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«Le presque rien de l’imprésentable»
Jacques Derrida

Entretien avec Christian Descamps paru sous le titre «sur les traces de la philosophie», dans Le Monde, 31 janvier 1982, et dans Entretiens avec Le Monde, I, Philosophies, Paris, La Découverte/Le Monde, 1984.

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 Jacques Derrida

 

Votre premier travail marquait un intérêt pour la phénoménologie, et vous aviez publié une introduction à L’origine de la géométrie.

À cette époque, la phénoménologie se tournait plus volontiers, en France, vers les problèmes de l’existence, de la conscience perceptive ou pré-scientifique. Une autre lecture de Husserl était aussi nécessaire, qui relancerait des questions sur la vérité, la science, l’objectivité. Comment un objet mathématique se constitue-t-il depuis ou sans le sol de la perception? Quelle est l’historicité originale d’un objet, d’une tradition et d’une communauté scientifique...? Pour les étudiants de ma génération, ces enjeux étaient aussi politiques, j’en prends pour signe la fascination qu’exerçaient sur certains d’entre nous des travaux comme ceux de Tran-Duc-Thao (Phénoménologie et matérialisme dialectique)[i].

Mais ce qui m’a d’abord séduit dans ce qui fut presque le dernier texte de Husserl, c’est ce qu’il dit de l’écriture, de façon à la fois nouvelle et embarrassée, un peu énigmatique: la notation graphique n’est pas un moment auxiliaire dans la formalisation scientifique. Tout en lui faisant courir un danger, elle est indispensable à la construction même de l’objectivité idéale, à l’idéalisation. Ceci m’a conduit à ce qui me paraissait être la limite même de l’axiomatique husserlienne, de ce que Husserl appelle le «principe des principes», le principe intuitionniste de la phénoménologie. J’ai ensuite continué à interpréter dans ce sens d’autres textes de Husserl, le plus souvent en y privilégiant les thèmes du signe, du langage, de l’écriture, du rapport à l’autre, comme dans La voix et le phénomène. Puis je me suis éloigné, si on peut dire, de la phénoménologie, injustement sans doute et non sans remords...

 

À l’époque, les philosophes rêvaient beaucoup sur les fameux manuscrits inédits de Husserl, que l’on ne pouvait consulter qu’à Louvain.

J’y suis allé, intrigué aussi par le mystère qu’on faisait autour des inédits sur la temporalité, la «genèse passive», 1’«alter ego». La minutie acharnée de Husserl s’épuise dans ces zones où le «je» est dépossédé de sa maîtrise, de sa conscience et même de son activité.

 

Votre travail philosophique fait de la problématique de l’écriture un roc essentiel. Vous brisez les frontières — mal tenues d’ailleurs — entre la littérature et la philosophie. Pour ce faire, vous fréquentez beaucoup des textes lisières comme ceux de Mallarmé ou de Blanchot.

Mon premier désir allait sans doute du côté où l’événement littéraire traverse et déborde même la philosophie. Certaines «opérations», dirait Mallarmé, certains simulacres littéraires ou poétiques nous donnent parfois à penser ce que la théorie philosophique de l’écriture méconnaît, ce que parfois elle interdit violemment. Pour analyser l’interprétation traditionnelle de l’écriture, sa connexion essentielle avec l’essence de la philosophie, de la culture et même de la pensée politique occidentales, il fallait ne s’enfermer ni dans la philosophie comme telle ni même dans la littérature.

Au-delà de ce partage peut se promettre ou se profiler une singularité de la trace qui ne soit pas encore langage, ni parole, ni écriture, ni signe, ni même le «propre de l’homme». Ni présence ni absence, au-delà de la logique binaire, oppositionelle ou dialectique. Dès lors, plus question d’opposer l’écriture à la parole, aucune protestation contre la voix; j’ai seulement analysé l’autorité qu’on lui a prêtée, l’histoire d’une hiérarchie.

 

Certains commentateurs américains ont parlé d’une influence du Talmud.

Oui, et on peut s’amuser à se demander comment quelqu’un peut être influencé par ce qu’il ne connaît pas. Je ne l’exclus pas. Si je regrette tant de ne pas connaître le Talmud, par exemple, c’est peutêtre qu’il me connaît lui, qu’il s’y connaît en moi. Une sorte d’inconscient, n’est-ce pas, et on peut imaginer des trajets paradoxaux. J’ignore malheureusement l’hébreu. Le milieu de mon enfance algéroise était trop colonisé, trop déraciné. Je n’y ai reçu, en partie par ma faute sans doute, aucune vraie culture juive. Mais comme je ne suis venu en France, pour la première fois, qu’à l’âge de dix-neuf ans, il doit bien en rester quelque chose dans mon rapport à la culture européenne et parisienne.

