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Y a-t-il une langue philosophique
[i]?
Jacques Derrida

Paru dans Autrement Revue, n° 102 : «À quoi pensent les philosophes?», dirigé par J. Message, J. Roman et E. Tassin, Paris, novembre 1988.

 Jacques Derrida

 

Vous avez à plusieurs reprises suggéré que le texte philosophique devait être pris comme tel, avant d’être dépassé vers la pensée qui le porte. Vous avez été ainsi conduit à lire les textes philosophiques du même œil que des textes généralement considérés comme «littéraires», et à reprendre ces derniers dans des problématiques philosophiques. Y a-t-il une écriture spécifiquement philosophique, et en quoi se distinguet-elle d’autres formes d’écriture? Le souci de la littéralité ne nous détourne-t-il pas de la fonction démonstrative du discours philosophique? Ne risque-t-on pas ainsi de gommer la spécificité des genres, et de soumettre tous les textes à une même mesure?

Jacques Derrida: Tous les textes sont différents. Il faut essayer de ne jamais les soumettre à «une même mesure». Ne jamais les lire «du même œil». Chaque texte appelle, si on peut dire, un autre «œil». Certes, dans une certaine mesure, il répond aussi à une attente codée, déterminée, à un œil et à une oreille qui le précèdent et le dictent, en quelque sorte, ou l’orientent. Mais pour certains textes rares, l’écriture tend aussi, pourrait-on dire, à dessiner la structure et la physiologie d’un œil qui n’existe pas encore et auquel l’événement du texte se destine, pour lequel il invente parfois sa destination, autant qu’il se règle sur elle. À qui un texte s’adresse-t-il? Jusqu’à quel point cela peut-il se déterminer, du côté de 1’«auteur» ou du côté des «lecteurs»? Pourquoi un certain «jeu» reste-t-il irréductible et même indispensable dans cette détermination même? Questions aussi historiques, sociales, institutionnelles, politiques.

Pour m’en tenir aux types que vous évoquez, je n’ai jamais assimilé un texte dit philosophique à un texte dit littéraire. Les deux types me paraissent irréductiblement différents. Encore faut-il savoir que les limites entre les deux sont plus complexes (par exemple je ne crois pas que ce sont des genres, comme vous le suggérez) et surtout moins naturelles, anhistoriques ou données qu’on ne le dit ou le croit. Les deux types peuvent s’entrelacer dans un même corpus selon des lois et des formes dont l’étude est non seulement intéressante et nouvelle mais indispensable si on veut encore se référer à l’identité de quelque chose comme un «discours philosophique» en sachant de quoi l’on parle. Ne faut-il pas s’intéresser aux conventions, aux institutions, aux interprétations qui produisent ou maintiennent cet appareil de limitations, avec toutes les normes et donc toutes les exclusions qu’elles induisent? On ne peut aborder cet ensemble de questions sans se demander à un moment ou à un autre : «Qu’est-ce que la philosophie?» et «Qu’est-ce que la littérature?» Difficiles et plus ouvertes que jamais, ces questions ne sont en elles-mêmes, par définition et si du moins on les poursuit de façon effective, ni simplement philosophiques ni simplement littéraires. J’en dirai de même, en dernière instance, pour les textes que j’écris, du moins dans la mesure où ils sont travaillés ou dictés par la turbulence de ces questions. Ce qui ne veut pas dire, du moins je l’espère, qu’ils renoncent à la nécessité de démontrer, aussi rigoureusement que possible, même si les règles de la démonstration n’y sont plus tout à fait, ni surtout constamment, les mêmes que dans ce que vous appelez un «discours philosophique». Même à l’intérieur de celuici, vous le savez, les régimes de démonstrativité sont problématiques, multiples, mobiles. Ils forment eux-mêmes l’objet constant de toute l’histoire de la philosophie. Le débat qui s’est développé à leur sujet se confond avec la philosophie même. Pensez-vous que pour Platon, Aristote, Descartes, Hegel, Marx, Nietzsche, Bergson, Heidegger ou Merleau-Ponty les règles de la démonstrativité devaient être les mêmes? Et la langue, la logique, la rhétorique?

