire le mot folie. Mais cela devient douteux quand on trouve dans les textes du Moyen Age: foleia quae erat ante domum, et domum foleyae, et folia Johannis Morelli; le soupçon naît qu’on a là une altération du mot feuillie ou feuillée.» Le mot de folie n’a même plus le sens commun, il perd jusqu’à l’unité rassurante de son sens. Les folies de Tschumi jouent sans doute aussi de cette «altération» et surimpriment, contre le sens commun, cet autre sens, ce sens de l’autre, de l’autre langage, la folie de cette asémantique.

 

12. Quand j’ai découvert l’œuvre de Bernard Tschumi, j’ai dû écarter une hypothèse facile: le recours au langage de la déconstruction, à ce qui en lui a pu se coder, à ses mots et motifs les plus insistants, à certaines de ses stratégies, ne serait qu’une transposition analogique, voire une application architecturale. Dans tous les cas, l’impossible même. Car dans la logique de cette hypothèse, qui ne résista pas longtemps, on aurait pu se demander: que pourrait bien être une architecture déconstructrice? Ce que les stratégies déconstructives commencent ou finissent par déstabiliser, n’est pas justement le principe structural de l’architecture (système, architectonique, structure, fondement, construction, etc.)? Cette dernière question m’a au contraire guidé vers un autre tour de l’interprétation: ce à quoi nous engagent les Manhattan Transcripts ou les Folies de La Villette, c’est la voie obligée de la déconstruction dans l’une de ses mises en œuvre les plus intenses, les plus affirmatives, les plus nécessaires. Non pas la déconstruction elle-même, il n’y a jamais rien de tel, mais ce qui porte la secousse au-delà de l’analyse sémantique, de la critique du discours ou des idéologies, des concepts ou des textes, au sens traditionnel de ce terme. Les déconstructions seraient faibles si elles étaient négatives, si elles ne construisaient pas, mais surtout si elles ne se mesuraient pas d’abord avec les institutions dans ce qu’elles ont de solide, au lieu de leur plus grande résistance: les structures politiques, les leviers de la décision économique, les dispositifs matériels et phantasmatiques de l’embrayage entre l’État, la société civile, le capital, la bureaucratie, les pouvoirs culturels, l’enseignement de l’architecture — ce relais si sensible — mais aussi entre les arts, des beaux-arts aux arts de la guerre, la science et la technologie, l’ancienne et la nouvelle. Autant de forces qui viennent se précipiter, durcir ou cimenter dans une opération architecturale d’envergure, surtout quand elle approche le corps d’une métropole et traite avec l’État. C’est ici le cas.

 

13. On ne déclare pas la guerre. Une autre stratégie se trame, entre les hostilités et la négociation. Entendue en son sens le plus strict, sinon le plus littéral, la trame des folies introduit un singulier dispositif dans l’espace de la transaction. Le sens propre de la «trame» ne se rassemble pas. Il traverse. Tramer, c’est traverser, passer à travers un méat. C’est l’expérience d’une perméabilité. Et la traversée n’avance pas dans un tissu déjà donné, elle tisse, elle invente la structure histologique d’un texte, on dirait en anglais de quelque «fabric». Fabrique, soit dit au passage, voilà le nom français — un tout autre sens — que certains décideurs avaient proposé de substituer au titre inquiétant de folies.

Architecte tisserand. Il trame, et il ourdit les fils de la chaîne, son écriture tend un filet. Une trame, toujours, trame en plusieurs sens, et au delà du sens. Stratagème en réseau, un singulier dispositif, donc. Lequel? Une série dissociée de «points», de points rouges, constitue la trame, y espaçant une multiplicité de matrices ou de cellules d’engendrement dont les transformations ne se laisseront jamais apaiser, stabiliser, installer, identifier dans un continuum. Elles-mêmes divisibles, ces cellules pointent aussi des instants de rupture, de discontinuité, de disjonction. Mais simultanément ou plutôt par une série de contretemps, d’anachronies rythmées ou d’écarts aphoristiques, le point de folie rassemble ce qu’il vient juste de disperser, il le rassemble en tant que dispersion. Il le rassemble dans une multiplicité de points rouges. Ressemblance et rassemblement ne reviennent pas à la seule couleur mais le rappel chromographique y joue un rôle nécessaire.

