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Voice II

Jacques Derrida

Correspondance avec Verena Andermatt Conley, parue en bilingue dans Boundary 2, hiver 1985 (États-Unis).

 Jacques Derrida

Cassis, le 31 octobre 1982

Cher Jacques Derrida

Dans une interview récente, lors d’une discussion portant sur la différence sexuelle, vous vous laissez emporter par le rêve d’un autre rapport à l’autre, aux autres et vous écrivez:

 

«Peut-être cette double dissymétrie déborde-t-elle les marques connues, disons métaphoriquement la grammaire et l’orthographe de la sexualité. Cela relance en effet la question: et si nous atteignions ici, et si nous approchons ici (car cela ne s’atteint pas comme un lieu déterminé) la zone d’une relation à l’autre où le code des marques sexuelles ne serait plus discriminant? Relation dès lors non pas a-sexuée, très loin de là, mais autrement sexuée, au-delà de la différence binaire qui gouverne la bienséance de tous les codes, au-delà de l’opposition féminin/masculin, au-delà de la bisexualité aussi bien, de l’homosexualité ou de l’hétérosexualité qui reviennent au même? C’est en rêvant de sauver au moins la chance de cette question que je voudrais croire à la multiplicité de voix sexuellement marquées, à ce nombre indéterminable de voix enchevêtrées, à ce mobile de marques sexuelles non identifiées dont la chorégraphie peut entraîner le corps de chaque «individu», le traverser, le diviser, le multiplier, qu’il soit classé comme «homme» ou «femme» selon les critères en usage. Bien sûr, il n’est pas impossible que le désir d’une sexualité innombrable vienne encore nous protéger, comme un rêve, contre un implacable destin qui scelle tout à perpétuité du chiffre 2. Et cette clôture impitoyable viendrait arrêter le désir au mur de l’opposition, nous aurions beau nous débattre, il n’y aurait jamais que deux sexes, ni un de plus ni un de moins, la tragédie aurait ce goût, assez contingent en somme, qu’il faudrait affirmer, apprendre à aimer, au lieu de rêver l’innombrable. Oui, peut-être, pourquoi pas? Mais d’où viendrait alors le «rêve» de l’innombrable, si c’est un rêve? A lui seul ne prouve-t-il pas ce dont il rêve et qui doit bien être là pour faire rêver?[i]»

 

Où passent ces voix ? Dans quelles régions qui ne peuvent se réduire à un lieu précis? De quelles sortes de voix s’agit-il? Ont-elles des points d’attache? Est-ce que ce sont des voix de personnes repérables et non repérables? d’une multiplicité d’«hommes» et de «femmes» qu’on porte en soi, son père, sa mère, son fils, sa fille qu’il faut penser hors rôle, bien sûr, et d’autres connu(e)s et inconnu(e)s avec lesquel(le)s on est en dialogue et qui dialoguent en chacun. Ce dialogue se fait-il avec l’autre, avec l’autre de l’autre ou des autres en vue d’un déplacement de ce que vous appelez le chiffre 2 ou en est-ce le résultat? Ces voix sont-elles liées à des pulsions? Serait-ce en limiter la multiplicité que d’avancer l’hypothèse d’une différence, de différences d’économies libidinales qui seraient, faute de mieux, toujours qualifiées par les adjectifs traditionnels, masculin, féminin, adjectifs qu’à la limite on devrait pouvoir remplacer par d’autres qualificatifs, des adjectifs de couleur, par exemple. Ces deux économies se définiraient de la façon suivante: la masculine serait marquée par des traits de réserve, de garde, de réappropriation, d’organisation, de centralisation et la féminine par du débordement, du hors-bord, de la surabondance, de la dépense, un rapport à la perte qui serait plus souvent positif que négatif. Ces qualificatifs ne renvoient pas de façon excluante à l’un ou l’autre sexe mais aujourd’hui, pour des raisons culturelles et politiques, on aurait tendance à trouver une économie libidinale dite féminine plus facilement chez la femme, car l’homme, s’il n’accepte pas le contrat phallique pour sa rentrée en société, risque l’effacement, la mise à mort ou la castration.