Ce n’est pas réduire le «discours philosophique» à la littérature que de l’analyser dans sa forme, ses modes de composition, sa rhétorique, ses métaphores, sa langue, ses fictions, tout ce qui résiste à la traduction, etc. C’est même une tâche encore largement philosophique (même si elle ne reste pas philosophique de part en part) que d’étudier ces «formes» qui sont plus que des formes, ainsi que les modalités selon lesquelles, interprétant la poésie et la littérature, assignant à ces dernières un statut social et politique, cherchant à les exclure de son propre corps, l’institution académique de la philosophie a revendiqué sa propre autonomie, pratiqué la dénégation par rapport à sa propre langue, à ce que vous appelez la «littéralité» et à l’écriture en général, méconnaissant les normes de son propre discours, les rapports entre la parole et l’écriture, les procédures de canonisation des textes majeurs ou exemplaires, etc. Ceux qui protestent contre toutes ces questions entendent protéger une certaine autorité institutionnelle de la philosophie, telle qu’elle s’est immobilisée à un moment donné. En se protégeant contre ces questions, et contre les transformations qu’elles appellent ou supposent, c’est aussi contre la philosophie qu’ils protègent l’institution. De ce point de vue, il m’a paru intéressant d’étudier certains discours, ceux de Nietzsche ou de Valéry par exemple, qui tendent à considérer la philosophie comme une espèce de littérature. Mais je n’y ai jamais souscrit et je m’en suis expliqué. Ceux qui m’accusent de réduire la philosophie à la littérature ou la logique à la rhétorique (voyez par exemple le dernier livre d’Habermas, Le discours philosophique de la modernité, tr. fr. Gallimard, 1988) ont visiblement et soigneusement évité de me lire.

Inversement, je ne crois pas que le mode «démonstratif» ni même la philosophie en général soient étrangers à la littérature. De même qu’il y a des dimensions «littéraires» et «fictionnelles» dans tout discours philosophique (et toute une «politique» de la langue, une politique tout court s’y abrite en général), de même, il y a des philosophèmes à l’œuvre dans tout texte défini comme «littéraire», et déjà dans le concept somme toute moderne de «littérature».

Cette explication entre «philosophie» et «littérature» n’est pas seulement un problème difficile que je tente d’élaborer comme tel, c’est aussi ce qui prend dans mes textes la forme d’une écriture qui, pour n’être ni purement littéraire ni purement philosophique, tente de ne sacrifier ni l’attention à la démonstration ou aux thèses ni la fictionnalité ou la poétique de la langue.

En un mot, pour répondre à la lettre même de votre question, je ne crois pas qu’il y ait «une écriture spécifiquement philosophique», une seule écriture philosophique dont la pureté soit toujours la même et à l’abri de toute sorte de contaminations. Et d’abord pour cette raison massive: la philosophie se parle et s’écrit dans une langue naturelle, non dans une langue absolument formalisable et universelle. Cela dit, à l’intérieur de cette langue naturelle et dans ses usages, certains modes se sont imposés avec force (et il y a là un rapport de force) comme philosophiques. Ces modes sont multiples, conflictuels, inséparables du contenu même et des «thèses» philosophiques. Un débat philosophique est aussi un combat pour imposer des modes discursifs, des procédures démonstratives, des techniques rhétoriques et pédagogiques. Chaque fois qu’on s’est opposé à une philosophie, ce fut non seulement mais aussi en contestant le caractère proprement, authentiquement philosophique du discours de l’autre.

 

Vos travaux récents semblent marqués d’un souci grandissant pour la question de la signature, du nom propre. En quoi cette question pèset-elle dans le champ de la philosophie, où, on a longtemps considéré les problématiques comme impersonnelles, et les noms propres de la philosophie comme les emblèmes de ces problématiques?

Jacques Derrida: Dès le départ, une nouvelle problématique de l’écriture ou de la trace devait communiquer, de façon étroite et strictement nécessaire, avec une problématique du nom propre (elle est déjà thématique et centrale dans De la grammatologie) et de la signature (surtout depuis Marges...). C’est d’autant plus indispensable que cette nouvelle problématique de la trace passe par la déconstruction de certains discours métaphysiques sur le sujet constituant avec tous les traits qui le caractérisent traditionnellement: identité à soi, conscience, intention, présence ou proximité à soi, autonomie, rapport à l’objet. Il s’agissait donc de re-situer ou de ré-inscrire la fonction dite du sujet, ou, si vous voulez, de ré-élaborer une pensée du sujet qui ne fût ni dogmatique ou empiriste, ni critique (au sens kantien) ou phénoménologique (cartésiano-husserlienne). Mais simultanément, tout en prenant en compte les questions que Heidegger adresse à la métaphysique du subjectum comme support de représentations, etc., il m’a semblé que ce geste de Heidegger appelait de nouvelles questions.