Qu’est-ce donc, un point, ce point de folie? Comment arrête-t-il la folie? Car il la suspend, et dans ce mouvement l’arrête, mais comme folie. Arrêt de folie: point de folie, plus de folie, pas de folie. Du même coup il en décide, mais par quel décret, quel arrêt — et quelle justice de l’aphorisme? Que fait la loi? Qui fait la loi? Elle divise et arrête la division, elle maintient ce point de folie, cette cellule chromosomique, au principe de l’engendrement. Comment penser le chromosome architectural, sa couleur, ce travail de la division et de l’individuation qui n’appartient plus à la bio-génétique?

Nous y venons, mais après un détour. Il faut passer par un point de plus.

 

14. Ilya des mots forts dans le lexique de Tschumi. Ils situent les points de la plus grande intensité. Ce sont des mots en trans- (transcript, transfert, trame, etc.) et surtout en - ou en dis-. Ils disent la déstabilisation, la déconstruction, la déhiscence, et d’abord la dissociation, la disjonction, la disruption, la différence. Architecture de l’hétérogène, de l’interruption, de la non-coïncidence. Mais qui aura jamais construit ainsi? Qui aura jamais compté avec les seules énergies en dis- ou en -? On ne peut faire œuvre d’un simple déplacement ou de la seule dislocation. II faut donc inventer. Il faut frayer son passage à une autre écriture. Sans renoncer à l’affirmation déconstructive dont nous avons éprouvé la nécessité, pour la relancer au contraire, cette écriture maintient le disjoint comme tel, elle ajointe le dis- en maintenant l’écart, elle rassemble la différence. Ce rassemblement sera singulier. Ce qui maintient ensemble n’a pas nécessairement la forme du système, il ne relève pas toujours de l’architectonique et peut ne pas obéir à la logique de la synthèse ou à l’ordre d’une syntaxe. Le maintenant de l’architecture, ce serait cette manœuvre pour inscrire le dis- et en faire œuvre comme telle. Se tenant et maintenant, cette œuvre ne coule pas la différence dans le béton, elle n’efface pas le trait différentiel, elle ne réduit ni n’installe le trait, le dis-trait ou l’abstrait, dans une masse homogène (concrete). L’architectonique, ou art du système, ne figure qu’une époque, dit Heidegger, dans l’histoire de l’être-ensemble. Ce n’est qu’une possibilité déterminée du rassemblement.

Telle serait donc la tâche et la gageure, le souci de l’impossible: faire droit à la dissociation mais la mettre en œuvre comme telle dans l’espace d’un rassemblement. Transaction en vue d’un espacement et d’un socius de la dissociation qui permette d’ailleurs de négocier cela même, la différence, avec les normes reçues, les pouvoirs politico-économiques de l’architectonique, la maîtrise des maîtres d’œuvre. Cette «difficulté», c’est l’expérience de Tschumi. Il ne le cache pas, «cela ne va pas sans difficulté»: «À La Villette, il s’agit d’une mise en forme, une mise en acte de la dissociation... Cela ne va pas sans difficulté. La mise en forme de la dissociation nécessite que le support (le Parc, l’institution) soit structuré comme un système de rassemblement. Le point rouge des Folies est le foyer de cet espace dissocié.» (Textes parallèles, Institut français d’architecture.)

 

15. Une force ajointe et fait tenir ensemble le dis-joint comme tel. Elle n’affecte pas le dis- de l’extérieur. Le dis joint lui-même, maintenant l’architecture, celle qui arrête la folie en sa dislocation. Ce n’est pas seulement un point. Une multiplicité ouverte de points rouges ne se laisse plus totaliser, fût-ce par métonymie. Ces points fragmentent peut-être mais je ne les définirais pas comme des fragments. Un fragment fait encore signe vers une totalité perdue ou promise.

