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Lettre à un ami japonais

Jacques Derrida

Cette lettre, qui fut d’abord publiée, comme elle y était destinée, en japonais, puis dans d’autres langues, parut en français dans
Le Promeneur, XLII, mi-octobre 1985. Toshihiko Izutsu est le célèbre islamologue japonais.

 Jacques Derrida
Texto en castellano

 

Cher Professeur Izutsu,

(...) Lors de notre rencontre, je vous avais promis quelques réflexions — schématiques et préliminaires — sur le mot «déconstruction». Il s’agissait en somme de prolégomènes à une traduction possible de ce mot en japonais. Et pour cela, de tenter au moins une détermination négative des significations ou connotations à éviter si possible. La question serait donc: qu’est-ce que la déconstruction n’est pas? ou plutôt devrait ne pas être? Je souligne ces mots («possible» et «devrait»). Car si on peut anticiper les difficultés de traduction (et la question de la déconstruction est aussi de part en part la question de la traduction et de la langue des concepts, du corpus conceptuel de la métaphysique dite «occidentale»), il ne faudrait pas commencer par croire, ce qui serait naïf, que le mot «déconstruction» est adéquat, en français, à quelque signification claire et univoque. Il y a déjà, dans «ma» langue, un sombre problème de traduction entre ce qu’on peut viser, ici ou là, sous ce mot, et l’usage même, la ressource de ce mot. Et il est déjà clair que les choses changent d’un contexte à l’autre, en français même. Mieux, dans les milieux allemand, anglais et surtout américain, le même mot est déjà attaché à des connotations, inflexions, valeurs affectives ou pathétiques très différentes. Leur analyse serait intéressante et mériterait ailleurs tout un travail.

Quand j’ai choisi ce mot, ou quand il s’est imposé à moi, je crois que c’était dans De la grammatologie, je ne pensais pas qu’on lui reconnaîtrait un rôle si central dans le discours qui m’intéressait alors. Entre autres choses, je souhaitais traduire et adapter à mon propos les mots heideggeriens de Destruktion ou de Abbau. Tous les deux signifiaient dans ce contexte une opération portant sur la structure ou l’architecture traditionnelle des concepts fondateurs de l’ontologie ou de la métaphysique occidentale. Mais, en français, le terme «destruction» impliquait trop visiblement une annihilation, une réduction négative plus proche de la «démolition» nietzschéenne, peut-être, que de l’interprétation heideggerienne ou du type de lecture que je proposais. Je l’ai donc écarté. Je me rappelle avoir cherché si ce mot «déconstruction» (venu à moi de façon apparemment très spontanée) était bien français. Je l’ai trouvé dans le Littré. Les portées grammaticale, linguistique ou rhétorique s’y trouvaient associées à une portée «machinique». Cette association me parut très heureuse, très heureusement adaptée à ce que je voulais au moins suggérer. Permettez-moi de citer quelques articles du Littré. «Déconstruction: Action de déconstruire./Terme de grammaire. Dérangement de la construction des mots dans une phrase. “De la déconstruction, vulgairement dite construction”, Lemare, “De la manière d’apprendre les langues”, ch. 17, dans Cours de langue latine. Déconstruire: 1. Désassembler les parties d’un tout. Déconstruire une machine pour la transporter ailleurs. 2. Terme de grammaire [...] Déconstruire des vers, les rendre, par la suppression de la mesure, semblables à la prose./Absolument. “Dans la méthode des phrases prénotionnelles, on commence aussi par la traduction, et l’un de ses avantages, c’est de n’avoir jamais besoin de déconstruire”, Lemare, ibid. 3. Se déconstruire [...] Perdre sa construction. “L’érudition moderne nous atteste que, dans une contrée de l’immobile Orient, une langue parvenue à sa perfection s’est déconstruite et altérée d’elle-même, par la seule loi de changement, naturelle à l’esprit humain”, Villemain, Préface du Dictionnaire de l’Académie[i]