Comment cette multiplicité de voix qui traversent un être singulier s’inscrit-elle au niveau des pratiques artistiques? Comment écrire pour que finalement il n’y ait pas un je qui triomphe et que ce soit celui, celle qui signe? L’organisation du «livre» artistique serait-elle modifiée par ces voix? Il ne se laisserait plus renfermer en livre, mais le texte comme tissage de voix, serait soutenu par des rythmes différents, des voix ou souffles qui prennent leur essor et qui s’épuisent. Ces voix ne se laisseraient pas enfermer dans le système, la logique, la théorie, elles modifieraient profondément le discours que vous avez choisi, le discours philosophique qui est le discours le plus fortement marqué par du masculin. Mais nous pataugeons encore dans l’ancien, dans le binarisme phallocentrique, ou dans ses différentes inversions. Presque la totalité de l’écriture tombe sous la coupe du phantasme de castration, problème que vous avez abordé et déplacé dans vos textes. Comment ces voix multiples dont vous rêvez déplaceraient-elles ces phantasmes? Quel serait le rapport entre ces voix multiples, la loi (de castration) et l’inscription artistique?

Vous parlez d’une destinée implacable du chiffre 2 et souhaitez une dissymétrie dans tout rapport à l’autre, à l’encontre de «l’égalité démocratique». Le chiffre 2, dans notre culture, c’est 1 + 1, ou plutôt, 1 contre 1. Pourrait-on aborder le chiffre autrement, par le côté féminin, en pensant le féminin comme double (métaphoriquement), comme habitable, comme pouvant contenir, donc comme pouvant penser de l’autre, un autre rapport au destinataire, à l’autre, aux autres? À «la femme», marquée sexuellement cette fois, les choses arrivent de l’intérieur, l’enfant par exemple, tandis qu’à «l’homme», elles arrivent de l’extérieur. «La femme», aurait donc un rapport audehors et au-dedans différent de celui de «l’homme». Ce double féminin, de voix féminines, pourrait introduire une dissymétrie dans tout rapport qui ne reviendrait plus à une opposition binaire close mais qui laisserait plutôt entrer et sortir de l’autre dans un jeu infini de différences et de voix. Ce n’est pas là tomber dans le piège de la biologie ou de l’anatomie, car le corps est de toute façon un corps chiffré et que nous tentons ici de voir ce qu’il en est des traces de ces économies libidinales dans les pratiques artistiques.

Sans interrompre le rêve d’une multiplicité de voix — à laquelle on devrait ajouter celle de timbre, de rythme, de tonalité, etc. - on pourrait dire que ces qualificatifs dont je viens de vous parler «masculin» et «féminin», devraient à la limite disparaître. «L’homme», alors, ne réprimerait plus son économie libidinale dite féminine. Mais nous n’en sommes pas encore là, et dans cette période de transformation qui engage chaque être en sa singularité dans un travail quotidien d’interrogation, de négociation, plutôt que de contourner «la féminité», ne devrait-on pas lui donner la chance de se penser, de se dire, de s’écrire?

Dans vos textes, il y a une myriade de couleurs et de variations tonales. Vous glissez d’une position plus fortement marquée par du masculin vers une position 2 + n et...? Est-ce que ce sont les voix féminines en vous, en dehors de vous, qui provoquent ces changements de stratégie, du cavalier en éperons au rêveur de multiplicités non codées par deux? Tout ceci, évidemment, sans que vous passiez par une position féminine que de toute façon vous ne pouvez pas assumer. Comment peut-on éviter de parler de son bord? Surtout dans une société organisée? Malgré la multiplicité de voix, n’est-ce pas toujours le je d’un corps sexué qui prend le dessus? Le travail de déplacement vers des rapports sexuels autres ne devrait pas, au niveau de la pensée, s’enfermer dans le système, la réponse toute faite, la recette, mais devrait se poursuivre à voix multiples, en dialogues toujours changeants même si aujourd’hui, pour des raisons politiques, un certain binarisme à déplacer (et qui se déplace) entre masculin et féminin ne peut encore en être absent.

V.