 

Dans les années soixante, on parlait beaucoup de la fin de la philosophie. Pour certains, cela impliquait qu’il était temps de passer à l’action; pour d’autres, que la philosophie n’était que le mythe de l’ethnie occidentale. Or, pour vous, on ne peut opérer qu’à l’intérieur du champ de la raison. Il n’y a pas d’extériorité.

Je préférais parler alors de «clôture de la métaphysique». La clôture n’est pas la fin, c’est plutôt, depuis un certain hégélianisme, la puissance contrainte d’une combinaison à la fois épuisante et infatigable. Cette clôture n’aurait pas la forme d’un cercle (représentation pour la philosophie de sa propre limite) ou d’une bordure unilinéaire par-dessus laquelle on pourrait sauter, vers le dehors, par exemple vers une «pratique» enfin non philosophique! La limite du philosophique est singulière, son appréhension ne va jamais, pour moi, sans une certaine réaffirmation inconditionnelle. Si on ne peut la nommer directement éthique ou politique, il y va néanmoins des conditions d’une ethique ou d’une politique, et d’une responsabilité de «pensée», si vous voulez, qui ne se confond pas strictement avec la philosophie, la science ou la littérature en tant que telles...

 

Vous venez de nommer la science. Le marxisme et la psychanalyse ont tour à tour prétendu avoir vocation à la science.

Le milieu dans lequel j’ai commencé à écrire était très marqué, voire «intimidé» par le marxisme et par la psychanalyse dont la revendication scientifique était d’autant plus violente que leur scientificité n’était pas assurée. Cela se présentait un peu comme l’antiobscurantisme, les «Lumières» de notre siècle. Sans jamais rien faire contre les «Lumières», j’ai essayé, discrètement, de ne pas céder à l’intimidation. Par exemple en déchiffrant la métaphysique encore à l’œuvre dans le marxisme ou dans la psychanalyse, sous une forme qui n’était pas seulement logique ou discursive, mais parfois terriblement institutionnelle et politique.

 

Essayons de marquer votre écart par rapport à Lacan.

La psychanalyse doit à Lacan certaines de ses avancées les plus originales. Elle en a été portée à ses limites, parfois au-delà d’ellemême, et c’est surtout par là qu’elle garde heureusement cette valeur de provocation pour le plus vivant de la philosophie aujourd’hui, de la littérature et des sciences humaines aussi. Mais c’est pourquoi elle requiert aussi la lecture la plus vigilante. Car il reste, en contrepartie, que toute une configuration systématique du discours lacanien (surtout dans les Écrits, mais encore au-delà) m’a paru répéter ou assumer une grande tradition philosophique, celle-là même qui appelait des questions déconstructrices (sur le signifiant, le logos, la vérité, la présence, la parole pleine, un certain usage de Hegel et de Heidegger...). Répétition du logocentrisme et du phallocentrisme dont j’ai proposé une lecture dans Le Facteur de la vérité.

Le séminaire de Lacan sur La Lettre volée de Poe ne reproduit pas seulement un geste de maîtrise courante dans l’interprétation d’une écriture littéraire à des fins illustratives (effacement de la position du narrateur, méconnaissance de la formalité littéraire, découpage imprudent du texte...), il le fait comme Freud et, pour me servir du mot de Freud lui-même, au nom d’une «théorie sexuelle». Celleci ne va jamais - voilà un des enjeux de la chose - sans une institution, une pratique et une politique très déterminées.

 

Vous avancez que parler contre Hegel, c’est encore confirmer Hegel. Aux grands affrontements, aux abandons, aux pseudo-sorties, vous préférez des déplacements infimes mais radicaux. Vous pratiquez une stratégie du déplacement.

Les critiques frontales et simples sont toujours nécessaires, elles sont la loi de rigueur dans l’urgence morale ou politique, même si on peut discuter de la meilleure formulation pour cette rigueur. Frontale et simple doit être l’opposition à ce qui se passe aujourd’hui en Pologne ou au Moyen-Orient, en Afghanistan, au Salvador, au Chili ou en Turquie, aux manifestations de racisme plus près de nous, et à tant de choses plus singulières et sans nom d’État ou de nation.

