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Istrice 2. Ick bünn all hier

Jacques Derrida
Entretien avec Maurizio Ferraris, publié dans Aut aut, 235, janvier-février 1990, à la suite de la publication de «Che cos’è la poesia? Risponde Jacques Derrida »

 Martin Heidegger

 

I

«Surtout ne laisse pas reconduire le hérisson dans le cirque ou dans le manège de la poiesis: rien à faire [poiein], ni “poésie pure”, ni rhétorique pure, ni reine Sprache, ni “mise-en-œuvre-de-la-vérité”[i].» Dans l’Origine de l’œuvre d’art, et à travers l’idée de l’œuvre comme mise-en-œuvre-de-la-vérité, Heidegger accentue le côté sérieux de la poésie qui la mettrait à l’abri de l’irresponsabilité caractéristique de la littérature et de l’imagination: «Mais le Poème, ce n’est pas un quelconque vagabondage de l’esprit inventant çà et là ce qui lui plaît; ce n’est pas un laisser-aller de la représentation et de l’imagination aboutissant à l’irréel [...] C’est ici, à partir du regard essentiel sur l’essence de l’œuvre et son rapport à l’avènement de la vérité de l’étant, que l’on peut se demander si l’essence du Poème - et ceci veut dire en même temps: du projet — peut être pensée avec une portée suffisante quand on la dérive de l’imagination dans ses divers degrés d’intensité[ii]»

Projet, poétique et politique sont réunis de la façon la plus étroite grâce à cette définition de l’art comme mise-en-œuvre-de-la-vérité et à un abaissement de l’esthétique comme jeu. On n’est pas si loin, me semble-t-il, de ce passage du Discours de rectorat que vous citez dans De l’esprit et où Heidegger écrit que l’«“esprit”, ce n’est ni la sagacité vide, ni le jeu gratuit de la plaisanterie (das unverbindliche Spiel des Witzes), ni le travail d’analyse illimité de l’entendement, ni même la raison du monde, mais l’esprit est l’être-résolu à l’essence de l’être[iii]». Ainsi que l’Esprit, la poésie promeut une Versammlung, un recueil pensant qui va au-delà de la dispersion, de la lettre et de l’irresponsabilité; car le logos n’est tel que dans la mesure où il recueille (et Heidegger souligne dans Identité et différence que le logos est très précisément ce qui réunit tout dans l’universel; dans Qu’est-ce que la métaphysique? et ailleurs, il spécifie spéculairement que la science, qui ne pense pas, et partage précisément une certaine irresponsabilité du unverbindliche Spiel des Witzes, est désormais complètement dispersée, tenue seulement de manière formelle par l’organisation des facultés. Et c’est cette dissolution, qu’on doit prendre à la lettre comme une absence de lien, qui est à l’origine de la crise.).

Jacques Derrida: Il y avait un hérisson dans votre toute première phrase, il est passé très vite à l’ouverture de cet entretien. En mémoire de ce hérisson, que naguère vous aviez bien voulu provoquer et traduire, permettez-moi d’abord une parenthèse. Elle concerne justement la mémoire du hérisson. Dans Che cos’è la poesia, la figure de cet animal semble annoncer, comme en silence, quelque chose du «par cœur» et de la mémoire. Or assez longtemps après avoir publié ce texte, j’ai dû me rendre à une étrange évidence: si ce hérisson avait paru surgir devant moi, unique, jeune comme à la création du monde, mais aussi donné en secret pour la première fois, un présent incomparable, en vérité j’avais dû le croiser au moins deux fois. Dans des textes qui comptent beaucoup pour moi. Or je ne m’en suis pas souvenu un seul instant au moment d’écrire. Je n’ai même pas eu le sentiment lointain d’autres hérissons possibles — dans ma mémoire ou dans la littérature. Devant l’épaisseur de cet oubli, qui effaça jusqu’au support du message, je me demande si j’avais même entraperçu au cours de lectures peut-être distraites, les deux autres hérissons qui font maintenant retour comme des revenants, ou bien si une opération de censure efficace ne leur avait déjà imposé en moi l’accident dont ce texte parle. Peu importe. Et il est vrai que sous le même nom, ces deux hérissons n’ont pas grand rapport avec le «mien», ils n’appartiennent pas à la même famille, à la même espèce ou au même genre, encore que ce non-rapport dise quelque chose d’une affinité généalogique profonde, mais dans l’antagonisme, dans la contre-généalogie. Au regard de ces deux hérissons, qui se trouvent être d’ailleurs des hérissons allemands, portant un nom allemand (Igel), celui qui m’est venu est une sorte de contre-hérisson solitaire, d’abord italien ou français.

Qui sont les deux Allemands? Il y a d’abord Schlegel, que je lis ou relis dans L’absolu littéraire (Théorie de la littérature du romantisme allemand), ce très beau livre de P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy[iv]. Il s’agit d’un fragment (206) sur le fragment : «Pareil à une petite œuvre d’art, un fragment doit être totalement détaché du monde environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson[v].» Dans leur Ouverture, et précisément au chapitre intitulé «L’exigence fragmentaire», Lacoue-Labarthe et Nancy soulignent le motif de la totalité indivisible, donc individuelle, la logique de la cohésion cohérente qui commande ce concept du fragment. Leurs propositions me font encore mieux comprendre pourquoi j’ai toujours gardé des réserves à l’égard d’un certain culte du fragment et surtout de l’œuvre fragmentaire qui en appelle toujours à une surenchère d’autorité et de totalité monumentale. Lacoue-Labarthe et Nancy parlent d’une «logique du hérisson» : «La totalité fragmentaire, conformément à ce qu’il faudrait plutôt se risquer à appeler la logique du hérisson, ne peut être située en aucun point: elle est simultanément dans le tout et dans chaque partie. Chaque fragment vaut pour lui-même et pour ce dont il se détache. La totalité c’est le fragment lui-même dans son individualité achevée.» Plus haut, ce hérisson romantique avait des traits kantiens: «Son devoir-être, sinon son être (mais ne faut-il pas entendre qu’il n’a d’être qu’un devoir-être, et que ce hérisson est un animal kantien?), est bien formé par l’intégrité et l’intégralité de l’individualité organique[vi]

Au regard de ce hérisson et de ce qu’il configure (œuvre, individualité organique, fragment total, poésie), celui qui me fut donné à la traversée de cette lettre (Che cos’è la poesia?) paraît bien solitaire et sans famille, il n’a pas la même généalogie. Il n’appartient pas à l’espèce ou au genre, à la généralité de la gens «hérisson». D’abord parce que, indissolublement lié à l’aléa d’une langue et de signifiants qui jouent le rôle de nom propre passager (d’abord Istrice et puis sa traduction fragile en hérisson), venu à l’être par une lettre, ce hérisson «catachrétique» est à peine un nom, il ne porte pas son nom, il joue avec des syllabes, mais ce n’est en tout cas ni un concept ni une chose. En tant que «poématique» et non «poétique», il reste profondément étranger à l’œuvre et à la mise en œuvre de la vérité. Humble et près de la terre, il ne peut que s’exposer à l’accident en cherchant à se sauver, d’abord à se sauver de son nom et à sauver sa venue. Il n’a aucun rapport à soi - c’est-à-dire d’individualité totalisante - qui ne l’expose encore davantage à la mort et à l’être-déchiqueté. Autre logique. Ou plutôt: ce hérisson tout jeune est plus vieux que la «logique». La «logique du hérisson» est un des pièges possible dans l’aventure de cet autre hérisson, de son nom et de son envoi.

