Jacques Derrida

Derrida en castellano

Derrida en francés

Nietzsche
Heidegger

Principal

En francés

Textos

Comentarios

Fotos

Cronología

Bibliografía

Links


«Toute prise de parole est un acte pédagogique
»
Jaques Derrida

Entretien avec Jean Blain, Lire, mars 1994

 Jacques Derrida

 

LIRE. Si l’on vous dit Vous êtes l’intellectuel français le plus célèbre aux Etats-Unis, vous réagissez comment?

Jacques Derrida. Vous me soufflez le bon mot: réaction. Je demanderais d’abord à l’interlocuteur fictif que vous invoquez à quoi il réagit et pourquoi tant de gens s’intéressent d’abord, pour ne pas dire seulement, à cette «célébrité américaine». Pour laisser croire que rien d’analogue ne se passe en France? Que je ne devrais intéresser que l’étranger? Si la réponse française à mon travail est différente, elle compte, elle est irrécusable. Elle ne passe pas par les mêmes lieux. En France, depuis le début des années 70, un certain verrouillage a été tenté dans bien des appareils universitaires et médiatiques.

 

Vous en avez été la victime?

Jacques Derrida. A supposer que je souffre de cette situation, c’est avant tout parce que de grands penseurs (je pense à l’œuvre extraordinaire d’un philosophe comme Jean-Luc Nancy, à Philippe Lacoue-Labarthe et à d’autres, dans et hors de l’université) payent, comme la philosophie française, le prix de ce verrouillage. C’est une grave injustice, j’espère qu’elle sera un jour corrigée. Je parle ici de large popularité, car dans des cercles plus étroits et de compétence plus raffinée, on prend une mesure plus juste de ces travaux.

 

Les Etats-Unis sont une bouffée d’air?

Jacques Derrida. Il y a aussi des guerres, là-bas, mais loyales ou non, elles s’y livrent le plus souvent à visage découvert. Ici, les choses sont silencieuses, paralysées dans des chicanes parisiennes. La concentration culturelle fait que tout tient dans une main. Aux Etats-Unis la dispersion du monde académique assure une circulation plus large, plus rapide, plus active.

 

Outre-Atlantique, votre influence s’est surtout exercée à travers les départements de littérature?

Jacques Derrida. Ce fut vrai, dans une certaine mesure, au début. Mais dans ces départements, on s’intéressait depuis longtemps à la théorie de la littérature. La philosophie y était souvent enseignée comme telle (à Yale, par exemple, dans le département de littérature comparée). Ce sont donc des lieux de grande culture théorique et philosophique qui ont accueilli la déconstruction. Maintenant des intérêts analogues gagnent des départements de philosophie et même de philosophie analytique, ce qui rend nerveux certains collègues américains. Il faut compter aussi, de plus en plus, avec des départements qui ne sont ni de littérature ni de philosophie: c’est le cas en droit, en architecture, en théologie ou religious studies, en histoire... et même en «management», en économie, en comptabilité!

 

Aux Etats-Unis, on vous accuse, parfois, d’être à l’origine de la «Political correctness», ce mouvement qui prétend traquer impitoyablement toutes les discriminations.

Jacques Derrida. C’est ridicule! M’entendez-vous dire ou insinuer qu’ «il ne faut plus lire les œuvres des mâles blancs (Shakespeare, Platon)», alors que je passe mon temps à les lire et à les enseigner? Très peu de gens disent une chose aussi sotte... Un grand nombre de professeurs américains se sont élevés contre cette campagne grossière et se sont regroupés, dans des disciplines diverses et sans la moindre orthodoxie, pour faire entendre un discours juste, mesuré à ce sujet: il faudrait aussi les lire...

 

Alors, pourquoi ces accusations?

