Henri Dorion discrédite les Dix Grand Mensonges sur la frontière du Labrador

Québec -- Assemblée Nationale -- Première session, 34e Législature

Journal des débats
Commission parlementaire speciale
Commission d'étude des questions afférentes à l'accession du Québec à la souveraineté

No. 6, pp. 154-157
Le jeudi 17 octobre 1991

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M. Henri Dorion: Cette frontière, j'y arrivais, touche donc la frontière Québec-Terre-Neuve. C'est la dernière des frontières qui font le tour du Québec, non la moindre. Je vous fais grâce de l'historique de la frontière du Labrador -- je pense qu'on le connaît assez bien -- dont l'aboutissement a été le jugement du Conseil privé, le jugement d'arbitrage du Conseil privé, en 1927. Pour résumer la question... Je pense que ça se résume -- malheureusement pour le Québec, d'un point de vue historique -- dans une phrase relativement simple: La frontière du Labrador a été établie et a une existence légale; le Québec n'a -- et cela est confirmé après des études nombreuses -- aucune base juridique, légale, valable pour contester par des voies judiciaires la frontière du Labrador telle qu'établie par le Conseil privé de 1927. Quand je dis "établie", il faut peut-être préciser ce terme. Il est important, d'un point de vue d'argumentation juridique, de considérer le jugement d'arbitrage du Conseil privé -- comme d'ailleurs tout jugement d'arbitrage et tout jugement relatif aux frontières -- comme un jugement déclaratif de droit et non pas constitutif de droit. De telle sorte que la frontière entre le Québec et le Labrador n'a pas été créée en 1927. Elle a été déclarée par le Conseil privé, par le comité judiciaire du Conseil privé, comme étant là où le jugement la reconnaît. C'est donc déclaratif de droit. Ça veut dire que lorsqu'on refait le séquence historique il faut considérer que dès l'adoption des lois antérieures, en 1809, en 1825, la frontière du Labrador était là où le Conseil privé a reconnu qu'elle était où qu'elle devait être, selon l'interprétation des textes.

Ceci dit, on voit fort souvent, dans la presse, dans des écrits, dans des recherches, des positions qui servent un certain nombre d'arguments qui pourraient permettre au Québec de considérer la frontière du Labrador comme une frontière litigieuse, une frontière non reconnue, une frontière dont on peut revendiquer un changement par des voies judiciaires. Je me permets très rapidement de vous mentionner les cinq ou six arguments qui sont très souvent employés précisément pour montrer que, malheureusement pour le Québec, ils n'ont aucune valeur légale qui pourrait permettre une révision judiciaire.

On a souvent dit que le Conseil privé qui a rendu son jugement en 1927, après une audition l'année précédente, était à la fois juge et partie. On dit cela en se référant au fait que, au moment de l'instruction, Terre-Neuve était une colonie de la couronne. Si cela est vrai que le Conseil privé était juge et partie, les parties le savaient, et les parties -- c'est Terre-Neuve et le Canada avec le Québec -- par conséquent, ont décidé de considérer la chose comme n'étant pas un obstacle à la valeur du jugement d'arbitrage, puisque c'est précisément un arbitrage qu'ont demandé le Canada et le Terre-Neuve. Donc, c'est un argument qui ne peut être utilisé.

Il y a eu une certaine thèse, qui a d'ailleurs donné lieu à un livre publié a Montréal, comme quoi les juges du Conseil privé avaient un intérêt pécuniaire, en laissant entendre qu'ils avaient des droits dans des banques internationales qu'ils avaient des intérêts dans Rio Tinto, qu'ils possédaient des intérêts dans les éventuels dépôts miniers au Labrador, etc. C'est une thèse qui avait été avancée a l'époque et qui a fait l'objet d'un examen très sérieux dans les notes et les dossiers du Public Record Office à Londres, et qui s'est soldée par la négative. Il n'a jamais été possible d'établir qu'un ou l'autre des juges du Conseil privé avait un quelconque intérêt direct financier.

On a aussi dit que le Québec n'était pas au dossier en feignant d'ignorer que Me Lanctôt et Me Geoffrion étaient ceux qui plaidaient la cause. Bien sûr, c'était le Canada qui était la, c'était le gouvernement Canadien a demandé au Conseil privé de Londres d'émettre un jugement d'arbitrage à la demande expresse du Québec. Et cela est dans les dossiers qui ont été présentés.