 

Le 25 décembre 1982

Chère Verena,

Comme vos questions sont difficiles, nécessaires mais impossibles! Je vais tenter de répondre à votre lettre, mais n’aurait-il pas mieux valu parler de tout cela? Et parler de notre voix, de nos voix, puisque c’est en somme le sujet que vous avez choisi pour nous?

Je vais commencer par reprendre votre mot. Pardonnez-moi si trop souvent j’ai l’air non seulement de reprendre vos mots mais de vous prendre au mot (comment allez-vous traduire cela? et pourquoi dans cet échange êtes-vous, vous, la traductrice? Je laisse là cette question). Si je vous prends au mot, ce n’est pas pour vous traquer ou vous prendre en faute, mais au contraire pour mieux vous entendre, vous répondre, éviter de me perdre (le risque et la tentation sont forts) et vous suivre à la lettre. Je reprends donc votre mot: oui, où «passent»-elles, ces voix? Ici même, dans cet échange, ce serait difficile à dire. Mais je ne sais pas s’il faut se le demander. Je ne sais pas si elles doivent passer par, à travers ou dans quelque espace qui leur préexiste, les commande, borde ou supporte. Même s’il leur laissait le passage, un tel espace menacerait encore de les soumettre à sa loi.

Sans doute est-ce fatal. Pour penser cette fatalité, pour la penser autrement, peut-être ne faut-il pas trop se fier aux noms donnés couramment à cet «espace». Ce n’est peut-être pas un espace, un lieu, voire une «région», mais un singulier pouvoir de délocalisation. Même si, comme vous le dites bien, ces «régions» «ne peuvent se réduire à un lieu précis», le risque demeure de céder à cette injonction topologique que vous récusez en même temps. Non qu’elle soit redoutable ou évitable en elle-même. Mais on la traduit souvent dans un langage surchargé de présuppositions confuses et ensloganisées. S’agira-t-il de «régions» du corps? Or que pensons-nous sous ce mot de «corps» quand nous voulons le soustraire à tout le système d’oppositions qui le détermine? quand nous essayons de penser ou d’écouter la voix sans aucune présupposition, qu’il s’agisse de philosophie, de science dite «objective» ou de langage courant? Quand nous essayons de dire ou d’entendre la voix sans référence à un lieu assignable dans la topologie objective et sans «points d’attache» (je reprends encore votre mot). Une voix se détache, c’est sa manière de se «rattacher». En tout cas, s’il est un «lieu» où la figure de 1’«attache» (rattachement/détachement, liaison/déliaison) ne nous offre plus la moindre sécurité, c’est bien cette atopique, cette folie de la voix.

Au lieu d’échanger ici des arguments par la poste, nous devrions écouter-démontrer selon le chant. L’opération de la voix dont je parle, c’est aussi l’opéra.

Certains dispositifs techniques nous donnent la chance aujourd’hui de cette démonstration: le téléphone, la radio, le disque, etc. La téléphonie en général, c’est la scène du «détachement» dont je viens de parler. Une voix peut se détacher d’un corps, cesser, dès le premier instant, de lui appartenir. Par quoi elle trace, elle est trace, espacement, écriture: ni simple présence, ni signifiance. Elle est du corps, mais parce que ce corps, elle le traverse, elle en dispose, elle n’en garde presque rien, elle vient d’ailleurs et se rend ailleurs, au passage elle lui donne peut-être lieu mais ne tient pas de lui, par exemple de lui en tant qu’il est sexuellement déterminé, son lieu. «Sexuellement déterminé» s’entend ici selon les critères dominants. La voix peut faire mentir le «corps» qu’on lui prête, le «ventriloquer» comme s’il n’était plus que l’acteur ou le porte-parole d’une autre voix, de la voix de l’autre, voire d’une innombrable, d’une incalculable polyphonie. Une voix peut donner naissance, voilà, à un autre corps.

Pourquoi parlons-nous tant de la voix alors que notre sujet, c’est la différence sexuelle?

C’est peut-être que là où il y a de la voix, le sexe s’indécide.