Naturellement il va falloir traduire tout cela en japonais, et cela ne fait que reculer le problème. Il va sans dire que si toutes ces significations énumérées par le Littré m’intéressaient par leur affinité avec ce que je «voulais-dire», elles ne concernaient, métaphoriquement, si l’on veut, que des modèles ou des régions de sens et non la totalité de ce que peut viser la déconstruction dans sa plus radicale ambition. Celle-ci ne se limite ni à un modèle linguistico-grammatical, ni même à un modèle sémantique, encore moins à un modèle machinique. Ces modèles eux-mêmes devaient être soumis à un questionnement déconstructeur. Il est vrai qu’ensuite, ces «modèles» ont été à l’origine de nombreux malentendus sur le concept et le mot de déconstruction qu’on était tenté d’y réduire.

Il faut dire aussi que le mot était d’usage rare, souvent inconnu en France. Il a dû être reconstruit en quelque sorte, et sa valeur d’usage a été déterminée par le discours qui fut alors tenté, autour et à partir de De la grammatologie. C’est cette valeur d’usage que je vais essayer maintenant de préciser et non quelque sens primitif, quelque étymologie à l’abri ou au-delà de toute stratégie contextuelle.

Deux mots encore au sujet du «contexte». Le «structuralisme» était alors dominant. «Déconstruction» semblait aller dans ce sens puisque le mot signifiait une certaine attention aux structures (qui elles-mêmes ne sont simplement ni des idées, ni des formes, ni des synthèses, ni des systèmes). Déconstruire, c’était aussi un geste structuraliste, en tout cas un geste qui assumait une certaine nécessité de la problématique structuraliste. Mais c’était aussi un geste anti-structuraliste — et sa fortune tient pour une part à cette équivoque. Il s’agissait de défaire, décomposer, désédimenter des structures (toutes sortes de structures, linguistiques, «logocentriques», «phonocentriques» — le structuralisme étant surtout dominé alors par des modèles linguistiques, de la linguistique dite structurale qu’on disait aussi saussurienne —, socio-institutionnelles, politiques, culturelles et surtout, et d’abord, philosophiques). C’est pourquoi, surtout aux États-Unis, on a associé le motif de la déconstruction au «poststructuralisme» (mot ignoré en France, sauf quand il «revient» des Etats-Unis). Mais défaire, décomposer, désédimenter des structures, mouvement plus historique, en un certain sens, que le mouvement «structuraliste» qui se trouvait par là remis en question, ce n’était pas une opération négative. Plutôt que de détruire, il fallait aussi comprendre comment un «ensemble» s’était construit, le reconstruire pour cela. Toutefois l’apparence négative était, et reste, d’autant plus difficile à effacer qu’elle se donne à lire dans la grammaire du mot (dé-), encore qu’elle puisse suggérer aussi une dérivation généalogique plutôt qu’une démolition. C’est pourquoi ce mot, à lui seul du moins, ne m’a jamais paru satisfaisant (mais quel mot l’est-il?) et doit toujours être cerné par un discours. Difficile à effacer ensuite parce que, dans le travail de la déconstruction, j’ai dû, comme je le fais ici, multiplier les mises en garde, écarter finalement tous les concepts philosophiques de la tradition, tout en réaffirmant la nécessité de recourir à eux, au moins sous rature. On a donc dit, précipitamment, que c’était une sorte de théologie négative (ce qui n’était ni vrai ni faux, mais je laisse ici ce débat[ii]).

En tout cas, malgré les apparences, la déconstruction n’est ni une analyse ni une critique, et la traduction devrait en tenir compte. Ce n’est pas une analyse, en particulier parce que le démontage d’une structure n’est pas une régression vers l’élément simple, vers une origine indécomposable. Ces valeurs, comme celle d’analyse, sont elles-mêmes des philosophèmes soumis à la déconstruction. Ce n’est pas non plus une critique, en un sens général ou en un sens kantien. L’instance du krinein ou de la krisis (décision, choix, jugement, discernement) est elle-même, comme d’ailleurs tout l’appareil de la critique transcendantale, un des «thèmes» ou des «objets» essentiels de la déconstruction.