Mais il est vrai — et il faut mettre ces deux logiques en rapport - que les critiques frontales se laissent toujours retourner et réapproprier en philosophie. La machine dialectique de Hegel est cette machination même. Elle est ce qu’il y a de plus terrifiant dans la raison. Penser la nécessité de la philosophie, ce serait peut-être se rendre en des lieux inacccessibles à ce programme de réappropriation. Je ne suis pas sûr que cela soit simplement possible et calculable, c’est ce qui se dérobe à toute assurance, et le désir à cet égard ne peut que s’affirmer, énigmatique et sans fin.

 

Ce que nous aurions hérité sous le nom de Platon et de Hegel serait toujours intact et provocant.

Oh oui, j’ai toujours le sentiment que, malgré des siècles de lecture, ces textes restent vierges, pliés dans une réserve, encore à venir. Ce sentiment cohabite en moi avec celui de la clôture et de l’épuisement combinatoire dont je parlais à l’instant. Sentiments contradictoires, au moins en apparence, mais c’est ainsi et je ne peux que l’accepter. C’est au fond ce que j’essaie de m’expliquer. Il y a le «système» et il y a le texte, et dans le texte des fissures ou des ressources qui ne sont pas dominables par le discours systématique: à un certain moment, celui-ci ne peut plus répondre de lui-même. Il entame spontanément sa propre déconstruction. D’où la nécessité d’une interprétation interminable, active, engagée dans une micrologie du scalpel à la fois violente et fidèle...

 

Vous pratiquez la déconstruction, non pas la destruction. Ce mot signifierait peut-être une manière de défaire une structure pour en faire apparaître son squelette, La déconstruction — qui faisait partie d’une chaîne — a connu une grande vogue. Elle est apparue dans un contexte dominé par le structuralisme. Elle a sans doute permis à certains de sortir du «tout est joué».

Oui, le mot n’a pu faire fortune, ce qui m’a surpris, qu’à l’époque du structuralisme. Déconstruire, c’est un geste à la fois structuraliste et antistructuraliste : on démontre une édification, un artefact, pour en faire apparaître les structures, les nervures ou le squelette, comme vous disiez, mais aussi, simultanément, la précarité ruineuse d’une structure formelle qui n’expliquait rien, n’étant ni un centre, ni un principe, ni une force, ni même la loi des événements, au sens le plus général de ce mot.

La déconstruction comme telle ne se réduit ni à une méthode ni à une analyse (réduction au simple); elle va au-delà de la décision critique même. C’est pourquoi elle n’est pas négative, bien qu’on l’ait souvent, malgré tant de précautions, interprétée ainsi. Pour moi, elle accompagne toujours une exigence affirmative, je dirai même qu’elle ne va jamais sans amour...

 

Vous avez inventé également le concept de différence. Différer, c’est ne pas être même, c’est aussi remettre à plus tard. Toute une partie de votre travail sur la différence remet en question l’illusion de la présence à l’être. Vous défaites les figures de la présence, des objets, de la conscience, de soi à soi, de la présence de la parole.

Comment le désir de présence se laisserait-il détruire ? C’est le désir même. Mais ce qui le donne, lui donne sa respiration et sa nécessité - ce qu’il y a et qui reste donc à penser - c’est ce qui dans la présence du présent ne se présente pas. La différance où la trace ne se présente pas, et ce presque rien de l’imprésentable, les philosophes tentent toujours de l’effacer. C’est cette trace pourtant qui marque et relance tous les systèmes.

 

Chez vous tout signe est sens graphique, ou plutôt tout graphisme est signe. Mais il n’y a pas là un renversement. Il ne s’agit pas de dire: jusqu’ici la parole a dominé l’écriture, faisons l’inverse.

Bien sûr, mais l’inversion ou le renversement classique, je le suggérais tout à l’heure, est aussi inéluctable dans la stratégie des luttes politiques: par exemple contre la violence capitaliste, colonialiste, sexiste... Ne considérons pas cela comme un moment ou seulement une phase : si dès le départ une autre logique ou un autre espace ne s’annoncent pas clairement, le renversement reproduit et confirme à l’envers ce qu’il a combattu. Quant aux enjeux de l’écriture, ils ne sont pas délimitables. Tout en démontrant qu’elle ne se laisse pas assujettir à la parole, on peut ouvrir et généraliser le concept de l’écriture, l’étendre jusqu’à la voix et à toutes les traces de différence, tous les rapports à l’autre. Cette opération n’a rien d’arbitraire, elle transforme en profondeur et concrètement tous les problèmes.

 

Dans De la grammatologie, vous commentiez la leçon d’écriture de Tristes Tropiques[ii]. Lévi-Strauss montrait comment l’écriture était complice d’une certaine violence politique. Dans une société «sans écriture», il décrivait l’apparition de ce «mal».