Il y a aussi Heidegger. La silhouette d’un Ige/ passe encore plus vite vers la fin de Identität und Differenz, dans Die onto-theologische Verfassung der Metaphysik[vii]. Heidegger mime alors l’objection de quelqu’un qui lui reprocherait de prétendre apporter quelque chose avec la différence entre l’être et l’étant, alors que l’être et l’étant dans leur différence sont toujours déjà (immer schon) là, là-bas où l’on croit arriver, là-bas qui est déjà un «ici» (Ick bünn all hier), ici où l’on fait semblant de parvenir enfin jusqu’à eux. Heidegger fait parler l’objecteur: «Tout se passe comme dans le conte de Grimm Le Lièvre et le Hérisson: “Je suis là” (Es ist hier wie im Grimmschen Märchen vom Hasen und Igel: “Ick bünn all hier”.) » Le conte de Grimm met en effet en scène un hérisson qui, pour être sûr de l’emporter et de gagner la course, délègue sa femelle hérissonne à l’arrivée. L’un ou l’autre pourra toujours crier «je suis là», déjà là, au moment où quelque lièvre aura cru naïvement les précéder à l’arrivée. Le concept, la figure, le sens du hérisson, dans ce cas, quelle que soit sa langue et quel que soit son nom, signifient le «toujours-déjà-là», la structure ou la logique du «toujours déjà» (et qui osera prétendre que cette «objection» à Heidegger est aussi naïve qu’elle paraît quand il s’agit de la mise en œuvre de la vérité?), du «je suis toujours déjà arrivé», ici ou là, ici comme là, «Ick bünn all hier», «Ick bünn all da». Le Da ou le Fort-Da du Dasein appartiendrait à cette «logique» de la destination qui permettrait de dire partout et toujours, «je suis toujours déjà arrivé à destination». Il y aurait beaucoup à dire de la manœuvre ou de la mise en œuvre du couple dans cette stratégie: délégation de la femelle à la fin, à la place de l’arrivée, au terme d’une course ou d’une concurrence qui est d’abord celle du mâle. Mais on ne sait pas quelle voix dit «je suis là». Lui ou elle? Quel est le Geschlecht de cette voix triomphante? L’Istrice qui m’est venu peut à peine dire «Ich», et surtout pas «bünn», et encore moins «hier» et «da». Il attend encore, et n’est assuré d’aucun «toujours déjà». Ce qui ne veut pas dire, bien au contraire, qu’il soit privé de parole, d’être-pour-la-mort, d’êtrejeté (par exemple sur l’autoroute), de Geworfenheit, etc. C’est à peine un hérisson, à proprement parler, ce n’est ni une œuvre ni de la poésie, ni la vérité, seulement une lettre et quelques syllabes promises à la mort par accident. Il n’y a pas, à la fin, de cogito ni d’œuvre pour ce hérisson qui ne saurait se rassembler ou se ressembler assez pour dire «Ich bin hier» ou «ergo sum», «immer schon da»...

La phrase que vous citiez fait en effet allusion, entre autres choses, à ce que Heidegger dit de la «mise en œuvre de la vérité». Il s’agirait ainsi de soustraire ce que j’appelle le poème (ou les poiemata) au manège ou au cirque qui les reconduit circulairement au poiein, à leur source poétique, à l’acte ou à l’expérience de leur mise en œuvre dans la poésie ou dans le poétique. En dissociant le poématique du poétique, on le soustrait, on fait droit à l’expérience au cours de laquelle il se soustrait à l’initiative de la mise en œuvre, de la poiesis, tradition dans laquelle s’inscrit, je crois, L’Origine de l’œuvre d’art. Mais je ne dois pas surcharger de signification cette lettre sur la lettre en istrice: elle doit rester elliptique, à peine sérieuse, poématique à certains égards, à la manière du poème dont elle s’entretient elle-même, c’est-à-dire aveugle (comme il est dit de ce hérisson qui se rappelle Homère), privée de sens et de responsabilité.

Si l’on remet en question l’interprétation du poème comme «mise en œuvre de la vérité», si on y juge irréductible un certain aléa de la lettre qui expose le hérisson à la catastrophe, cela en effet met du même coup en question le motif de la Versammlung. Que ce soit chez Schlegel ou chez Heidegger, il s’agit toujours de ce rassemblement, de cet être-un avec soi, dans toutes ces histoires de hérisson, d’individualité indivisible ou d’être toujours déjà avec soi, dès l’origine ou à l’arrivée de quelque Bestimmung. Je reconnais la force et la nécessité de ce motif de la Versammlung chez Heidegger, d’autant plus qu’il n’exclut jamais la différence, au contraire. Mais aussi tous les enjeux se rassemblent là. Là où la Versammlung ne l’emporte pas, où la force, le Verwalten de la Versammlung ne l’emporte pas, il y a du hérisson et un hérisson solitaire qui n’appartient plus à la famille de Grimm, Schlegel ou Heidegger. A propos de Trakl, Heidegger reconnaît certes le caractère plurivoque (mehrdeutig) de la langue poétique; mais cette plurivocité doit se rassembler dans une univocité supérieure, c’est la condition de la grande poésie. Et Heidegger se montre alors assez méprisant pour les petits poètes qui jouent de la plurivocité. On est un peu surpris de le voir faire l’éloge de la sécurité ou d’une assurance (Sicherheit) garantie par l’univocité (Eindeutigkeit[viii]). C’est-à-dire par la force du rassemblement. Heidegger considérerait sans doute comme un effet de Witz la dissémination du sens dans l’écriture, au-delà de cette polysémie dominée qu’il recommande en somme. Je ne tiens pas un discours en faveur du Witz. Mais l’écrit-hérisson lie à l’aléa l’essence du poématique, non seulement à l’aléa de la langue ou de la nomination, mais à l’aléa de la marque, et c’est ce qui le voue à un «apprendre-par-cœur» dont la lettre n’est pas de part en part nominale, discursive ou linguistique. Dans tout cela, une grande proximité par rapport à Heidegger n’exclut pas quelque inquiétude au sujet de ce qui n’est rien de moins que poésie et vérité (Dichtung und Wahrheit): les choses se jouent entre la Versammlung (c’est-à-dire aussi le logos, pour Heidegger) et la dissémination. Vous avez eu raison de rappeler la condamnation de l’unverbindliche Spiel des Witzes par rapport au sérieux du sacrifice et de l’action fondatrice - par exemple de l’Etat...