De ce «là» où il y a de la voix nous ne pourrons dire l’inouï - le très ancien ou le très nouveau - que si nous revenons (comme on dit en français, et comment allez-vous traduire cela dans votre langue? Vous voyez, pour moi, la traduction entre des langues ou entre des sexes, c’est presque la même chose: à la fois très facile, impossible en toute rigueur, livrée à l’aléa. C’est au fond la seule chance, et je dirai la chance de lœuvre), si nous revenons de ce que tous les savoirs, toutes les philosophies doivent présupposer de la voix. Ni la physique, ni la phonétique, ni la linguistique, ni la psychanalyse, ni la philosophie ne nous apprennent quoi que ce soit de cette essence de la voix. Ils ne se contentent pas de la sous-entendre, ils en construisent la «grammaire» (non seulement celle qui distingue des voix, l’active, la passive ou la moyenne) pour assurer des identités locales, des corps ou des âmes, des sujets, des «moi» — ou des sexes allant par deux. Ces grammaires d’arraisonnement, vous les décèleriez partout, dans le registre social, politique, économique, juridique, sexuel, logique ou linguistique. Arraisonner: dans le code de la marine à voiles, requérir une déclaration d’identité ou d’appartenance, arrêter pour demander en somme: sous quel pavillon naviguez-vous? Partout dès lors la voix, les voix, les différences vocales seraient assujetties à un système d’opposition destiné à la machine; la polyphonie dont vibre chaque timbre se laisse assigner une des marques du même et pauvre code binaire.

Pour s’ouvrir à la polyphonie tressée qui s’enroule en chaque voix, peut-être doit-on revenir vers une différence vocale rebelle à l’opposition et qui ne se laisse dériver de rien d’autre: elle n’appartient à personne, elle porte l’espacement et ne se laisse assigner aucun lieu. Elle ne peut pas rester à la disposition, organe et pouvoir signifiant, d’une personne ou d’un moi, d’une conscience ou d’un inconscient, ni de l’un des deux sexes. La bisexualité même ne lui suffit pas. Elle n’«exprime» pas davantage une communauté, si on entend par là une totalité de sujets, un «nous», une collection dego, hommes ou femmes («nous les hommes», «nous les femmes»). Cette écriture de la voix ne représente rien, elle n’est pas le représentant d’une «pulsion», d’un «mot» ou d’une «chose». Elle se donne à entendre, elle, et elle parle autrement, à la veille de toutes ces assignations violentes, plus à venir encore.

Assignations: ce mot résonne, dans sa langue, dans son idiome, tout près de l’assignation à résidence, de l’assignation en justice ou, plus précieusement, selon un artifice encore plus difficile à traduire sans doute, du régime de la signification, comme si «assigner» voulait dire assigner, assujettir, plier violemment pour l’y soumettre, à la loi du signe, du signifiant ou du signifié.

Malgré une certaine apparence, cela devrait ne pas conduire à une sorte d’hypostase de LA VOIX: venue de nulle part, anonyme et asexuée. Pourvu qu’on l’entende bien. C’est au contraire la brutalité de l’assignation qui multiplie les hypostases pour faire opposition à la différence vocale, pour faire de la différence opposition, une opposition sans multiplicité, sans espacement interne, l’homogénéité même d’une dialectique.

Je ne sais pas de quoi est faite cette différence vocale (timbre? ton? accent?) ni même s’il faut la «libérer». Le lexique de la libération appartient encore, dans son usage le plus accepté, au registre dit politique, dominé par les valeurs de «personne», de «moi», voire de « corps » comme identité de référence: ce dont on doit pouvoir disposer, assume-t-on, comme de son bien le plus propre, ce qu’on doit pouvoir garder à soi, intact et libre (car «mon corps est à moi», comme «mon désir», etc.). On dit aujourd’hui «corps», bien souvent, avec la même crédulité ou le même dogmatisme, la même foi dans le meilleur des cas qu’auparavant quand on disait «âme» et cela revient à peu près au même.