Jacques Derrida. Il y a eu une campagne d’origine politique, menée par quelques idéologues ignorants et bien connus, dont l’un est un militant d’extrême-droite notoire. Ils dénoncent tout ce qui bouge (le féminisme, le postmodernisme, le multiculturalisme, le néo-historicisme et, bien sûr, la déconstruction!). Il suffit de lire trois lignes pour voir que ces auteurs n’ont simplement rien lu: quasi-analphabétisme. En France, certains de ceux qui y trouvaient un intérêt se sont jetés sur les mêmes slogans: quelle aubaine!

 

Vous êtes très soupçonneux.

Jacques Derrida. Je ne soupçonne pas, j’accuse.

 

Vous n’êtes pas seulement un philosophe, vous êtes aussi un militant!

Jacques Derrida. J’essaie de ne pas travailler trop en retrait de la scène politique et des responsabilités qui doivent être les nôtres. Mais si je «milite», comme je n’aime pas dire, c’est d’une manière un peu particulière. J’essaie de ne pas le faire en vue de quelque promotion personnelle. Et de ne le faire que quand je crois, à tort ou à raison, avoir quelque chose d’un peu spécifique à dire, une responsabilité plus singulière à assumer. Il m’arrive de signer des textes communs, comme doit le faire quiconque dans l’urgence. Mais je me sens plus «militant», en vérité, dans certains textes très difficiles, telles analyses de Platon, de Descartes, de Hegel, de Genet, de Baudelaire, de Joyce ou de Blanchot (voire de Marx!), même si les effets ou les implications politiques n’en sont pas immédiatement perceptibles...

 

Les philosophes sont souvent difficiles. Mais, avec vous, le genre de difficultés que rencontre le lecteur est-il encore de même nature qu’avec Aristote ou Kant?

Jacques Derrida. Le discours philosophique est souvent difficile. Mais on ne s’étonne pas qu’un mathématicien ou un physicien parle dans une langue inaccessible à la plupart. Il y a là un préjugé qu’il faut analyser. Que peut répondre un philosophe quand il prend au sérieux cette inquiétude? Qu’il fait tout pour être aussi largement et aussi facilement intelligible que possible. C’est un devoir. Mais il faut éviter un écueil qui consisterait à faire semblant de croire qu’il y a, en général, une langue immédiatement intelligible: c’est faux. Même les professionnels du «parler à tout le monde, tous les jours» parlent un langage codé. Quand on me dit: «Faites des réponses faciles! votre langage ne passera pas», on se règle sur le fantasme - c’est un fantasme! - du lecteur vierge, dont on connaît l’attente, la capacité de lecture. Or, quand on s’adresse à quelqu’un, on doit certes tout faire pour être compris, mais l’on doit aussi former pédagogiquement des capacités de lecture et d’intelligence. Toute prise de parole est aussi un acte pédagogique. De plus, la philosophie a une histoire riche et sédimentée. Chaque question que nous croyons posée à partir de rien a une mémoire stratifiée. La difficulté du discours philosophique tient à ce que cette mémoire est potentialisée, formalisée, traduite dans des formes économiques...

 

N’y a-t-il pas une difficulté supplémentaire dans le cas de vos textes?

Jacques Derrida. Peut-être. D’une part, la déconstruction, qui concerne en principe le tout de l’histoire de la philosophie, suppose une potentialisation extrême de cette généalogie. D’autre part, je ne considère pas la langue comme un instrument, ni comme un éther diaphane. Mais si je n’écris pas de façon transparente, ce n’est pas pour obéir à je ne sais quel goût de l’obscurité ou de l’hermétisme. Par respect et pour l’amour de la langue, j’essaie d’inventer ou de reconnaître des possibilités disons «poétiques» dans la langue même. Cela prend quelquefois la forme de syntagmes que certains, avec mauvaise humeur, et injustement, je crois, appellent des «jeux».

 

Vos premiers livres ressemblaient encore à ce qu’on entend généralement par «philosophie», mais à partir de Glas (1974), certains ont eu l’impression d’un canular. Avez-vous eu, à ce moment, le sentiment de faire autre chose que ce que vous faisiez auparavant?