 

Permettez-moi de citer le passage complet de l’Origine de l’œuvre d’art auquel je faisais allusion à propos du sacrifice et de la fondation, du sacrifice comme fondation: «Une manière essentielle dont la vérité s’institue dans l’étant qu’elle a ouvert elle-même, c’est la vérité se mettant elle-même en œuvre. Une autre manière dont la vérité déploie sa présence, c’est le geste qui fonde une cité. Une autre manière encore pour la vérité de venir à l’éclat, c’est la proximité de ce qui n’est tout bonnement un étant, mais le plus étant des étants. Une nouvelle manière pour la vérité de fonder son séjour, c’est le sacrifice essentiel. Une dernière manière enfin pour la vérité de devenir, c’est le questionnement de la pensée qui, en tant que pensée de l’être, nomme celui-ci en sa dignité de question. La science, au contraire, n’est pas un avènement inaugural de la vérité, mais toujours le développement et l’exploitation d’une région du vrai déjà ouverte[ix]

Jacques Derrida: Le thème du sacrifice joue dans la pensée de Heidegger un rôle dont on n’a peut-être pas encore mesuré l’enjeu. Il apparaît, de façon discrète mais déterminante, dans l’Origine de l’œuvre d’art, dans certains séminaires sur Hölderlin (Germanien et Der Rhein) et dans Identité et Différence. Dans le premier contexte, «le sacrifice essentiel» (das wesentliche Opfer) est un des quatre modes selon lesquels «la vérité se fonde» (sich gründet). Dans le séminaire sur Hölderlin, et en accord avec le propos de l’Introduction à la métaphysique, il s’agit du sacrifice inévitable des fondateurs. Les fondateurs (Dichter, Denker, Staatsmann) sont ceux qui entendent l’inouï du polemos originaire. Or à leur tour ils ne peuvent être entendus ni tolérés. Ils sont exclus et sacrifiés (le mot «sacrifice» est prononcé au sujet de Hölderlin) par ceux-là mêmes ou par cela même qu’ils fondent. La surdité n’est pas accidentelle mais structurelle. Le fondateur est exclu du fondé, par le fondé même, qui ne peut tolérer le vide abyssal et donc la violence sur lesquels reposent ou plutôt sont suspendues les fondations. Enfin beaucoup plus tard, dans Identité et Différence (La constitution onto-théologique de la métaphysique), quelques pages après l’allusion au hérisson de Grimm, Heidegger définit le dieu des philosophes, la causa sui de l’onto-théologie, comme un Dieu qu’on ne prie pas et auquel on n’offre pas de sacrifice[x]. Ce qui laisse entendre qu’on doit s’adresser par la prière et par le sacrifice au Dieu qui vient ou qui s’annonce au-delà de l’onto-théologie métaphysique.

 

Ick bünn all hier : ici encore c’est Heidegger qui est le premier des Zu-kiinftigen qui sache écouter la voix du Dieu, l’athlète qui reprend le flambeau. Si Œdipe avait un œil de trop, le Denker sacrifié a pour sa part une oreille un peu trop fine. Or, en tant qu’actes de fondation, l’action qui fonde un État, la prière, le sacrifice essentiel et la poésie s’avèrent interchangeables. D’où il s’ensuit peut-être que, sur le plan biographique, le sacrifice — ainsi que l’emphase sur la poésie — représentent la consolation ou le succédané spéculatifs de la faillite politique du rectorat. Une faillite due à l’inaptitude pratique de Heidegger et à son isolement, au sein du parti, au profit d’un Rosenberg ou d’un Bäumler. C’est à partir de ce moment-là qu’il commence à se penser comme un héros sacrifié.

Jacques Derrida: Oui, il se présente, implicitement, comme une victime sacrificielle. Il dit en somme aux Allemands : «Vous sacrifiez Hölderlin, quand l’entendrez-vous enfin?» Cela donne immanquablement à entendre: «Quand entendrez-vous celui qui vous dit cela? Quand cesserez-vous de sacrifier l’intercesseur qui vous rappelle à la parole historiale de Hölderlin?» Cette scène sacrificielle dont la victime est le penseur, sinon le poète historial, s’organise dès 1933-1935.

 

Il me semble que ce mouvement trouve une confirmation très claire dans les Beiträge[xi] des années 1936-1938 où s’entame, en particulier, un processus d’identification avec Nietzsche, cet autre penseur sacrifié. La forme littéraire, organisée en aphorismes subdivisés en vastes chapitres thématiques, est comme telle nietzschéenne: elle mime aussi la structure qu’Elisabeth Förster-Nietzsche avait donnée à sa reconstruction conjecturale du Wille zur Macht: celle qu’avait connue le jeune Heidegger (en particulier à travers la seconde édition augmentée de 1911) et qui continuera à l’impressionner jusqu’à la fin de sa vie (qu’on songe simplement à cette évidence massive: le seul Nietzsche qui compte vraiment aux yeux de Heidegger, c’est le Nietzsche de la volonté de puissance entendue comme couronnement du nihilisme européen). Et cette identification n’est certes pas seulement littéraire. Gadamer aime à rappeler que Heidegger disait à ses proches — qui peut-être ne le comprenaient pas, comme les Allemands avec Hölderlin, ou la mère et la sœur avec Nietzsche — que Nietzsche l’avait anéanti en dévastant son expérience de penseur. Et l’on pourrait se demander si Heidegger n’est pas allé jusqu’à interpréter la dépression psychique qui le frappera après 1945 comme une forme d’identification à l’effondrement nietzschéen ou à la folie douce du dernier Hölderlin; car les aventures d’une psyché ne sont jamais réductibles à une affaire de vicissitudes individuelles, et elles ont toujours quelque chose à voir avec la Seinsgeschichte...