Pourquoi ne pas se libérer de cette «libération» même? Pourquoi ne pas entendre - vers un appel, qui apostrophe et provoque avant tout, avant même ce qui dit «moi», «mon corps» d’homme ou de femme, mon sexe? Entendre l’autre quand il s’adresse à qui, à «ce» «qui» — ne s’est pas encore laissé assigner une identité ou par exemple, puisqu’il faut en parler, un sexe ou l’autre?

Je sais bien et vous me le dites déjà, ce que je viens de suggérer peut séduire pour démobiliser. Cet «avant tout» risque de neutraliser. Il faudrait donc s’en garder, se garder plutôt de l’entendre comme une veille indéterminée, vide, négative, une sorte d’a priori abstrait. Je pense plutôt à une force d’affirmation rebelle. Malgré l’apparence, la démobilisation vient des systèmes d’assignation binaire. À terme, c’est leur ordre qui neutralise plus sûrement: non pas la différence sexuelle qu’on détermine toujours en dualité et qu’ils — ces systèmes - entraînent dans une dialectique, mais les différences sexuelles. On pourrait le démontrer, j’avais essayé de le faire dans Glas, par exemple. Il y faudrait du temps et de la minutie, mille protocoles, beaucoup plus qu’une lettre.

Pour parler dans une lettre de cette innombrable sexualité en séries ouvertes, je préfère dire comme vous les «couleurs» de la voix. Et il y aurait encore plus de sexes que de couleurs.

Mais quelqu’un objecte en murmurant, tout près de nous prendre au mot, couleurs, tu parles, mon œil, leurre, oui, et couleuvres à avaler (comment allez-vous traduire cela, Verena?). Avec ces gammes de sexes, avec ces variations qui ne seraient même plus des variations, avec ces variations sans thèmes (c’est l’objection qui parle), est-ce que vous ne chercheriez pas plutôt à desserrer la terrible contrainte du 1/2 dont la fatalité veillerait encore sur vos ébats, sur votre dénégation effrénée?

Sans doute, répondrais-je. Je n’en doute pas un seul instant, cette surveillance est implacable et finit par tout surdéterminer.

Oui, oui, mais - ne suffit-il pas de la penser, cette loi qui est la loi même, pour avoir, non pas la preuve mais l’annonce précaire de sa limite et de son impuissance au regard de ce qui désire en moi et qui maintient cette pensée en éveil? Annonce essentiellement menacée, risquée, annonce de l’improbable, et au regard de ce qui, désirant en moi, n’est peut-être même plus mon désir. Le mot de désir même ici, on n’en est plus sûr. Il suffit d’évoquer ce qui, audelà de la fatalité du 1/2, me donnerait la jouissance, Vidée d’une jouissance des couleurs; à la limite même de cette distribution, de ce destin à partager selon la loi (nomos, moira), au moment de sa victoire, son échec. L’expérience de cette limite est une jouissance plus grande que ma jouissance, elle démesure et moi-même et mon sexe, elle est sublime, mais sans sublimation. S’il y a du sublime, là où il y en aurait, plus de sublimation, n’est-ce pas. Et pour être sublime, la différence sexuelle ne doit plus être dialectisable...

Voilà ce qui s’annonce quand j’écris par exemple ceci, même si c’est faux. Tout simplement quand je l’écris et que se produit alors cette extase qui consiste à penser, pour l’aimer, l’impossible. Même si c’est faux, ce que j’écris, eh bien que je l’écrive, que je le chante selon telle voix, que je pense désirer ce que je ne peux connaître, l’impossible, voilà qui vient témoigner ici même, si vous voulez bien, qu’à travers le faux il faut que s’annonce ce qui s’inscrit en faux contre le «vrai».

C’est ça pour moi, maintenant, la vérité de la différance sexuelle. Je ne sais pas comment vous allez traduire cela. Et ce qui passe de la langue à la différance sexuelle, est-ce que c’est à traduire? Question.

Quand je dis «pour moi», cela ne revient pas à moi (cf. plus haut), certes. Il y va pourtant d’une écriture singulière, l’idiome d’une différence sexuelle inimitable, à l’écart du type.