D’autant plus que, malgré bien des complications dont j’ai essayé de tenir compte, Heidegger reproduit en fait le plus souvent (par exemple dans son «Nietzsche») le geste classique et académique qui consiste à dissocier une lecture «interne» du texte ou de la «pensée», voire une lecture immanente du système d’une part, et une «biographie» qui reste au fond accessoire et externe d’autre part. C’est ainsi qu’en général, dans l’université, on juxtapose une sorte de récit classique, parfois «romancé», de la «vie des grands philosophes» à une lecture philosophique systématique, voire structurale, qu’on organise soit autour d’une intuition unique et géniale (motif en somme commun à Bergson et à Heidegger), soit autour d’une «évolution» — en deux ou trois temps.

J’ai essayé d’analyser les présuppositions de ce geste et d’engager des analyses autour des bordures, des limites, des cadrages et des marginalisations de toute sorte dont s’autorisaient en général ces dissociations. Les questions de la signature et du nom propre me paraissent en effet propices à cette réélaboration. La signature en général n’est ni simplement intérieure à l’immanence du texte signé (ici, par exemple, le corpus philosophique), ni simplement détachable et extérieure. Dans chacune de ces deux hypothèses, elle disparaîtrait comme signature. Si votre signature n’appartient pas d’une certaine manière à l’espace même que vous signez et qui est défini par un système symbolique de conventions (la lettre, la carte postale, le chèque ou toute autre attestation), elle n’a aucune valeur d’engagement. Si, en revanche, votre signature était simplement immanente au texte signé, inscrite en lui comme une de ses parties, elle n’aurait pas davantage la force performative d’une signature. Dans les deux cas (dehors ou dedans), vous vous contenteriez d’indiquer ou de mentionner votre nom, ce qui n’est pas signer. La signature n’est ni dedans ni dehors. Elle se situe sur une limite qui se définit par un système et une histoire de conventions; je me sers encore pour faire vite de ces trois mots, système, histoire et convention, mais on ne saurait les accréditer sans question dans la problématique dont je parle.

Il fallait donc s’intéresser à ces problèmes: «convention» et «histoire» d’une topologie, des bordures, des cadrages, mais aussi responsabilité et force performative. Il fallait aussi les soustraire aux oppositions ou aux alternatives dont je viens de parler. Comment opère une signature? La chose est compliquée, toujours différente, justement, d’une signature et d’un idiome à l’autre, mais c’était la condition indispensable pour préparer un accès rigoureux aux rapports entre un texte et son «auteur», un texte et ses conditions de production, qu’elles soient, comme on disait, psychobiographiques, ou socio-historico-politiques. Ceci vaut en général pour tout texte et tout «auteur», mais demande ensuite bien des spécifications selon les types de textes considérés. Les distinctions ne passent pas seulement entre textes philosophiques et littéraires mais aussi à l’intérieur de ces types et, à la limite — la limite de l’idiome —, entre tous les textes, qui peuvent aussi être juridiques, politiques, scientifiques (et différemment selon les différentes «régions», etc.). En esquissant cette analyse par exemple du côté de Hegel ou de Nietzsche, de Genet, de Blanchot, d’Artaud, de Ponge, j’ai proposé un certain nombre d’axiomes généraux tout en m’efforçant de tenir compte de l’idiome ou du désir d’idiome dans chacun des cas. Je cite ici ces exemples parce que le travail concernant la signature y passe aussi par le nom propre au sens courant, je veux dire le patronyme dans la forme où je viens de le citer. Mais sans pouvoir reconstituer ici ce travail, je voudrais préciser quelques points et rappeler quelques précautions.

a. Même quand le signifiant du nom propre, sous sa forme publique et légale, s’expose à cette analyse de la signature, celle-ci ne s’y réduit pas. Elle n’a jamais consisté à écrire, simplement, son nom propre. C’est pourquoi, dans mes textes, les références au signifiant du nom propre, même si elles paraissent occuper le devant de la scène, restent préliminaires, d’une importance au fond limitée: aussi souvent que possible, je marque ma méfiance à l’égard des jeux faciles, abusifs ou complaisants auxquels cela peut donner lieu.