Jacques Derrida: C’est investir de signification destinale toute espèce d’accident. La mort du hérisson «poématique», si on le distingue du hérisson poétique, du fragment total (Schlegel) ou de la mise en œuvre de la vérité (Heidegger), peut ne pas être même un sacrifice. Le sacrifice prend toujours sens dans la vérité d’une destinée historiale, dans une sur-téléologie époquale. Il n’est jamais accidentel. Quand il y a sacrifice, la victime rituelle n’est pas broyée par l’histoire de façon accidentelle, comme sur une autoroute. Même s’il accepte de déclarer qu’il a été «bête», qu’il a fait une bêtise (Dummheit) au moment du nazisme, Heidegger croit encore à la grandeur sacrificielle de son erreur ou de son errance. C’est le sens de sa lettre à Kommerell au sujet de Hölderlin, au moment même où pourtant Heidegger se distingue de Hölderlin. Le désastre de l’accident est encore magnifié ou sublimé, dans un mouvement de dénégation: par la pensée, et comme désastre de la pensée: «Vous avez raison. Cet écrit [celui de Heidegger au sujet de Hölderlin] est un désastre (Unglück). Sein und Zeit fut aussi un accident désastreux. Et toute présentation immédiate de ma pensée serait aujourd’hui le plus grand des désastres. Peut-être y a-t-il là un premier témoignage du fait que mes tentatives parviennent parfois dans la proximité d’une vraie pensée. Toute pensée droite est, à la différence des poètes, dans son effet immédiat un accident désastreux. Par là vous voyez que je ne peux pas m’identifier à Hölderlin, et cela nulle part. Ici est en cours l’exposition d’une pensée à un poète ou l’ex-position va même jusqu’à d’abord poser ce qui est opposé. Est-ce arbitraire ou suprême liberté?[xii]» Cette propension à magnifier l’accident désastreux est étrangère à ce que j’ai appelé l’humilité du hérisson poématique: bas, tout bas, près de la terre, humble (humilis).

 

La notion de Kehre, telle qu’elle apparaît dans le texte aussi névralgique que la Lettre sur l’humanisme (1946) est exemplaire de cette attitude qui tend à imputer au destin et à la grandiloquence de l’histoire de l’être les faits biographiques ainsi que les choix d’un homme. Le tournant, et Heidegger ne se lasse pas de le répéter, ne concerne pas sa vie; le tournant advient dans l’être. Dans la Lettre à Richardson (1962), il insistera encore sur le fait que le tournant s’opère au cœur même de la question, de la Seinsfrage, et qu’il n’a donc pas pu l’inventer, puisqu’elle concerne quelque chose qui dépasse le cadre de sa rupture et simple pensée (de la vie, moins que tout).

Quand advient-il ? La chronologie semble bel et bien confirmer le lien poésie-et-sacrifice. Toujours dans sa Lettre à Richardson, Heidegger soutient qu’il s’est opéré dix ans avant la Lettre sur l’humanisme — et par conséquent à l’époque de l’échec politique et de la rédaction des Beiträge. Ce qui en un sens est encore plus impressionnant, puisque le tournant chez Heidegger (c’est-à-dire dans l’être) ne semble pas induit par la guerre, la défaite et surtout Auschwitz — mais plutôt par la faillite de son projet pédagogico-politique tel que nous le trouvons exposé dans la période qui s’étend de Qu’est-ce que la métaphysique? (1929) à Introduction à la métaphysique (1935): en se fondant sur ce concept de paideia (qui traverse La doctrine de Platon sur la vérité), la pensée trouve sa réalisation dans la politique, et la tâche du philosophe n’est plus simplement de contempler le soleil des idées, mais de redescendre dans la caverne pour le combat en son sein — catabase ou anabase où s’accomplit le mythe platonicien. Ça n’est d’ailleurs pas un hasard si, venant après l’expérience du rectorat, l’Introduction à la métaphysique est déjà traversée par un appel répété à la crise dont le Zusammenbruch de l’idéalisme transcendantal aurait été le symptôme le plus manifeste. C’est au moment précis où la pédagogie politique échoue et finit, que Heidegger se met à parler du tournant, de la poésie, de l’événement et du dernier Dieu. Mais là encore, il s’agit toujours d’une théologie et d’une poétologie en quelque sorte politiques: une théologie politique à la fois négative et résignée, et une poétologie qui vient prendre la place des aspirations actives d’une pensée qui, dans Etre et temps avait révélé certains traits d’un pragmatisme évident.

Jacques Derrida: Sans même revenir au «biographique», l’histoire, 1’«actualité» de notre temps se trouve toujours par Heidegger réinscrite dans l’histoire de l’être. Selon un motif présent depuis 1935 au moins, Zur Seinsfrage (1955) rappelle le fameux fragment 53 d’Heraclite sur le polemos, un fragment qu’il évoque dans une correspondance de 1933 avec C. Schmitt et qu’il n’a cessé de re-traduire en le désanthropologisant et en le dé-théologisant. Le polemos surgit à l’origine des dieux et des hommes, des hommes libres et des esclaves, toujours déjà avant eux. Eh bien, dit-il en 1955, l’écoute juste de ce fragment sur le polemos est plus décisive que les guerres mondiales, l’affrontement atomique, etc.

 

Je cite à nouveau l’Origine de l’œuvre d’art: «La vérité s’institue dans l’œuvre. La vérité ne déploie son être que comme combat entre éclaircie et réserve, dans l’opposition du monde et de la terre. La vérité veut être érigée dans l’œuvre, en tant que combat entre monde et terre. Le combat ne demande pas à être surmonté dans un étant produit expressément à cet effet; il ne demande pas non plus à y être simplement mis à l’abri; mais il veut précisément être institué, inauguré, ouvert à partir de cet étant. Cet étant doit donc avoir en lui les traits essentiels du combat. Dans le combat est conquise l’unité du monde et de la terre. Lorsque s’ouvre un monde, une humanité historiale est appelée à la victoire ou à la défaite, à la bénédiction ou à la malédiction, à la domination ou à la servitude[xiii]» Cela ne vaut pas seulement pour l’ouverture d’un monde historique, mais aussi pour l’acte final, pour la mort, qui ne s’apprend pas par exemple à la guerre, mais est bien plutôt comprise véritablement, en même temps que la guerre, à travers une expérience plus originaire que toute expérimentation empirique: «Aussi les jeunes Allemands qui avaient connaissance de Hölderlin ont-ils pensé et vécu en face de la mort Autre chose que ce que l’opinion publique a prétendu être le point de vue allemand[xiv]

 

II

Ick bünn all hier. Revenons au hérisson et à tout ce qui le caractérise. Peut-être trouve-t-on un hérisson jusque dans l’Origine de l’œuvre d’art, là où Heidegger déclare: «L’homme n’est pas une chose. Il est vrai qu’il nous arrive d’appeler une jeune fille qui entreprend une tâche qui la dépasse ein zu junges Ding (une trop jeune chose), mais c’est parce que, dans ce cas, nous passons à côté de l’humain, en imaginant y trouver plutôt le côté chose de toute chose. Nous hésitons même à appeler chose le chevreuil dans la clairière, le hanneton dans l’herbe, le brin d’herbe lui-même[xv]

L’accident du hérisson est bien peu destinai, et représente un être-pour-la-mort pour le moins anormal.