La possibilité de ce «mal» n’attend pas l’apparition de l’écriture au sens courant (alphabétique, occidental) et des pouvoirs qu’elle assure. Il n’y a pas de société sans écriture (sans marque généalogique, comptabilité, archivation...), pas même de société dite animale sans trace, marquage territorial... Il suffit pour s’en convaincre de ne plus privilégier un certain modèle d’écriture. Le paradis des sociétés sans écriture peut néanmoins garder la fonction si nécessaire des mythes et des utopies. Il vaut tout ce que vaut l’innocence.

 

L’élargissement du concept d’écriture ouvre de nombreuses perspectives anthropologiques.

Et au-delà de l’anthropologie, par exemple dans les domaines de l’information génétique. Nous avions consacré un travail de séminaire, de ce point de vue, à l’analyse de La Logique du vivant, de François Jacob[iii].

 

Vous avez mis en avant des textes excentriques par rapport à la grande philosophie. Ainsi vous commentez un texte où - à propos de la critique du jugement de goût — Kant parle du vomi.

En tout cas, il fait tout ce qu’il faut pour en parler sans en parler. L’institution philosophique privilégie nécessairement ce qu’elle en vient à appeler les «grands philosophes» et chez eux les «textes majeurs». J’ai voulu aussi analyser cette évaluation, ses intérêts, ses procédures internes, ses contrats sociaux implicites. En débusquant des textes mineurs ou marginalisés, en les lisant et en écrivant d’une certaine manière, on projette parfois une lumière violente sur le sens et l’histoire, sur l’intérêt de la «majoration».

De telles opérations resteraient impraticables et en vérité illisibles pour une sociologie comme telle, je veux dire tant qu’elle ne mesurerait pas sa compétence à la rigueur interne des textes philosophiques abordés et aux exigences élémentaires, mais combien difficiles, de l’auto-analyse (philosophie ou «sociologie de la sociologie»); bref, cela requiert une tout autre démarche, une tout autre attention aux codes de cette écriture et de cette scène.

 

Vous avez aussi éclairé ces textes par contiguïté. Ainsi vous avez placé ensemble Genet et Hegel, Heidegger et Freud, dans Glas et dans La Carte postale.

En dérangeant les normes et la bienséance de l’écriture universitaire, on peut espérer exhiber leur finalité, ce qu’elles protègent ou excluent. La gravité de la chose se mesure parfois, vous le savez, à la haine et au ressentiment dont un certain pouvoir universitaire perd alors tout contrôle. C’est pourquoi il importe de toucher à ce qu’on appelle à tort la «forme» et le code, d’écrire autrement tout en restant intraitable sur le savoir-lire et la compétence philosophiques, simultanément, ce que ne font selon moi ni les protectionnistes de l’analyse dite interne ni les positivistes des sciences humaines, même quand ils paraissent s’opposer. On pourrait montrer qu’ils s’entendent fort bien dans le partage du territoire académique et parlent la même langue.

Vous faisiez allusion à Glas et à La Carte postale. On peut aussi les considérer comme des dispositifs construits pour lire, sans toutefois prétendre les dominer, leur propre lecture ou non-lecture, les évaluations ou les méconnaissances indignées auxquelles ils s’exposent: pourquoi serait-il illégitime, interdit (et qui en décide ?) de croiser plusieurs «genres», d’écrire sur la sexualité en même temps que sur le savoir absolu et en lui, d’accoupler Hegel et Genet, une légende de carte postale et une méditation (en acte, si on peut dire) sur ce que «destiner» veut dire, entre Freud et Heidegger, à un moment déterminé de l’histoire des postes, de l’informatique et des télécommunications?

 

Vous utilisiez des mots indécidables. Ainsi l’hymen chez Mallarmé est à la fois la virginité et le mariage, le pharmakon de Platon guérit et empoisonne.

Des mots de ce type situent peut-être mieux que d’autres les lieux où le discours ne peut plus dominer, juger, décider: entre le positif et le négatif, le bon et le mauvais, le vrai et le faux. D’où la tentation de les exclure du langage et de la cité, pour reconstituer l’homogénéité impossible d’un discours, d’un texte, d’un corps politique...

 

Quant au champ politique, vous n’y avez jamais pris des positions fracassantes; vous avez même pratiqué ce que vous nommez une sorte de retrait.