La multiplicité n’ouvre pas chaque point de l’extérieur. Pour comprendre en quoi elle lui vient aussi du dedans, il faut analyser le double bind dont le point de folie serre le noeud, sans oublier ce qui peut lier un double bind à la schize et à la folie.

D’une part, le point concentre, il replie vers lui la plus grande force d’attraction, il contracte les traits vers le centre. Ne renvoyant qu’à lui-même, dans une trame elle aussi autonome, il fascine et magnétise, il séduit par ce qu’on pourrait appeler son auto-suffisance et son «narcissisme». Du même coup, par sa force d’attraction magnétique (Tschumi parle à ce sujet d’un «aimant» qui viendrait «rassembler» les «fragments d’un système éclaté»), il semble lier, comme dirait Freud, l’énergie disponible, à l’état libre, dans un champ donné. Il exerce son attraction par sa ponctualité même, la stigmè d’un maintenant instantané vers lequel tout vient concourir et apparemment s’indiviser, mais aussi du fait que, arrêtant la folie, il constitue le point de transaction avec l’architecture qu’il déconstruit ou divise à son tour. Série discontinue des instants et des attractions: dans chaque point de folie, les attractions du Parc, les activités utiles ou ludiques, les finalités, les significations, les investissements économiques ou écologiques, les services retrouveront leur droit au programme. Energie liée et recharge sémantique. D’où aussi la distinction et la transaction entre ce que Tschumi appelle la normalité et la déviance des folies. Chaque point est un point de rupture, il interrompt absolument la continuité du texte ou de la trame. Mais l’inter-rupteur maintient ensemble et la rupture et le rapport à l’autre, lui-même structuré à la fois comme attraction et interruption, interférence et différence: rapport sans rapport. Ce qui se contracte ici passe un contrat «fou» entre le socius et la dissociation. Et cela sans dialectique, sans cette relève (Aufhebung) dont Hegel nous explique le processus et qui peut toujours se réapproprier un tel maintenant: le point nie l’espace et, dans cette négation spatiale de lui-même, engendre la ligne dans laquelle il se maintient en se supprimant (als sich aufhebend). La ligne alors serait la vérité du point, la surface la vérité de la ligne, le temps la vérité de l’espace et, finalement, le maintenant la vérité du point (Encyclopédie, 256-7). Je me permets de renvoyer ici à mon texte «Ousia et granrnnè[ii]» Sous le même nom, le maintenant dont je parle marquerait l’interruption de cette dialectique.

Mais, d’autre part, si la dissociation n’arrive pas du dehors au point, c’est qu’il est à la fois divisible et indivisible. Il ne paraît atomique, il n’a donc la fonction et la forme individualisante du point que depuis un point de vue, depuis la perspective de l’ensemble sériel qu’il ponctue, organise et soutient sans en être jamais le support. Vu, et vu du dehors, il scande et interrompt à la fois, maintient et divise, colore et rythme l’espacement de la trame. Mais ce point de vue ne voit pas, il est aveugle à ce qui se passe dans la folie car si on le considère absolument, abstrait de l’ensemble et en lui-même (il est destiné aussi à s’abstraire, à se distraire ou à se soustraire), le point n’est plus un point, il n’a plus l’indivisibilité atomique qu’on prête au point géométrique. Ouvert en son dedans par un vide qui donne du jeu aux pièces, il se construit/déconstruit comme un cube offert à une combinaison formelle. Les pièces articulées se disjoignent, composent et recomposent. Le dis-joint en articulant des pièces qui sont plus que des pièces, pièces d’un jeu, pièces de théâtre, pièces habitables, à la fois des lieux et des espaces de mouvement, les figures promises à des événements: pour qu’ils aient lieu.