Jacques Derrida: Je ne voudrais pas re-sémantiser cette lettre. Elle doit rester de peu de sens. Sans secret mais scellée. Il convient aussi de ne pas gorger de vitamines polysémiques un humble et petit mammifère. Ne lui confions aucun message, ce n’est pas un pigeon voyageur qui emporterait très haut, sous bague, un ordre crypté, une loi du cœur ou des renseignements stratégiques. Mais vous avez raison, s’il y a un être-pour-la-mort, c’est pour la mort d’un animal, de quelqu’«un» qu’on appréhende, sans trop savoir ce que cela veut dire, comme un animal, fût-il, comme ce hérisson-là, catachrétique. Chez Heidegger l’être-pour-la-mort, si étrange que cela paraisse, n’est pas 1’être d’un vivant. La mort n’arrive pas à un vivant. L’être pour la mort est réservé à un Dasein dont le phénomène comme tel n’appartient pas essentiellement à l’être-en-vie. Le Dasein n’est pas un animal, pas même, pour l’essentiel, un animal rationale ou un zoon logon ekhon. La catachrèse du hérisson, dans l’aléa même de la lettre et de son nom pour moi, c’est la figure d’un être-pour-la-mort comme vivant, l’irrecevable, me semble-t-il, dans le discours dominant de Heidegger. On retrouve ici les difficultés que celui-ci rencontre avec l’animalité. J’en ai parlé dans De l’esprit ou ailleurs. Je dis «discours dominant» car nous ne devons jamais exclure que des propositions contraires, plus discrètes ou encore implicites, viennent travailler un discours nécessairement hétérogène. Heidegger, certes, fait place à l’accident dans l’impossible possibilité de la mort. Mais cet accident n’est à ses yeux anticipé, appréhendé comme tel que par le Dasein humain auquel est réservée l’expérience de la finitude dans le rapport à la mort. Heidegger dirait: le hérisson ne voit pas venir la mort, la mort ne lui arrive pas. Je le dis aussi d’une autre façon: le hérisson «entend mais ne voit pas venir la mort», il est aussi aveugle qu’Homère mais où passe ici la limite? est-on sûr que le Dasein humain voit venir la mort comme telle? Qu’est-ce que le «comme tel» dans le cas de la mort? Et comment soutenir que le hérisson n’a aucune appréhension de la mort quand il se roule en boule? Il y a donc dans ce passage du hérisson catachrétique un Gespräch virtuel avec l’analytique existentiale du Dasein comme être-pour-la-mort. Pour ce hérisson-ci, il y a du poème. Pour le Dasein tel que Heidegger le délimite, nul poème, seulement de la Dichtung comme mise en œuvre de la vérité. Peut-être de la poésie, du poétique, mais pas de poématique, au sens que j’ai distingué au plus près du hérisson dans sa lettre et dans son terre-à-terre. Il faut choisir, ou plutôt, être attentif à la limite d’un choix que nous n’avons même plus à faire. Le poème, l’expérience poématique, celle dont il est dit «un poème, je ne le signe jamais», le poème sans poésie, seul un hérisson de catachrèse peut encore s’y livrer.

Cela passe encore tout près de Heidegger. Cela traverse la grande autoroute que reparcourt ou ré-inaugure l’ Origine de l’œuvre d’art, cette immense répétition de la grande poétique occidentale. Le hérisson poématique traverse l’autoroute au risque de se faire broyer par un grand discours auquel il ne résiste pas...

 

Il s’agit là d’une autoroute Grèce-Allemagne, Patmos-Messkirch. Ou peut-être s’agit-il de l’une de ces autoroutes que les Allemands avaient fait construire en Normandie, et qui suscitaient — comme elle a pu le raconter elle-même — l’orgueil d’Elfriede Heidegger en août 1955; d’ailleurs la conférence que Heidegger prononça à cette occasion à Cerisy, qui s’intitule Was ist das - die Philosophie?, souligne avec force le lien entre Dichten et Denken. Or, pour autant qu’elle est reliée au déploiement complet de la poétique, il me semble que la réflexion heideggerienne sur la poésie est électivement liée au discours de l’idéalisme allemand (excellence de la parole sur tous les autres arts ; lien poésie-pensée qui fonde aussi bien le décret hégélien sur l’art comme chose du passé que l’annonce heideggerienne de l’art comme mise-en-œuvre-de-la-vérité etc.). Mais cette poétique n’est pas entièrement assimilable aux poétiques de la Renaissance ou de l’époque baroque qui se tournent résolument vers un au-delà de la pensée au moment même où elles insistent obstinément sur l’imitation, et donc sur quelque chose qui n’a rien d’originaire ni de fondamental. Je ne dis pas que ça n’est pas une autoroute mais il me semble qu’il s’agit là d’une autoroute différente.

Jacques Derrida: C’est une autre autoroute mais elle est encore reliée au réseau général par un grand échangeur. La critique de l’imitation par Heidegger est nécessaire, légitime, mais elle répète le fondement le plus originaire de cette mimesis.

 

Est-il toutefois imaginable que les analyses de Heidegger puissent fonctionner de la même manière et sur le même registre si elles s’exerçaient, admettons, sur le Tasse? D’ailleurs, le canon germano-romantique sur lequel travaille de préférence Heidegger est beaucoup plus dispersé que ce qui ressort de ses lectures de Rilke, de Trakl, de Hebel ou de Hölderlin, qui finalement se ressemblent toutes, non pas à cause d’une répétitivité empirique, mais à cause d’une coercition transcendantale du recueil de pensées communes - et ce malgré l’affirmation heideggerienne d’une antithèse radicale de la pensée de l’ouvert chez Rilke et chez Hölderlin. On dirait finalement que la façon dont Heidegger interprète les poètes renvoie à une critique thématique élevée (fondamentalement spirituelle) grâce à laquelle on retrouve toujours la même chose dans des textes et des auteurs pourtant différents - y retrouvant en effet l’idée ou l’esprit qui unifie et efface la lettre: donc, si l’on veut (et Heidegger ne l’aurait certes jamais voulu), l’art comme chose du passé, ce Igel-Hegel toujours déjà sur la ligne d’arrivée de l’interprétation qui affirme: Ick bünn all hier. Je ne désire pas par là porter le blâme sur la critique thématique, mais simplement me limiter à observer que ce thématisme implique une très puissante Versammlung du texte poétique, qui à son tour, comme vous l’avez vous-mêmes rappelé, trouve son excellence dans la Eindeutigkeit. Et c’est ainsi que dans Andenken, Heidegger souligne avec emphase que les variantes de undichtrischen sont: unendlichen, unfriedlichen, unbündigen, unbändigen[xvi] — variantes qui reconduisent paradoxalement à l’unité pour faire de l’union harmonieuse et du recueillement extrême les synonymes ou les symboles de la poésie.