J’en dirai de même pour la méthode. La déconstruction n’est pas une méthode et ne peut être transformée en méthode. Surtout si on accentue dans ce mot la signification procédurière ou technicienne. Il est vrai que, dans certains milieux (universitaires ou culturels, je pense en particulier aux Etats-Unis), la «métaphore» technicienne et méthodologique qui semble nécessairement attachée au mot même de «déconstruction» a pu séduire ou égarer. D’où le débat qui s’est développé dans ces mêmes milieux: la déconstruction peut-elle devenir une méthodologie de la lecture et de l’interprétation? Peut-elle se laisser ainsi réapproprier et domestiquer par les institutions académiques?

Il ne suffit pas de dire que la déconstruction ne saurait se réduire à quelque instrumentalité méthodologique, à un ensemble de règles et de procédures transposables. Il ne suffit pas de dire que chaque «événement» de déconstruction reste singulier, ou en tout cas au plus près possible de quelque chose comme un idiome et une signature. II faudrait aussi préciser que la déconstruction n’est même pas un acte ou une opération. Non seulement parce qu’il y aurait en elle quelque chose de «passif» ou de «patient» (plus passif que la passivité, dirait Blanchot, que la passivité telle qu’on l’oppose à l’activité). Non seulement parce qu’elle ne revient pas à un sujet (individuel ou collectif) qui en aurait l’initiative et l’appliquerait à un objet, un texte, un thème, etc. La déconstruction a lieu, c’est un événement qui n’attend pas la délibération, la conscience ou l’organisation du sujet, ni même de la modernité. Ça se déconstruit. Le ça n’est pas ici une chose impersonnelle qu’on opposerait à quelque subjectivité égologique. Cest en déconstruction (Littré disait «se déconstruire... perdre sa construction»). Et le «se» du «se déconstruire», qui n’est pas la réflexivité d’un moi ou d’une conscience, porte toute l’énigme. Je m’aperçois, cher ami, qu’à tenter d’éclairer un mot en vue d’aider à la traduction, je ne fais que multiplier par là même les difficultés: l’impossible «tache du traducteur» (Benjamin), voilà ce que veut dire aussi «déconstruction».

Si la déconstruction a lieu partout où ça a lieu, où il y a quelque chose (et cela ne se limite donc pas au sens ou au texte, dans le sens courant et livresque de ce dernier mot), il reste à penser ce qui se passe aujourd’hui, dans notre monde et dans la «modernité», au moment où la déconstruction devient un motif, avec son mot, ses thèmes privilégiés, sa stratégie mobile, etc. Je n’ai pas de réponse simple et formalisable à cette question. Tous mes essais sont des essais qui s’expliquent avec cette formidable question. Ils en sont de modestes symptômes autant que des tentatives d’interprétation. Je n’ose même pas dire, en suivant un schéma heideggerien, que nous sommes dans une «époque» de l’être-en-déconstruction, d’un être-en-déconstruction qui se serait manifesté ou dissimulé à la fois dans d’autres «époques». Cette pensée d’«époque», et surtout celle d’un rassemblement du destin de l’être, de l’unité de sa destination ou de sa dispensation (Schicken, Geschick), ne peut jamais donner lieu à quelque assurance.

Pour être très schématique, je dirai que la difficulté de définir et donc aussi de traduire le mot «déconstruction» tient à ce que tous les prédicats, tous les concepts définissants, toutes les significations lexicales et même les articulations syntaxiques qui semblent un moment se prêter à cette définition et à cette traduction sont aussi déconstruits ou déconstructibles, directement ou non, etc. Et cela vaut pour le mot, lunité même du mot déconstruction, comme de tout mot. De la grammatologie met en question l’unité «mot» et tous les privilèges qui lui sont en général reconnus, surtout sous sa forme nominale. C’est donc seulement un discours, ou plutôt une écriture qui peut suppléer cette incapacité du mot à suffire à une «pensée». Toute phrase du type «la déconstruction est X» ou «la déconstruction n’est pas X» manque a priori de pertinence, disons qu’elle est au moins fausse. Vous savez qu’un des enjeux principaux de ce qui s’appelle dans les textes «déconstruction», c’est précisément la délimitation de l’ontologique et d’abord de cet indicatif présent de la troisième personne: S est P.