b. Le «nom propre» ne se confond pas nécessairement avec ce que nous désignons couramment ainsi, à savoir le patronyme officiel et inscrit à l’état civil. Si l’on appelle «nom propre» l’ensemble singulier des marques, traits, appellations à l’aide desquels quelqu’un peut s’identifier, s’appeler lui-même ou encore être appelé, sans les avoir totalement choisis ou déterminés lui-même, vous voyez bien la difficulté. Il n’est jamais sûr que cet ensemble se rassemble, qu’il n’y en ait qu’un, qu’il ne reste pas secret pour certains, voire pour la «conscience» du porteur, etc. Cela ouvre à l’analyse un champ formidable.

c. Une possibilité reste donc ouverte: que le nom propre n’existe pas en toute pureté et que la signature demeure finalement impossible en toute rigueur, si du moins on suppose encore qu’un nom propre doit être absolument propre, une signature absolument autonome (libre) et purement idiomatique. Si, pour des raisons que j’essaie d’analyser, il n’y a jamais d’idiome pur, en tout cas d’idiome que je puisse me donner ou inventer dans sa pureté, alors il s’ensuit que les concepts de signature et de nom propre, sans être pour autant ruinés, doivent être réélaborés. Cette réélaboration, me semble-t-il, peut donner lieu à de nouvelles règles, à de nouvelles procédures de lecture, notamment en ce qui concerne les rapports de 1’«auteur» philosophe avec son texte, la société, les institutions d’enseignement et de publication, les traditions, les héritages, mais je ne suis pas sûr que cela puisse donner lieu à une théorie générale de la signature et du nom propre, sur le modèle classique de la théorie ou de la philosophie (méta-langage formalisable, constatif et objectif). Car, pour les raisons mêmes que je viens de rappeler, ce nouveau discours sur la signature et le nom propre doit être à nouveau signé et comporter en lui-même une marque de l’opération performative qu’on ne peut pas soustraire simplement et totalement de l’ensemble considéré. Cela ne conduit pas au relativisme mais imprime une autre courbure au discours théorique.

 

Vous avez inscrit vos travaux sous le titre de la «déconstruction», en opposant explicitement cette thématique à la thématique heideggerienne de la destruction. Du «retrait» au «pas», de «la carte postale» à «l’envoi», des «marges» aux «parages», la déconstruction tisse un réseau de plus en plus serré de noms qui ne sont ni des concepts, ni des métaphores, mais semblent plutôt des points de repère, ou des balises. L’activité déconstructrice s’apparente-t-elle à celle de l’arpenteur, ou du géomètre? Cette «spatialisation» du rapport à la tradition ne renforcet-elle pas l’idée d’une «clôture» de cette tradition, au détriment d’une perception plus différenciée de la pluralité des filiations?

Jacques Derrida: Oui, le rapport de la «déconstruction» à la «destruction» heideggerienne a toujours été marqué, depuis plus de vingt ans, par des questions, des déplacements, voire, comme on dit parfois, des critiques. Je l’ai encore rappelé au début de De l’esprit (Galilée, 1987) mais c’était déjà le cas depuis De la grammatologie (1967). La pensée de Heidegger reste néanmoins pour moi l’une des plus rigoureuses, provocantes et nécessaires de ce temps. Je me permets de rappeler ces deux choses pour dire à quel point je trouve choquantes et ridicules toutes les classifications simplistes, les homogénéisations hâtives auxquelles certains se sont livrés au cours des derniers mois (je ne parle pas seulement des journaux). Ces abus et cette grossièreté sont aussi menaçants que l’obscurantisme même, et cette menace est aussi morale que politique, pour ne rien dire de la philosophie elle-même.

Pour reprendre vos mots, si le «réseau» que vous évoquez ne se réduit ni à un tissu de concepts ni à un tissu de métaphores, je ne sais pas s’il consiste seulement en «points de repère» ou «balises». J’aurais été tenté de vous demander ce que vous entendez par là. La phrase suivante, dans votre question, semble indiquer que vous privilégiez par ces mots le rapport à l’espace et, dans l’espace, à l’expérience du «géomètre» ou de 1’«arpenteur». Mais vous savez bien que le géomètre n’est plus un «arpenteur» (L’origine de la géométrie, de Husserl, traduction et introduction, PUF, 1962) et qu’il y a beaucoup d’autres expériences de l’espace que ces deux-là.