Il y a une théorie juridique qui veut qu'un jugement d'arbitrage du Conseil privé, c'est une opinion et non pas un jugement, qui a valeur de loi et qui a valeur de décision judiciaire. Ceux qui connaissent le système légal britannique savent fort bien que, lorsqu'il y a consécration par un édit royal, un jugement du comité judiciaire du Conseil privé devient une loi ou a valeur de loi. De sorte que cet argument ne peut être utilise non plus.

On a beaucoup dit que la frontière du Labrador est géographiquement absurde. C'est peut-être partiellement vrai. Ce qu'on omet souvent de dire, c'est que la position qu'a défendue le Canada, et le Québec aussi, à Londres en 1926, était doublement absurde. Pour la bonne raison que ce que le Québec et le Canada revendiquaient comme territoire au Labrador, c'était l'ensemble du territoire, sauf une bande de terrain de un mille, c'est-à-dire 5000 pieds et quelques de largeur sur plusieurs milliers de kilomètres de long. Ce qui, au point de vue géopolitique et géographique, est une absurdité totale. évidemment, c'est un territoire totalement ingérable et qui, de toute façon, fermait le territoire. Si c'est ridicule d'avoir une frontière sur le rivage, c'est encore plus ridicule de l'avoir 5000 pieds à l'intérieur. Et c'était pourtant la position que le Canada a plaidé avec des preuves soi-disant scientifiques à l'appui.

On a aussi dit que c'est une frontière qui est absurde parce que indémarquable sur le terrain. Je mentionnais tout à l'heure qu'effectivement, il y a des régions où il est impossible de faire le partage des eaux. Or c'est la ligne de partage des eaux qui forme la frontière. C'est un argument qui peut avoir son intérêt, mais qui, juridiquement, n'a pas de valeur. Il a été reconnu par un très grand nombre de jugements internationaux que l'indémarquabilité relative d'une frontière ne met pas du tout en question la valeur de la délimitation de la frontière. De telle sorte que c'est un argument qui, dans les faits, a un certain intérêt, mais du point de vue légal, n'a pas de poids.

On a aussi dit qu'il s'agissait d'un cas d'ultra petita, c'est-à-dire que la cour, ou le tribunal plutôt, avait donné aux demandeurs plus qu'ils demandaient. Et on sait fort bien qu'en droit, quel que soit le niveau, en général c'est une cause non pas d'annulation, mais d'annulation partielle pour ce qui est suraccordé. En fait, quand on regarde en détail, on se rend compte qu'il n'y a pas de cas d'ultra petita. Ce qui est arrivé, c'est que Terre-Neuve a déposé, effectivement, certains documents cartographiques qui montraient qu'ils ne revendiquaient que le bassin de l'Atlantique, sans nécessairement aller jusqu'au 52e parallèle. Parce qu'il y a une différence entre les deux qui couvre quand même une dizaine de milliers de kilomètres carrés. De telle sorte qu'on ne peut pas attaquer le jugement sur le seul fait que le tribunal aurait accordé a Terre-Neuve un territoire plus grand que ce qu'il demandait.

Et enfin, on dit souvent: De toute façon, quelle que soit la valeur juridique ou géographique du jugement, le Québec n'a jamais reconnu la frontière du Labrador. J'espère ne décevoir personne en disant que cela est totalement faux. Le Québec a, à maintes reprises, reconnu la frontière du Labrador. Je disais tout à l'heure que la position du Québec a été ambiguë. Effectivement, elle l'a été, parce que, tout en reconnaissant par différents actes des lois, des arrêtés en conseil, des déclarations ministérielles, des publications de documents officiels en lettres ou cartographiques, il y a un relevé qui avait été fait lors des travaux de la Commission d'étude sur l'intégrité du territoire, qui a révélé que dans un peu de 80 cas le Québec a reconnu la frontière de 1927. Il l'a d'ailleurs reconnue dans une loi qui se réfère à la frontière Québec-Labrador terre-neuvien à la ligne de partage des eaux qui forme frontière entre le Québec et le Labrador terre-neuvien. C'est comme ça que c'est marqué dans la loi de 1946. Alors, devant une telle liste de reconnaissances, comment peut-on dire que le Québec n'a pas reconnu la frontière de 1927? Cependant, pour être juste, il faut aussi dire que le Québec a aussi déclare ne pas la reconnaître. C'est là, évidemment, toute l'ambiguëté, qui dure depuis un demi-siècle, plus d'un demi-siècle, sur la question de la frontière du Labrador.