Jacques Derrida: La tendance thématiste est indéniable chez Heidegger. Mais même si on le voulait, on ne peut jamais annuler une telle tendance. Heidegger prête aussi une attention inlassable à l’idiome allemand du poète. Cela résiste à la sémantisation ou à la thématisation et rend ses textes si difficiles et si provocants pour un traducteur. Ce qui se dit du «par cœur» dans Che cos’è la poesia pourrait s’accorder avec un certain propos heideggerien. L’irréductibilité du chant ou de la consonance dans le poème (Gesang), c’est le caractère non sémantique, non substituable de la lettre, en un mot de ce qui doit s’apprendre par cœur. Cela peut consonner avec ce que Heidegger dit de ce lieu où se rassemblent le cœur, la mémoire et la pensée. Mais une autre dimension du «par cœur» (auswendig), le «par cœur» de l’extériorité, du machinique, de l’automaticité — et que je ne dissocie pas de l’autre -, Heidegger l’accepterait plus difficilement. Il y verrait l’autre de la pensée. Tout se joue ici entre deux expériences du cœur et du par cœur. L’une très proche de la pensée - du don, de la venue ou de l’événement, de la mémoire ou de la reconnaissance -, l’autre, que Heidegger assimilerait à l’automaticité ou à la technicité, en tout cas à l’animalité, chose qu’il voudrait tenir à l’extérieur de la Dichtung et de la mémoire pensante. Pour aller très vite, nous retrouverions ici les éléments d’une certaine problématique demanienne que j’ai tenté d’interpréter dans Mémoires, l’opposition entre Erinnerung et Gedächtnis[xvii]. Dans la mesure où cette opposition serait pertinente, c’est plutôt dans le voisinage de l‘Erinnerung que se situe l’interprétation heideggerienne de la mémoire qui ne place jamais Gedächtnis du côté de cette mémoire involontaire que de Man voulait y voir dans une certaine tradition hégélienne.

A partir de la brève allusion que j’y fais dans Che cos’è la poesia, on doit se rappeler la critique heideggerienne de Pascal dans Was heisst Denken? Pascal aurait interprété le cœur à l’intérieur d’une pensée de la science, depuis le projet d’une fondation de la raison scientifique. Et il est vrai que Pascal assigne au cœur la connaissance immédiate des premiers principes mathématiques, c’est-à-dire un rôle fondateur dans l’exercice de cette raison scientifique («Et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie, et qu’elle y fonde tout son discours (Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace, et que les nombres sont infinis; et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit le double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies)[xviii].») Et puis Pascal était français. Il n’a pas de chance aux yeux de Heidegger, pas plus que Descartes ou Bergson.

 

Des Français qui appartiennent donc au peuple des Lettres, éloignés de l’esprit et dispersés dans cette technique dont ils ne parviennent pas à penser l’essence. Mais qu’est-ce alors que l’esprit d’une interprétation? Et que veut dire «interpréter selon l’esprit»? Comme vous le rappelez dans Mémoires, De Man avait lui-même écrit dans l’un de ses premiers essais (Les exégèses de Hölderlin par Martin Heidegger, 1955), à propos de Andenken, que «Hölderlin dit exactement le contraire de ce que Heidegger lui fait dire». C’est là le thème du close reading et de la fidélité à la lettre, qui n’est pas la littéralité, et qui commande la méthode de De Man. Ce que De Man reproche à Heidegger n’est autre qu’une certaine hybris herméneutique qui, à mon avis, dépasse une attention à la lettre qui reste indubitable pour se porter de manière hyperbolique vers l’esprit conçu comme recueillement. Et cela ne concerne pas seulement les poètes: il n’est qu’à penser à l’interprétation de Nietzsche à propos de laquelle Heidegger affirme explicitement[xix] que seuls les profanes peuvent invoquer une prétendue littéralité. Sur le fond, Heidegger a certainement raison, car la notion de sens littéral n’est pas moins invraisemblable et idéaliste que celle, par exemple, de lecteur originaire. Il faut se maintenir dans le cercle de la manière juste. Il semblerait pourtant que cet acharnement contre les profanes vise à les stigmatiser comme des faibles d’esprit, suivant ainsi une voie qui n’est pas moins idéaliste que celle de lecteur originaire, d’intention de l’auteur, ou de sens littéral, etc.

À cet égard on peut citer un exemple très significatif. Il concerne le commentaire heideggerien à «Wie wenn am Feiertage», et il est rapporté par von Herrmann dans sa postface aux Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung[xx].

Répondant à une lettre de Detlev Lüders, Heidegger conclut: «La question reste cependant ouverte de savoir ce qu’est “un texte”, comment il faut le lire et quand il est, en tant que texte, totalement approprié. Ces questions sont si essentiellement liées à la question de l’essence de la langue (Sprache) et de la tradition de la langue que je me suis toujours limité au plus nécessaire quand il y avait quelque chose à noter au sujet de l’interprétation (Interpretation), des élucidations (Erläuterungen), etc. [...] Y a-t-il un texte en soi?»

On peut comprendre l’importance, mais aussi la profondeur des questions herméneutiques ainsi évoquées par Heidegger dans cette réponse, par ailleurs si prompte. Mais la question n’en demeure pas moins: non seulement la question «qu’est-ce qu’un texte?», mais également celle de la position exégétique de Heidegger, qui finit par faire dépendre la lettre de l’esprit dans la mesure où la première n’existe que pour se résoudre — une fois bien comprise - dans le second. Si dans l’ordre des vérités de fait, c’est la lettre qui se présente d’abord, l’esprit, qui est l’origine, n’en constitue pas moins la vérité de droit — cette téléologie qui fait transcendantalement fonction d’archéologie. Or, il me semble que cet appel à l’esprit vivant et à son pouvoir de Versammlung qui surmonte la dispersion de la lettre, traverse toute la philosophie classique allemande, des leçons fichtéennes Über den Unterschied des Geistes und des Buchstabes in der Philosophie (1794 : et nous songeons à la demande d’interpréter Kant selon l’esprit et non selon la lettre) jusqu’aux Erläuterungen de Heidegger, en passant par Schelling, Hegel, Dilthey, Yorck von Wartenburg, Husserl...