Le mot «déconstruction», comme tout autre, ne tire sa valeur que de son inscription dans une chaîne de substitutions possibles, dans ce qu’on appelle si tranquillement un «contexte». Pour moi, pour ce que j’ai tenté ou tente encore d’écrire, il n’a d’intérêt que dans un certain contexte où il remplace et se laisse déterminer par tant d’autres mots, par exemple «écriture», «trace», «différance», «supplément», «hymen», «pharmakon», «marge», «entame», «parergon», etc. Par définition, la liste ne peut être close et je n’ai cité que des noms — ce qui est insuffisant et seulement économique. En fait il aurait fallu citer des phrases et des enchaînements de phrases qui à leur tour déterminent, dans certains de mes textes, ces noms-là.

Ce que la déconstruction n’est pas? mais tout!

Qu’est-ce que la déconstruction? mais rien!

Je ne pense pas, pour toutes ces raisons, que ce soit un bon mot. Il n’est surtout pas beau. Il a certes rendu quelques services, dans une situation bien déterminée. Pour savoir ce qui l’a imposé dans une chaîne de substitutions possibles, malgré son imperfection essentielle, il faudrait analyser et déconstruire cette «situation bien déterminée». C’est difficile et ce n’est pas ici que je le ferai.

Encore un mot pour précipiter la conclusion car cette lettre est déjà trop longue. Je ne crois pas que la traduction soit un événement secondaire et dérivé au regard d’une langue ou d’un texte d’origine. Et comme je viens de le dire, «déconstruction» est un mot essentiellement remplaçable dans une chaîne de substitutions. Cela peut aussi se faire d’une langue à l’autre. La chance pour (la) «déconstruction», ce serait qu’un autre mot (le même et un autre) se trouve ou s’invente en japonais pour dire la même chose (la même et une autre), pour parler de la déconstruction et pour l’entraîner ailleurs, l’écrire et la transcrire. Dans un mot qui serait aussi plus beau.

Quand je parle de cette écriture de l’autre qui serait plus belle, j’entends évidemment la traduction comme le risque et la chance du poème. Comment traduire «poème», un «poème»?

[...] Croyez, cher Professeur Izutsu, à ma reconnaissance et à mes sentiments les plus cordiaux.

Jacques Derrida


 

[i] J’ajoute que la «déconstruction» de l’article suivant ne serait pas sans intérêt :

DÉCONSTRUCTION.

Action de déconstruire, de désassembler les parties d’un tout. La déconstruction d’un édifice. La déconstruction d’une machine.

Grammaire : déplacement que l’on fait subir aux mots dont se compose une phrase écrite dans une langue étrangère, en violant, il est vrai, la syntaxe de cette langue, mais aussi en se rapprochant de la syntaxe de la langue maternelle, dans le but de mieux saisir le sens que présentent les mots dans la phrase. Ce terme désigne exactement ce que la plupart des grammairiens appellent improprement “Construction” ; car chez un auteur quelconque, toutes les phrases sont construites conformément au génie de sa langue nationale ; que fait un étranger qui cherche à comprendre, à traduire cet auteur? Il déconstruit les phrases, il en désassemble les mots, selon le génie de la langue étrangère; ou, si l’on veut éviter toute confusion dans les termes, il y a Déconstruction par rapport à la langue de l’auteur traduit, et Construction par rapport à la langue du traducteur.» (Dictionnaire Bescherelle, Garnier, 1873, 15’ éd.)

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