Jacques Derrida. Non. J’espère qu’il y a là des différences, mais cela ne signifie ni l’abandon des intérêts et des soucis antérieurs, ni bien sûr un déraillement vers je ne sais quel «canular» (que je distingue ici de la «farce» et du «carnaval» dont j’aime une certaine tradition). Pour qui voudrait s’en donner la peine, une incontestable continuité se donne à lire, même après Glas, La carte postale ou Circonfession.

 

Vous insistez sur la continuité dans votre œuvre. Vous est-il arrivé, dans votre travail, de vous dire un jour Je me suis trompé?

Jacques Derrida. Que penseront vos lecteurs si je vous dis non? Mais comme vous me posez la question sous cette forme brutale, je vous fais une réponse dans le même ton et je vous dis: non. L’une des explications tient au fait que ce que je dis ne correspond jamais à une thèse. Il n’y a finalement pas, dans mes textes, quelque chose qu’on puisse identifier ou stabiliser comme des assertions philosophiques, des propositions positives qu’on puisse suspecter d’être fausses. Certains diraient alors: puisque cela ne peut pas être contesté et ne relève pas de l’opposition vrai ou faux, du moins au sens classique, alors il ne s’agit pas d’énoncés philosophiques ou scientifiques, ce n’est pas intéressant: il ne dit rien, vous voyez bien! Réponse abrégée: peut-être, mais si c’était si vrai et si simple, pourquoi s’en inquiéter ou s’en irriter?

 

Des mots comme «urgence», «danger», «souffrance» reviennent souvent chez vous et l’on a pu vous reprocher d’adopter une «posture héroïque»! De fait, avec l’idée que toute l’histoire de la philosophie se serait égarée, avec cette façon de laisser entendre que nous devons nous attendre à des choses «inouïes», n’est-on pas à mille lieues de l’humilité que l’on attend du philosophe?

Jacques Derrida. Rien de tout cela ne contredit l’humilité. C’est un témoignage d’humilité. Parler d’urgence, de souffrance ou de danger, ce que je fais probablement assez souvent, n’implique pas nécessairement une attitude héroïque. A supposer qu’il y ait un tel pathos, ce pathos n’est pas nécessairement héroïque. Enfin, dire que tel ou tel philosophe n’est pas allé assez loin ou mérite d’être discuté, ce n’est pas non plus de l’héroïsme, c’est la modalité la plus ordinaire de la discussion philosophique. Là aussi je récuse l’association de l’héroïsme à la posture déconstructive. J’ajouterais que je n’ai, malheureusement, aucun goût pour l’héroïsme. C’est la posture d’un théâtre qui me reste étranger. A moins que, de façon bien confuse, on n’associe l’héroïsme ici à la résistance, là au risque pris, au gage donné, à l’endurance. Que veulent démontrer ceux qui disent cela? Qu’ont-ils, eux, contre l’héroïsme?

 

George Steiner, lui, parle de votre «humour métaphysique». A quoi peut-il penser?

Jacques Derrida. Il faudrait le lui demander. Tout ce que dit Steiner à mon sujet est faux. Il n’a visiblement jamais pu, voulu, pvoulu, me lire, ce que j’appelle lire. Cela dit, je lui sais gré, pour une fois, d’être sensible à l’humour. Ce n’est pas à moi de dire si j’ai de l’humour ou si je n’en ai pas, mais autant je récuse le mot «héroïque», autant j’aimerais, à certaines conditions, accepter le mot «comique». Le revendiquer même. Certains en seraient surpris, mais d’autres savent qu’un certain éclat de rire traverse presque tous mes textes. Si c’est ce que veut dire Steiner, je l’en remercie. «Métaphysique» c’est autre chose, mais humour, ironie ou rire, oui, oui. Oui oui, oui dire et oui-rire, c’est le leitmotiv et le sous-titre de mon livre sur Joyce...  

Principal

En francés

Textos

Comentarios

Fotos

Cronología

Bibliografía

Links

Sitio creado y actualizado por Horacio Potel