Ecriture de la voix singulière. Type, puisqu’il y a inscription, typtein, timbre et tympan, mais sans type, c’est-à-dire sans modèle, sans forme prescriptive, sans «type», quoi, et sans stéréotype. Pour quoi dit-on un «type» pour un «mec» dans le français vulgaire? Y a-t-il un rapport?

J’écris là sans rature, sans me reprendre, la forme rêvée de mon désir. Vous touchez donc là quelque chose de ma vérité, de la mienne, aujourd’hui, c’est un style, comme on disait naguère. Le style ne me revient pas, il me fait venir à moi depuis l’autre. Disons que c’est la différance sexuelle de moi. Qu’est-ce qu’on peut faire de tout cela dans une autre langue, je vous le demande.

 

Le 30 décembre. L’année dernière, à cette date, j’étais en prison à Prague. Naturellement, et pendant l’interrogatoire de douze heures à la douane et à la police, puis en prison même, il n’y avait que des hommes. La prison sera toujours le dernier lieu pour la mixité. Mais entre autres choses, j’y ai médité ceci: des deux seules femmes que j’ai rencontrées au cours de cette expérience, l’une était traductrice (la traductrice officielle pendant l’interrogatoire), l’autre était l’infirmière de la prison. Quant à la douanière devant laquelle je me suis présenté à l’aéroport, un douanier a pris sa place quand mon tour est arrivé et qu’il a fallu commencer à mettre en place - pour me «piéger» — le terrifiant scénario du «trafic de drogue». L’homme, un énorme type, est sorti de derrière un rideau, comme le deus ex machina, à l’instant même où j’arrivais.

Je vous suis toujours, n’est-ce pas, et des couleurs je passe naturellement à ce que vous dites, avec les meilleures raisons du monde, des «raisons culturelles et politiques» qui inciteraient à marquer les «deux économies». Cette logique paraît en effet irréfutable. Mais je crains que, plus subtilement que jamais, on ne laisse ainsi se reconstituer une sorte de piège atroce: le même système, et il n’est pas sûr qu’il soit inversé. L’opposition ne serait plus d’une marque à une autre mais celle d’une marque déterminante, la masculine, qui serait marque en ce qu’elle tiendrait à bord, à son bord, et celle d’une non-marque, d’une marque non marquée en quelque sorte, la féminine: débordante, dépensière, généreuse, surabondante et affirmant par-dessus bord. De cette dissymétrie, ils risquent (comment allez-vous traduire ce «ils» sans neutraliser la contrebande masculine) de tirer argument, une fois de plus, pour réitérer la grande scène de la phratrie phallogocentrée: encore l’élévation de la femme, d’une femme si originaire qu’elle n’est pas encore marquée, qu’elle est à la source de toute «formation», généreuse et surabondante comme la Nature, la Mère, le Fonds indéterminé qui donne, perd et affirme sans retour, sans échange, sans contrat...

Ce serait encore trop ou ce n’est pas assez encore. Terrible, n’est-ce pas, qu’il faille encore calculer son discours, en acceptant des règles d’une stratégie sans fin au moment où on aimerait mettre bas les armes, où l’on n’aime qu’à mettre bas les armes.

Vous parlez donc de «raisons culturelles et politiques», etc. J’entends bien, vous ne faites là qu’une concession, le temps de cette transaction indispensable avec la conjoncture historique et l’état présent des forces. Mais alors, on n’a plus à être prudent. Je dirais que la plus grande prudence est de mise au moment de traiter avec (la) prudence. La plus grande prudence dicte parfois l’audace désarmée, incalculable, incalculante, incalculant sa liberté même avec les différences infinitésimales, selon les idiomes de «l’âme et du corps», les marges, les cernes et les marques, les variations indiscernables d’un instant à l’autre, les inflexions entre les cultures, les langues, le public et le privé, le jour et la nuit, et puis le passage des saisons, l’invention des mythes, des arts et des religions, les pouvoirs infinis de la fiction, du poème et de l’ironie, sans pouvoir jamais s’arrêter, pas même à l’accusation: relativisme, empirisme, n’importe quoi! Voilà peut-être (peut-être) les chances, elles doivent rester incalculables, de détourner le «contrat» de la terreur phallocentrique que vous venez de rappeler. Il faut bien qu’il laisse à désirer, je préfère m’arrêter aujourd’hui sur cette phrase, dont je ne suis pas sûr qu’elle soit bien intelligible mais dont je crois bien qu’elle reste intraduisible. Mais l’intraduisible lui-même laisse à désirer quand il paraît comme tel, et il donne à penser, c’est ce que j’aime écrire. Et devant les questions que vous me posez, cela doit être ma seule règle...