 

16. Car il fallait parler de promesse et de gage, de la promesse comme affirmation, de la promesse qui donne l’exemple privilégié d’une écriture performative. Plus qu’un exemple, la condition même d’une telle écriture. Sans assumer ce que les théories du langage performatif et des speech actsici relayées par une pragmatique architecturale — retiendraient de pré-suppositions (par exemple la valeur de présence, du maintenant comme présent), sans pouvoir en discuter ici, attachons-nous seulement à ce trait: la provocation de l’événement dont je parle («je promets», par exemple), que je décris ou trace, de l’événement que je fais venir ou que je laisse venir en le marquant. Il faut insister sur la marque ou sur le trait pour sous-traire cette performativité à l’hégémonie de la parole et de la parole dite humaine. La marque performative espace, c’est l’événement de l’espacement. Les points rouges espacent, ils maintiennent l’architecture dans la dissociation de l’espacement. Mais ce maintenant ne maintient pas seulement un passé ou une tradition, il n’assure pas une synthèse, il maintient l’interruption, autrement dit le rapport à l’autre comme tel. A l’autre dans le champ magnétique de l’attraction, du «dénominateur commun» ou du «foyer», aux autres points de rupture aussi, mais d’abord à l’Autre: à celui par qui l’événement promis arrivera ou n’arrivera pas. Car il se trouve appelé, seulement appelé, à contresigner le gage, l’engagement ou la gageure. Cet Autre ne se présente jamais, il n’est pas présent, maintenant. Il peut être représenté par ce qu’on appelle trop vite le Pouvoir, les décideurs politico-économiques, les usagers, les représentants des domaines, de la domination culturelle, singulièrement ici d’une philosophie del’architecture. Cet Autre, ce sera quiconque, point encore de sujet, de moi ou de conscience, point d’homme, quiconque vient répondre à la promesse, répondre d’abord de la promesse : l’à-venir d’un événement qui maintienne l’espacement, le maintenant dans la dissociation, le rapport à l’autre comme tel. Non pas la maintenue mais la main tendue par-dessus l’abîme.

 

17. Recouverte par toute l’histoire de l’architecture, ouverte à la chance inanticipable d’un avenir, cette architecture autre, cette architecture de l’autre n’est rien qui soit. Ce n’est pas un présent, la mémoire d’un présent passé, la prise ou la pré-compréhension d’un présent futur. Elle ne présente ni une théorie (constative) ni une politique, ni une éthique de l’architecture. Pas même un récit, bien qu’elle ouvre cet espace à toutes les matrices narratives, à ses bandes-son et à ses bandes-images (au moment où j’écris cela, je pense à La Folie du jour de Blanchot, à la demande et à l’impossibilité du récit qui s’y fait jour. Tout ce que j’ai pu en écrire, notamment dans Parages, concerne directement, parfois littéralement, j’en prends conscience après coup, grâce à Tschumi, la folie de l’architecture: le pas, le seuil, l’escalier, la marche, le labyrinthe, l’hôtel, l’hôpital, le mur, les clôtures, les bords, la chambre, l’habitation de l’inhabitable. Et puisque tout ceci, qui concerne la folie du trait, l’espacement de la dis-traction, doit paraître en anglais, je pense aussi à cette manière idiomatique de désigner le fou, le distrait, l’errant: the one who is spacy, or spaced out).

Mais s’il ne présente ni une théorie, ni une éthique, ni une politique, ni un récit («Non, pas de récit, plus jamais», La Folie du jour), à tout cela il donne lieu. Il écrit et signe d’avance, maintenant un trait divisé au bord du sens, avant toute présentation, au-delà d’elle, cela même, l’autre, qui engage l’architecture, son discours, sa scénographie politique, son économie et sa morale. Gage mais aussi gageure, ordre symbolique et pari: ces cubes rouges sont lancés comme les dés de l’architecture. Le coup ne programme pas seulement une stratégie de l’événement, comme je le suggérais plus haut, il va au-devant de l’architecture qui vient. Il en court le risque et nous en donne la chance.


 

[i] Texte consacré à l’œuvre de l’architecte Bernard Tschumi, et plus précisément au projet des Folies, alors en construction au Parc de La Villette, à Paris. D’abord publié en édition bilingue dans Bernard Tschumi, La Case vide, coffret comportant des essais et des planches (Architectural Association, Folio VIII, Londres, 1986).

[ii] «La paraphrase: point, ligne, surface», dans Marges de la philosophie, Minuit, 1972.

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