 

Jacques Derrida: Il faut en excepter le Nietzsche amoureux des Italiens et des Français. Mais il y en a un autre...

 

Par exemple le Nietzsche qui écrit à Wagner: «C’est à vous et à Schopenhauer que je dois aujourd’hui d’être resté fidèle au sérieux germanique de la vie, à une considération approfondie de cette existence si énigmatique et si problématique.» Ce sérieux germanique n’est-il pas peut-être celui que Heidegger exigera de la critique du unverbindliche Spiel des Witzes? Il ne s’agit pas de mettre en accusation l’«esprit allemand» ou n’importe quelle autre abstraction qui impliquerait une Versammlung encore plus ambiguë que celle qu’on prétend blâmer. Il me semble que si Heidegger et le jeune Nietzsche invoquent ce sérieux germanique, ce n’est pas tant par nationalisme, que parce qu’ils sont classiques — avec tout ce que le classicisme implique, en termes de vitalisme, de sérieux, d’humanisme et de soupçon à l’égard des lettres( Marx n’a jamais su combien il avait raison en affirmant que Feuerbach représentait la fin de la philosophie classique allemande; si ce n’est que ce classicisme ne s’arrête pas avec Feuerbach, ni même avec Marx). Pourquoi dis-je «classicisme»? Dans le Timée, le prêtre de Sais, l’Egyptien, s’adresse à Solon et lui dit que les Grecs sont toujours jeunes, car ils ne sont pas entés sur une civilisation où, comme la civilisation égyptienne, tout est écrit. Avec une parfaite ironie, Platon dégage ce que nous pourrions appeler la scène du classicisme: le classique, c’est l’esprit vivant et toujours actuel qui opère à travers le dialogue et la dialectique, sans être grevé du poids du souvenir et des antiquités immémorables qui retireraient précisément toute actualité au dialogue en en faisant une pure répétition de lettres, de citations et d’éléments non présents à l’esprit. Ce sont tous ces aspects que vous avez admirablement analysés dans la Pharmacie de Platon. Or, ces traits du classicisme dessinent la physionomie et la prosopopée de la philosophie, dans la mesure où Platon fait fonction de héros éponyme tant du classicisme que de la métaphysique. Il n’y a alors rien de surprenant à ce qu’un auteur aussi hellénisant que le premier Nietzsche ait pu soutenir, dans sa Seconde Inactuelle, mais finalement dans tous ses écrits de jeunesse, que la grandeur du monde grec consistait précisément dans le fait d’avoir su dépasser le marasme de l’Orient, la masse de lettres et de cultes démesurés, pour en arriver à une amnésie fondamentale: les Grecs justement sont toujours jeunes, ne sont pas cultivés au sens du XIXe siècle, précisément parce qu’ils disposent d’un savoir toujours actuel; ils ne présupposent rien et ne sont écrasés ni par les lettres, ni par le passé. Ce qui fait que ça n’est pas un hasard si l’Inactuelle de 1874 se termine par une allocution à la jeunesse appelée à devenir grecque et à se débarrasser de cette lourde hérédité d’une tradition que l’historicisme a rendue colossale. Il est alors moins que jamais surprenant que Heidegger referme son Discours de rectorat en se réclamant à son tour de die junge und jüngste Kraft des Volkes, qui s’est mobilisée et mise en route avec cette extraordinaire révolution classiciste. Voilà pourquoi la Lettre sur l’humanisme blâme la civilisation romaine, reprise par les peuples des lettres, précisément du fait que le point de départ de l’humanisme romain n’est pas la jeunesse absolue des Grecs classiques, maïs plutôt la vieillesse alexandrine, ou encore la Grèce déplacée en Egypte qui s’est décrépie et lettrée, c’est-à-dire dénuée de toute actualité: l’humanisme c’est toujours l’hellénisme au sens de Droysen qui a à voir avec cette antiquité déclinante dont - pour le Nietzsche de 1874 - les philosophes se font les disciples. Hölderlin échappe à cet humanisme qui — d’après le Heidegger du Brief - s’exténue encore chez Lessing et chez Goethe (ces deux cosmopolites au sens des Romains antiques), en pensant une classicité encore plus originaire, c’est-à-dire authentiquement grecque, grâce à son enracinement orgueilleux dans le sol souabe. Hölderlin, c’est-à-dire tout aussi bien Heidegger, si nous suivons ce procès d’identification sacrificielle sur lequel vous avez déjà insisté, Le classicisme de Platon, maïs aussi celui de Nietzsche, de Heidegger ou de Husserl (et vous l’avez montré dans La Voix et le phénomène), le paradigme du classique et de la métaphysique ne sont autres que la conscience présente à elle-même, monologiquement consciente-de-soi, que rien - ni les lettres, ni les traditions, ni les index, ni les listes, c’est-à-dire tout ce qui est de l’ordre de la lettre écrite sur le papier mais non dans l’âme — ne saurait déporter loin de soi. C’est la raison pour laquelle Hegel accorde un rôle aussi important à la victoire d’Œdipe sur le Sphinx, symbole de l’Orient, de la vieillesse, d’une conscience qui n’arrive pas à entrer en possession de soi, pour donner finalement un visage d’homme prisonnier d’un corps animal (Il est certain ici aussi que l’animal joue un rôle qui est loin d’être secondaire. Hegel, toujours lui, montre en effet que la naissance du classique comme conscience-de-soi humaine, statue d’homme qui se connaît lui-même, implique la dégradation de l’animal en chasse, sacrifices et métamorphoses — car, en Grèce, l’animal est infiniment inférieur à l’homme conscient-de-soi, ce qui n’était pas le cas de l’Egypte où l’on pouvait, dans une pyramide, enterrer indifféremment un bœuf ou un souverain.). On assiste dès lors à la formation de deux séries: d’un côté, il y a l’esprit, la jeunesse, l’homme, la vie, la Grèce ; de l’autre, il y a la lettre, la vieillesse, l’animal, la mort, et l’Egypte comme royaume de la mort (que la logique elle-même soit, pour Hegel, un royaume des ombres est une autre question qui mériterait peut-être un développement à part).