 

Le 1er janvier 1983 [...] Pourquoi voudriez-vous encore appeler «féminin» ce qui échappe à ce contrat, «masculin» ce qui y succombe? Masculins ou féminins ne sont pas les sujets mais les effets d’un tel contrat, les sujets produits par la loi de ce contrat qui d’ailleurs n’en est pas un, au sens strict. D’où sa puissance, sans doute, car il n’a jamais été signé en bonne et due forme — il faut donc toujours le présupposer -, mais aussi son inconsistance. Masculin et féminin ne sont même pas les parties adverses et éventuellement contractantes, plutôt les parties d’un pseudo-tout déterminé par le symbolon de ce contrat fictif.

À la vérité, même dans la logique de votre tautologie (je vous cite: «Ces deux économies se définiraient de la façon suivante: la masculine serait marquée par des traits de réserve, de garde, de réappropriation, d’organisation, de centralisation, et la féminine par du débordement, du hors-bord, de la surabondance, de la dépense, un rapport à la perte qui serait plus souvent positif que négatif. Ces qualificatifs ne renvoient pas de façon excluante à l’un ou l’autre sexe mais aujourd’hui, pour des raisons culturelles et politiques, on aurait tendance à trouver une économie libidinale dite féminine plus facilement chez la femme, car l’homme, s’il n’accepte pas le contrat phallique pour sa rentrée en société, risque l’effacement, la mise à mort ou la castration»), de cette étrange tautologie, j’ai du mal à vous suivre. De quelle «femme» parlez-vous? Si vous en appelez à quelque évaluation statistique, les protocoles et les critères en seraient très incertains: que veut dire «plus souvent positif»? de quel groupe de femmes s’agit-il? Où? Quand? Jusqu’à quel point? En raison de certaines possibilités structurelles (identification, intériorisation, renversement, assujettissement, appropriation métonymique, spécularisation, etc.), on est aussi peu assuré de cette économie que vous dites «féminine» chez ce qu’on appelle la «femme», que de ce que vous appelez l’économie «masculine» chez ce qu’on dit être 1’«homme». Les noms de «femme» ou d’«homme», au sens courant qui garde son autorité entre les guillemets, continuent de désigner tout ce que commande le «destin anatomique». Ce recours à l’anatomie domine encore le «discours moderne», je veux dire transi de psychanalyse. J’ai tenté de le montrer ailleurs et ne puis le faire ici. Le phallocentrisme reste un androcentrisme, et le phallus adhérent au pénis. Malgré tant de dénégations apparemment subtiles et sophistiquées, la différence dite anatomique des sexes fait la loi, et sa tyrannie passe encore par tant de dogmes et d’ignorances! La chose «anatomique» en question est réduite à sa phénoménalité la plus sommaire.

Plus et moins d’anatomie! voilà ce qu’il nous faut aujourd’hui. Moins: on sait pourquoi, et vous avez bien rappelé le «piège» de la biologie ou de l’objectivité prétendue de l’anatomie — oui, le corps est «corps chiffré». Plus: les savoirs, qui restent malgré tout balbutiants quant à ce corps chiffré, ne sont plus ce qu’ils étaient au moment où cette axiomatique de la psychanalyse s’est installée. Ils vont très, très vite. Même s’il n’est pas question de «fonder» en eux, sans déplacement et réinterprétation, un discours sur la différence sexuelle, quel obscurantisme il y aurait à ignorer les mutations scientifiques en cours ou à venir!

Bref, vous le voyez, comme l’inconscient — l’inconscient que je suis — je ne veux renoncer à rien.

1. Ni à ce qui vient d’être dit des différences sexuelles (2 + n, au-delà du phallogocentrisme, de la dialectique oppositionelle, de la philosophie psychanalytique quand elle répète ce phallogocentrisme).