Quoi qu'il en soit d'ailleurs de cette reconnaissance ou de cette non-reconnaissance a certains égards, la loi de 1949 par laquelle Terre-Neuve entrait dans la Confédération canadienne reconnaissait clairement, et c'est une loi constitutionnelle, que la frontière entre le Québec et Terre-Neuve est la ligne établie par le Conseil privé de Londres en 1927. C'est l'article 2 de l'Acte d'union du Canada et de Terre-Neuve. On pourrait dire alors que le Québec n'a pas été consulté pour cet acte d'union. Effectivement, il a été consulté, mais, évidemment, c'est de la petite histoire de savoir qu'est-ce qui s'est dit en Chambre à cette époque. À l'assemblée législative du Québec, il n'a pas été question de la frontière une seule fois. On a simplement dit que l'entrée de Terre-Neuve n'était peut-être un bonne chose, parce que ça changerait le pourcentage des Canadiens français au Canada. Le seul débat qu'il y a eu là-dessus, c'est à la Chambre des Communes, au fédéral. Le résultat en a été donc que ça a été confirmé par l'Acte de 1949. Et lorsque l'on dit que le Québec n'a pas été consulté sur cette loi, il n'avait pas à l'être non plus à la cause de cette distinction importante que je faisais toute a l'heure a l'effet que le jugement du Conseil privé n'est pas attributif, mais déclaratif de droits, de telle sorte que l'Acte de 1949 ne changeait pas la frontière, il ne faisait que la confirmer. Il confirmait une confirmation antérieure de 1927.

À cet égard, il y a deux choses que l'on pourrait dire quant à la frontière Québec-Terre-Neuve. On pourrait dire, bon, que cette frontière n'est pas judiciairement débattable. On pourrait ajouter que, pour être constitutionnelle, il faudrait qu'il y ait, selon la procédure de l'article 43 de la loi constitutionnelle de 1982, il faudrait qu'elle soit confirmée par les assemblées fédérale et provinciales concernées. Peut-être, mais je le mets sous forme interrogative, toujours pour la même raison, c'est que la frontière n'a pas été modifiée en 1927, elle n'a rien qu'été déclarée. Le Conseil privé n'a fait que déclarer qu'elle était là où il déclarait qu'elle était selon les textes antérieurs.

L'autre élément de la frontière auquel on se réfère quelquefois, c'est cette portion sud du Labrador qui est située entre la ligne de partage des eaux et le 52e parallèle, c'est-à-dire toute cette région où prennent leur source les rivières qui coulent dans le golfe du Saint-Laurent. Il a souvent été question que ce territoire pourrait être réclamé, mais on se basait surtout sur le raisonnement de l'ultra petita que je mentionnais tout à l'heure, la suradjudication par le Conseil privé, le comité judiciaire du Conseil privé. Juridiquement, cette position est difficilement défendable. Cependant d'un point de vue, disons, géopolitique ou géo-économique, il est évident que le raisonnement qui est à la base de la remise à Terre-Neuve de l'ensemble du bassin atlantique pourrait être utilisé pour justifier une négociation avec Terre-Neuve pour que la tête des rivières entre le 52e parallèle et la ligne de partage des eaux fasse partie du territoire québécois.

Il s'agit là, bien sûr, d'une négociation dont l'issue est loin d'être sûre. Elle a d'ailleurs fait l'objet de discussions, à plus d'une reprise, entre les autorités gouvernementales du Québec et de Terre-Neuve. Cette question a été soulevée, mais elle n'a pas eu de résultat concret. De telle sorte qu'aujourd'hui, on doit considérer comme la frontière effective entre le Québec et Terre-Neuve la ligne établie par le Conseil privé de Londres en 1927. Telle est la situation. La seule issue -- et c'était la conclusion de la Commission d'étude sur l'intégrité du territoire -- est une négociation politique. Ce n'est pas l'issue judiciaire.

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