Ah, le «champ politique»! Mais je pourrais dire que je ne pense qu’à ça, quoi qu’il y paraisse. Oui, bien sûr, il y a des silences, et un certain retrait, mais n’exagérons rien. À supposer qu’on s’y intéresse, il est très facile de savoir où sont mes choix et mes solidarités, sans la moindre ambiguïté. Je ne le manifeste sans doute pas assez, c’est sûr, mais où est ici la mesure et y en a-t-il une? Souvent il me semble que je n’ai rien à dire que de très typique et commun, alors je joins ma voix ou mon vote, sans prétendre à quelque autorité, crédit ou privilège réservé à ce qu’on appelle si vaguement un «intellectuel» ou un «philosophe».

J’ai toujours eu du mal à me reconnaître dans les traits de l’intellectuel (philosophe, écrivain, professeur) tenant son rôle politique selon la scénographie que vous connaissiez et dont l’héritage mérite bien des questions. Non que je la dédaigne ou la critique en elle-même; et je crois que, dans certaines situations, il y a là une fonction et une responsabilité classiques qu’on ne doit pas éluder, même si c’est pour en appeler au bon sens et à ce que je considère comme le devoir politique élémentaire. Mais je suis de plus en plus sensible à une transformation qui rend aujourd’hui cette scène un peu ennuyeuse, stérile, parfois traversée des pires procédures d’intimidation (fût-ce pour la bonne cause), sans commune mesure avec la structure du politique, avec les nouvelles responsabilités requises par le développement des media (quand même on ne tente pas de les exploiter pour de petits bénéfices, hypothèse qui ne serait pas faite pour réconcilier avec cette typologie classique de l’intellectuel).

C’est un des problèmes les plus graves aujourd’hui, cette responsabilité devant les formes actuelles des mass media et surtout devant leur monopolisation, leur encadrement, leur axiomatique. Car le retrait dont vous parliez ne signifie en rien à mes yeux une protestation contre les media en général, au contraire, je suis résolument pour leur développement (il n’y en a jamais assez) et surtout pour leur diversification, mais aussi résolument contre leur normalisation, contre des arraisonnements divers auxquels la chose a donné lieu, réduisant en fait au silence tout ce qui ne se conforme pas à des cadres ou à des codes étroitement déterminés et très puissants, ou encore à des phantasmes de «recevabilité». Mais le premier problème des «media» se pose pour ce qu’on n’arrive pas à traduire, voire à publier dans les langages politiques dominants, ceux qui dictent les lois de recevabilité, justement, à gauche autant qu’à droite.

C’est pour cette raison que ce qu’il y a de plus spécifique et de plus aigu dans les recherches, les questions ou les tentatives qui m’intéressent (avec quelques autres), peut paraître politiquement silencieux. C’est peut-être qu’il y va d’une pensée politique, d’une culture ou d’une contre-culture presque inaudibles dans les codes que je viens d’évoquer. Peut-être, qui sait, car on ne peut parler ici que de chances ou de risques à courir, avec ou sans espoir, toujours dans la dispersion et la minorité.

 

On retrouve là votre engagement militant au sein du Greph, ce Groupe de recherche sur l’enseignement de la philosophie.

Le Greph rassemble des enseignants, des lycéens et des étudiants qui veulent justement analyser et changer l’école, et en particulier l’institution philosophique, d’abord par l’extension de l’enseignement philosophique à toutes les classes où l’on enseigne normalement les autres disciplines dites «fondamentales». François Mitterrand a pris des engagements précis dans ce sens. Nous nous en sommes réjouis et ferons tout pour qu’on ne les enterre pas, comme on peut le craindre depuis quelques mois. De toute façon, les problèmes ne se laisseront pas oublier, ni tous ceux qui mesurent leur gravité et en ont la charge.

Tout cela en appelle à une transformation profonde des rapports entre l’État, les institutions de recherche ou d’enseignement, qu’elles soient ou non universitaires, la science, la technique et la culture. Les modèles qui s’effondrent maintenant sont en gros ceux sur lesquels ont pris parti, depuis l’aube de la société industrielle, les «grands philosophes» allemands, de Kant à Heidegger, en passant par Hegel, Schelling, Humboldt, Schleiermacher, Nietzsche, avant et après la fondation de l’université de Berlin. Pourquoi ne pas les relire, penser avec eux contre eux, mais en prenant la philosophie en compte? C’est indispensable si Ton veut inventer d’autres rapports entre la rationalisation de l’État et le savoir, la technique, la pensée, passer de nouvelles formes de contrat ou même dissocier radicalement les devoirs, les pouvoirs et les responsabilités. Peut-être faudrait-il maintenant tenter d’inventer des lieux d’enseignement et de recherche hors des institutions universitaires ?

 


 

[i] Paris, 1951

[ii] Paris, Minuit, 1967, p. 149 et suiv.

[iii] Paris, Gallimard, 1970.

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