2. Ni à une réélaboration du «psychanalytique» - autrement dit, aucun retour en arrière à cet égard.

3. Ni à une ouverture attentive (par contraste avec ce qui se passe dans le «monde» de la psychanalyse) à toutes les formes nouvelles de savoir sur le «corps», sur la «biologie», sans considérer comme «classée» la question dite «anatomique»...

 

Le 3 janvier 1983. J’ai déjà été trop long, cette lettre traîne, et je vais accélérer un peu, autre façon de dire que je serai encore plus aphoristique et encore moins démonstratif.

 

(...)

 

Je ne suis pas sûr, aussi sûr que vous semblez l’être, d’avoir «choisi le discours philosophique qui est le discours le plus fortement marqué par du masculin». Sur chacun de ces mots je vous chercherais chicane, textes en main, mais pour certains de mes premiers essais, en gros, l’apparence vous donne raison. Et si j’invoquais la stratégie (de longue haleine)? Vous le faites pour moi aussitôt après...

 

(...)

 

Je ne sais pas si ces «voix multiples» déplacent des «phantasmes». J’ai toujours eu du mal à penser quelque chose de rigoureux et de stable - s’il le faut - sous ce mot de phantasme. Si - je crois que je dirais ceci, au moins, à son sujet: même si le mot, depuis le grec, fait signe vers la lumière, vers la visibilité, l’image, le phénomène, la chose ne peut aller sans voix. Pas de phantasme, dirai-je, sans la possibilité de la voix. Alors: comment ces voix pourraient-elles ne pas «déplacer» des phantasmes? Question ouverte. Mais vous voulez peut-être suggérer que les voix de femmes qui passent par l’écriture signée, ou par le corps d’un homme (ou vice versa) ne sont que des phantasmes en déplacement, voire des fantômes (mais ce serait encore autre chose)... Dans tous les textes où des voix de femmes se donnent à entendre comme telles, ai-je fait parler des femmes? lesquelles? en moi, hors de moi? que veut dire ici moi? Ou bien les ai-je laissé parler? À moins qu’au-delà de «faire» et «laisser» (choses déjà très différentes), elles ne m’aient même pas demandé mon avis, à moi, et fait ou laissé parler moi-même, gardant elles-mêmes toute l’initiative... Mais qui, elles?

 

(...)

 

Votre question sur «l’inscription artistique»: trop difficile. Et puis j’aurais aussi des questions à vous poser à mon tour. Pourquoi serais-je celui qui répond à des questions à lui posées «sur la femme»? Qu’entendez-vous par «inscription artistique» dans ce contexte? On a si souvent parlé d’«écriture féminine» ces derniers temps: n’aurait-on dû insister sur le fait que l’inscription, le geste imprimant par exemple une forme (eidos, typos) dans une matière (la typographie) fut souvent associé au pouvoir masculin? Le revendiquer, ce pouvoir, ne peut se faire sans mille protocoles rusés, prudents, déjouant les manœuvres de réappropriation. Comment se débrouiller avec ça? Avec une pensée de la trace qui soit indemne de cette interprétation du «type» et de la signature? Comment traiter avec l’axiomatique phallogocentrique qui a dominé si longtemps, de façon si intérieure, le concept d’art et la classification des arts?...

 

(...)

 

«Habitable», la femme, dites-vous. Sans autre précaution, cela resterait encore facile à domestiquer pour cette même logique dominante. N’a-t-il pas toujours désiré, «lui», que la femme fût en effet habitable, attachée aux valeurs de l’habitation, du foyer, de la vie privée, du dedans, etc.? Vieille symbolique de la femme comme «maison»... Et «pouvoir contenir», est-ce équivalent à «pouvoir penser l’autre»? Certains voudraient prétendre le contraire...

 

(...)

 

«...une position féminine que de toute façon vous ne pouvez pas assumer...»

dites-vous

(...)

amitié

Jacques Derrida

  


 

[i] «Choreographies», dans: Diacritics, n° 12, été 1982, p. 66-67.

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