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Littératures déplacées

Jacques Derrida

AUTODAFE n°1 - Automne 2000
 Jacques Derrida

 

Choisir leur lieu, se mouvoir librement, voilà le droit que notre mond refuse, de plus en plus, aux écrivains. Encore une fois, contre l’interdit nous voulons dire la place de la littérature, sa place en ce moment même. Que les littératures aient lieu. Un nouvel espace littéraire est ouvert dont les enjeux sont moins que jamais réservés, aujourd’hui, sous une forme abstraite, classique ou moins classique, à la philosophie ou à la science, à la poétique ou à la théorie littéraire. Les déplacements dont il nous faut parler deviennent aussi, nous en avons trop d’exemples, des questions de vie ou de mort. Chaque jour il y va du corps des œuvres et du corps des écrivains.

Pour tant de créateurs, connus ou non, que signifie aujourd’hui ce déplacement qui consiste si souvent à n’avoir plus de place? C’est être envoyé à la mort ou renvoyé de son pays sous menace d’enfermement, de torture, d’exécution ou d’assassinat. Pour écrire et parler librement, trop d’hommes et de femmes sont contraints de quitter les lieux de leur langue et de leur mémoire. Ils passent la frontière ou sont arrêtés sur place, emmurés «chez eux», dans la nuit d’un réduit désormais confiné à la cellule ou à la résidence surveillée. Et pour accéder au jour de l’espace public, dans la sourde résistance d’une littérature clandestine ou cryptique, il arrive aussi que d’autres lieux encore, les lieux de la rhétorique cette fois, deviennent l’ultime recours pour tromper la censure.

Est-ce inédit? En quoi et dans quelle mesure? Que se passerait-il de nouveau, aujourd’hui, avec la littérature, plus précisément entre la littérature et le lieu? Nous partons d’une hypothèse: quelque chose de nouveau arrive là, car une certaine répétition n’exclut pas, au contraire, l’invention de violences inédites qui ont toutes rapport au lieu, à ce qui se passe et se déplace là où une certaine écriture a lieu. Pour répondre à l’irruption de cette nouveauté, il faut garder en mémoire et analyser toutes les analogies. Avant tout «mouvement littéraire», un autre mouvement aura poussé, mais aussi chassé et pourchassé une certaine littérature. Non pas, certes, toute littérature, non pas celle qu’on célèbre dès lors qu’elle sert ou réfléchit l’identité à soi d’un groupe, d’un État, d’une nation, d’une religion, d’une langue ou de tout autre pouvoir institué. Mais on a toujours mal toléré celle qui, au moins pour une part d’elle-même, questionne un tel statut ou une telle mission, comme si elle n’avait lieu que là où le lieu lui est refusé, en tout cas le lieu de repos, la sédentarité, la grégarité ou la racine. D’où tant de phénomènes typiques qui scandent l’histoire de la littérature, dans sa modernité même: littératures en exode, littératures en exil, littératures à l’étranger, littératures étrangères dans leur propre langue, littératures nomades, littératures clandestines, littératures de résistance, littératures interdites, littératures hors la loi et hors lieu. Des lieux interdits, bien au-delà de l’exemple académique de «Platon-et-les-poètes-chassés-de-la-cité», voilà ce qu’on a voulu signifier aux littératures en les déplaçant sans fin, comme si on voulait tout simplement, en privant de prendre place, empêcher d’arriver, autrement dit d’avoir lieu. Ce phénomène n’est certes pas nouveau, même s’il attend peut-être encore qu’on en écrive autrement l’histoire (ce serait aussi l’une de nos tâches). Il est attesté par une archive accablante. La censure, l’anathème, l’excommunication, la menace de mort ou de prison, telles sont les figures d’une violence qui aura poussé tant d’écrivains de l’autre côté d’une frontière, et parfois à s’exiler dans leur propre pays. Dès qu’elles ont eu lieu, si on peut dire, les littératures ont eu du mal à se faire accepter dans les espaces mêmes dont elles paraissaient naître, dans les cultures, les pays, les nations, les États dont elles parlaient en passant déjà leurs limites, dont elles parlaient en forgeant déjà leur langue. Que se passe-t-il alors avec la littérature? Jusqu’à quel point partage-t-elle à cet égard la destinée de la parole ou de l’écriture libres en général, dans l’ordre de la pensée, de la philosophie, de l’art ou de la science? Dans l’ordre de l’«intellectuel» en général que la nouvelle place du savoir et de sa médiatisation dans les sociétés modernes désigne si souvent comme une source de pouvoir potentiel et donc, si elle reste rebelle à son exploitation, si elle reste critique, comme une cible privilégiée? Ce partage nous dicte, certes, les mêmes responsabilités, les mêmes solidarités et les mêmes actes de résistance. Et nous n’y manquerons pas. Mais ne devons-nous pas aussi tenter de penser une spécificité plus aiguë des enjeux qui s’annoncent aujourd’hui sous le nom précis de la littérature?

Il nous faudra élaborer ces questions, les enrichir et les diversifier, à la mesure des histoires, des cultures et des langues. Il faudra surtout les mettre à l’épreuve de la singularité des œuvres et des événements. Ces questions commandent de prendre en compte le fonds le plus ancien. Il ne faut pas manquer de rappeler la répétition même de cette histoire pour analyser et combattre aujourd’hui les nouvelles formes de persécution qui se raffinent d’un continent à l’autre. à travers toutes les figures de l’autorité, de multiples pouvoirs se servent d’armes et d’allégations traditionnelles, mais aussi de techniques et de procédures inédites. Celles-ci s’ajustent sans retard à ce qui transforme radicalement l’espace public, l’édition, les médias, la diplomatie, le droit international, l’organisation des États, le marché – c’est-à-dire autant de conflits physiques ou symboliques: les guerres théologico-politiques, les guerres inter-ethniques, les guerres économiques, et, bien sûr, à travers toutes ces mutations, la guerre des langues et les guerres dans la langue. Des violences inquisitoriales sans précédent s’acharnent sur ceux et celles qui, partout et sous les formes les plus diverses, résistent à l’oppression physique ou symbolique, contestent les dogmatismes et protestent au nom d’une autre pensée, d’une autre expérience de l’œuvre et de la langue, de l’œuvre de langue.

En quoi ces persécutions portent-elles aussi la marque de notre temps? Pourquoi, parmi les victimes élues, comptons-nous désormais tant d’écrivains? Pourquoi tant d’hommes et de femmes pour qui la parole publique s’inscrit dans la fiction romanesque, dans le poème, dans l’invention de nouvelles formes littéraires? Réélaborer des questions de ce type, ce sera préparer de nouveaux concepts et de nouvelles stratégies pour une résistance internationale. Celle-ci ne peut plus aujourd’hui se réduire aux formes, si vénérables soient-elles, d’un cosmopolitisme réglé par les concepts traditionnels de l’auteur, du citoyen (l’écrivain citoyen du monde), de l’État et de la nation, par exemple dans une République des Lettres ou un Comité de vigilance des écrivains antifascistes. Dans son histoire si riche et si complexe, la valeur de tolérance elle-même n’y suffit plus. Et nous en appelons à un autre concept de l’hospitalité.

Le meilleur hommage qu’on puisse rendre à ces grands témoins du passé, c’est de ne pas se contenter de les célébrer. L’urgence est autre. Il nous faut (mais le pourrons-nous?) répondre – et différemment: répondre autrement à d’autres menaces, et répondre aussi de ce qui s’écrit déjà, en plus d’une langue, comme une autre histoire.

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