Mais je voudrais auparavant revenir sur cette question du concept et de la métaphore, à laquelle vous venez de faire allusion. Deux précisions: je n’ai jamais réduit le concept à la métaphore ou, comme m’en accuse encore récemment Habermas, la logique à la rhétorique (pas plus, nous le disions plus haut, que la philosophie à la littérature). Ceci est clairement dit en de nombreux lieux, en particulier dans «La mythologie blanche» (in Marges, Minuit, 1972) qui propose une tout autre «logique» des rapports entre concept et métaphore. Je dois me contenter d’y renvoyer ici. Quelle que soit en effet mon attention aux questions et à l’expérience de l’espace - qu’il s’agisse de L’Origine de la géométrie, de l’écriture, de la peinture, du dessin (La Vérité en peinture, Flammarion, 1978)-, je ne crois pas que 1’«espacement» dont je parle soit simplement «spatial» ou «spatialisant». Il permet sans doute de réhabiliter, si on peut dire, la spatialité que certaines traditions philosophiques avaient subordonnée, secondarisée, voire ignorée. Mais, d’une part, 1’«espacement» dit aussi le devenir-espace du temps lui-même; il intervient, avec la différance, dans le mouvement de la temporalisation elle-même; l’espacement est aussi le temps, pourrait-on dire. D’autre part, irréductible en tant qu’intervalle différentiel, il rompt la présence, l’identité à soi de toute présence, avec toutes les conséquences que cela peut avoir. On peut les suivre dans les champs les plus différents.

J’avoue maintenant que je ne vois pas très bien en quoi ce geste, qui n’est certainement pas une «spatialisation», pourrait marquer la «clôture» de la «tradition». L’espacement différentiel indique au contraire l’impossibilité de toute clôture. Quant à la «pluralité des filiations», et à la nécessité d’une «perception plus différenciée», cela aura toujours été mon «thème» en quelque sorte, en particulier sous le nom de dissémination. Si on prend l’expression «pluralité des filiations» dans sa lettre familiale, c’est quasiment le «sujet», même de La Dissémination, de La Pharmacie de Platon et surtout de Glas et de La Carte postale. Si on prend les choses de plus haut ou de plus loin (j’essaie de comprendre l’arrière-pensée de votre question), j’ai toujours distingué la «clôture» de la fin (De la grammatologie) et souvent rappelé que la tradition n’était pas homogène (d’où mon intérêt pour tous les textes non canoniques et qui déstabilisent la représentation qu’une certaine tradition dominante se donnait d’elle-même). J’ai souvent dit combien me paraît problématique l’idée de LA métaphysique et le schème heideggerien de l’épochalité de l’être, ou de l’unité rassemblée d’une histoire de l’être, même s’il faut prendre en compte cette «auto»-interprétation dans sa prétention, son désir, sa limite ou son échec. Je mets «auto» entre guillemets parce que c’est toujours cette identité et surtout cette identité à soi, ce pouvoir de réflexivité transparente, exhaustive ou totalisante qui se trouvent ici en question.

 

Vos recherches récentes portent sur la «nationalité philosophique». En quoi la langue vous paraît-elle constitutive d’une identité? Y at-il une philosophie française?

Jacques Derrida: Tout dépend évidemment de ce qu’on entend par langue. Et aussi, pardonnez-moi, par «identité» et par «constitution». Si, comme je crois le comprendre, par identité vous entendez identité d’une «nationalité philosophique» ou plus largement d’une tradition philosophique, je dirais que la langue, bien entendu, y joue un rôle fort important. La philosophie trouve son élément dans la langue dite naturelle. Elle n’a jamais pu se formaliser intégralement dans une langue artificielle malgré quelques tentatives passionnantes dans l’histoire de la philosophie. Il est vrai aussi que cette formalisation (selon des codes artificiels constitués au cours d’une histoire) est toujours, jusqu’à un certain point, à l’œuvre. Ce qui fait de la langue ou des langues philosophiques des sous-ensembles plus ou moins bien délimitables et cohérents dans les langues ou plutôt les usages des langues naturelles. Et on peut trouver des équivalents et des traductions réglées entre ces sous-ensembles d’une langue naturelle à l’autre. Des philosophes allemands et français peuvent ainsi se référer à des conventions plus ou moins anciennes et stables pour traduire leurs usages respectifs de certains mots à grande teneur philosophique. Mais vous savez tous les problèmes que cela soulève et ils ne se distinguent pas du débat philosophique lui-même.

Si d’autre part, on ne pense pas simplement en dehors de tout langage et de toute langue (proposition qu’il faudrait néanmoins accompagner de nombreuses précautions mais je ne peux le faire ici), alors, bien sûr, une identité, et surtout une identité nationale en philosophie ne se constitue pas hors de l’élément de la langue.

Cela dit, je ne crois pas qu’on puisse établir une correspondance simple entre une tradition philosophique nationale et une langue, au sens courant de ce terme. Les traditions dites «continentales» et anglo-saxonnes (ou de philosophie analytique), pour me servir d’appellations massives et grossières, se partagent aussi bien, et de façon très inégale, l’anglais, l’allemand, l’italien, l’espagnol, etc. La «langue» (je veux dire le sous-code) de la philosophie analytique ou de telle ou telle tradition (anglo-américaine: Austin ; austro-anglo-américaine: Wittgenstein) est engagée dans un rapport de surdétermination par rapport à la langue dite nationale, elle-même parlée par les citoyens de pays différents (l’anglais des Américains, la francophonie non française). Cela explique que parfois se développe hors de la langue dite d’origine (du texte original) une tradition de lecture qui reste difficile à réassimiler par ceux-là mêmes qui parlent ou croient parler cette langue d’origine. C’est vrai de façon très différente pour Wittgenstein et pour Heidegger. Les «lectures» ou les «réceptions» françaises de Heidegger rencontrent une grande résistance (comme Heidegger lui-même, et pour des raisons qui ne sont pas seulement politiques) en Allemagne. Quant aux spécialistes français de Wittgenstein, ni les germanophones ni les anglophones ne s’y intéressent beaucoup, sans qu’on puisse même dire qu’ils y résistent.

Alors, y a-t-il une philosophie française? Non, moins que jamais si l’on considère l’hétérogénéité, la conflictualité aussi, qui marque toutes les manifestations dites philosophiques : les publications, les enseignements, les formes et les normes discursives, les liens aux institutions, au champ socio-politique, au pouvoir médiatique. On aurait même du mal à établir une typologie ; et tout essai de typologie supposerait justement une interprétation qui prendrait parti dans le conflit. Elle rencontrerait aussitôt une hostilité prévisible à peu près de tous côtés. Aussi, bien que j’aie ma petite idée là-dessus, je ne prendrai pas ce risque ici, maintenant. En revanche, malgré tous les débats et combats sur des «positions» ou sur des «pratiques» philosophiques, qui peut nier qu’il y a une configuration de la philosophie française, et que dans son histoire, malgré la succession des hégémonies, la mobilité des courants dominants, cette configuration constitue une tradition, à savoir un élément relativement identifiable de transmission, de mémoire, d’héritage? Pour l’analyser, il faudrait prendre en compte un très grand nombre de données toujours surdéterminables, historiques, linguistiques, sociales, à travers des institutions très spécifiques (qui ne sont pas seulement celles de l’enseignement et de la recherche), mais sans jamais oublier cette surdétermination plutôt capitale, ce qu’on appelle la philosophie, s’il y en a! C’est trop difficile et trop brûlant pour que je m’y risque ici en quelques phrases. Je crois que l’identité de la philosophie française n’a jamais été mise à aussi rude épreuve qu’aujourd’hui. Les signes de crispation du pouvoir universitaire dans ses instances officielles le manifestent aussi bien et souvent dans le même sens qu’une certaine agressivité journalistique. Pour ne prendre qu’un exemple actuel, je citerai l’interdiction faite encore récemment (par le CNU) à Lacoue-Labarthe et à Nancy, c’est-à-dire à des philosophes dont l’œuvre est reconnue et respectée en France et à l’étranger depuis de longues années, de devenir professeurs d’université. À travers ces signes de guerre parfois dérisoires et qui finalement ne paralysent rien que ce qui est déjà inerte et paralysé, la «rude épreuve» dont je parlais à l’instant confère sa singularité même à cette chose qu’on appelle la «philosophie française». Elle appartient à un idiome qu’il est, comme toujours, plus difficile de percevoir de l’intérieur qu’à l’étranger. L’idiome, s’il y en a, n’est jamais pur, choisi ou manifeste de son propre côté, justement. L’idiome est toujours et seulement pour l’autre, d’avance exproprié (ex-approprié).

 


 

[i] [Paru dans Autrement Revue, n° 102 : «À quoi pensent les philosophes?», dirigé par J. Message, J. Roman et E. Tassin, Paris, novembre 1988. Le texte fut introduit ainsi : «À repenser les textes qui l’ont constituée en tradition, la philosophie se découvre solidaire d’une écriture. Qu’en est-il des limites, de la clôture du discours philosophique? Jacques Derrida a écrit quatre réponses.»]

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