Pardonnez-moi cette longue digression, et j’en arrive tout de suite à la question. Pour autant qu’il y ait chez Heidegger, comme vous l’avez vous-même rappelé, une attention constante portée à la lettre; et encore que par ailleurs, toute la poétique s’inscrive à l’intérieur d’un cercle classiciste qui semble bien être sans issue — je suis néanmoins persuadé que Heidegger n’aurait jamais pu commenter une poésie comme Spleen («J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans», «[...] mon triste cerveau. / C’est une pyramide, un immense caveau, / Qui contient plus de morts que la fosse commune», «Désormais tu n’es plus, ô matière vivante! / Qu’un granit entouré d’une vague épouvante, / Assoupi dans le fond d’un Saharah brumeux; / Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux, / Oublié sur la carte [...]», etc.). Il l’aurait tout au plus définie — à l’instar de Lukács - comme le signe d’une culture moribonde prête à s’effondrer sur soi (c’est là une expression tirée du Discours de rectorat à propos de la crise moderne): à juste titre d’ailleurs, puisque l’idée de Baudelaire, ou celle de Flaubert, n’est rien d’autre.

Jacques Derrida: Mais soyons prudents, évitons de construire entre nous un axe franco-italien ou une autoroute du sud...

 

III

 

«Si la mort arrive à l’autre et nous arrive par l’autre, l’ami n’est plus qu’en nous, entre nous. En lui-même, par lui-même, de lui-même, il n’est plus, plus rien. Il ne vit qu’en nous. Mais nous ne sommes jamais nous-mêmes, et entre nous, identiques à nous, un “moi” n’est jamais en lui-même, identique à lui-même, cette réflexion spéculaire ne se ferme jamais sur elle-même, elle n’apparaît pas avant cette possibilité du deuil, avant et hors de cette structure d’allégorie et de prosopopée qui constitue d’avance tout “être-en-nous”, “en-moi”, entre nous ou entre soi. [...]

«Et tout ce que nous inscrivons dans le présent vivant de notre rapport aux autres porte déjà, toujours, une signature de mémoires d’outretombe[xxi].» Ce superbe passage d’un de vos derniers livres semble souder la réflexion sur la lettre aux thèmes qui pourraient d’une façon ou d’une autre se rattacher à la philosophie de l’existence. Nous ne sommes en nous-mêmes que comme Andenken, comme lettre morte venue de l’autre; avant tout acte vivant, et avant même la position du cogito (et déjà dans La Voix et le phénomène vous rappeliez que Je suis signifie avant-tout: je suis mortel), nous sommes sollicités ou interpellés par une lettre morte qui nous est adressée — que ce soient les générations qui nous ont précédés, la caducité du langage, ou l’opacité de l’histoire. Cependant, par rapport aux analyses d’Etre et temps, il me semble que cet être-pour-la-mort présente une différence importante: tandis que dans la perspective du deuil, la mort se présente avant tout comme l’expérience d’une expropriation, où l’autre vit en nous, mais où nous sommes déportés de l’autre, et, par conséquent, finalement à moitié morts — chez Heidegger, la mort a une dimension strictement personnelle. C’est là la plus inaliénable des propriétés, car personne ne peut mourir à la place d’un autre, personne ne peut en assumer la mort (Keiner kann dem Anderen sein Sterben abnehmen)[xxii], ce qui constitue le sceau le plus certain du caractère toujours-mien de l’existence.

Jacques Derrida: Ce qui est dit de la mort de l’autre dans Mémoires ne contredit pas nécessairement l’analyse heideggerienne. L’autre meurt de sa propre mort, la substitution est ici impossible, personne ne peut mourir à la place de l’autre, même dans le sacrifice. La différence tiendrait peut-être à l’approche du deuil. Les textes de Heidegger sur le deuil sont très forts et très beaux (non pas dans Sein und Zeit mais dans le séminaire sur Germanien, par exemple, autour du «deuil sacré»[xxiii]). Mais parce qu’elle suppose une réélaboration, plutôt que la simple disqualification du concept de «sujet», la pensée post-freudienne du deuil comme importation de l’autre en moi (selon une tout autre topique et une autre «rhétorique») a peu de chance aux yeux de Heidegger. Cette portée de l’autre mortel «en moi hors de moi» instruit ou institue mon «moi» et mon rapport à «moi» dès avant la mort de l’autre. Cette problématique, que j’essaie d’articuler, notamment dans Glas et dans Mémoires, n’a qu’une affinité très limitée avec celle de Heidegger, je le crois. Je parle du deuil comme de la tentative, toujours vouée à l’échec, un échec constitutif, justement, pour incorporer, intérioriser, introjecter, subjectiver l’autre en moi. Avant même la mort de l’autre, l’inscription en moi de sa mortalité me constitue. Je suis endeuillé donc je suis, je suis - mort de la mort de l’autre, mon rapport à moi est d’abord endeuillé, d’un deuil d’ailleurs impossible. C’est aussi ce que j’appelle l’ex-appropriation, l’appropriation prise dans un double bind : je dois et je ne dois pas prendre l’autre en moi; le deuil est une fidélité infidèle s’il réussit à intérioriser l’autre idéalement en moi, c’est-à-dire à ne pas respecter son extériorité infinie. J’explique cela plus clairement dans Fors, la Préface au Verbier de l’homme aux loups, de Abraham et Torok[xxiv]. J’y suggère que l’opposition entre incorporation et introjection, si féconde qu’elle puisse être, reste limitée dans sa pertinence. Le deuil fidèle de l’autre doit échouer à réussir (échouer, justement, s’il réussissait! échouer pour cause de réussite!). Il n’y a pas d’introjection réussie, il n’y a pas d’incorporation pure et simple. Si on veut reconstruire un concept de sujet «après déconstruction», il faut en tenir compte, former pour cela une logique et une topique assez fortes, souples, articulées, donc désarticulables.

Sans doute la mort de l’autre est-elle irremplaçable. Je ne meurs pas à la place de l’autre qui ne meurt pas à ma place. Mais cette expérience de «ma propre mort», je ne peux la faire en me rapportant à moi-même que dans l’expérience impossible, l’expérience du deuil impossible à la mort de l’autre. C’est parce que je «sais» l’autre mortel que j’essaie de le garder en moi, dans la mémoire. Mais à partir de ce moment, il n’est plus radicalement autre. Dans l’expérience du deuil fatal, originaire et impossible, j’anticipe ma propre mort, je me rapporte à moi comme mortel. Même si je suis seul à mourir, j’appréhende cette solitude à partir de ce deuil impossible. Je ne sais pas si cette «logique» est très heideggerienne. Elle devrait conduire à dire que mon être-pour-la-mort est toujours médiatisé (mais le mot n’est pas très bon, il faudrait dire immédiatement médiatisable): non seulement par le spectacle ou la perception de la mort de l’autre mais dans l’expérience ou dans la structure «inexpérimentable» du deuil impossible. Le deuil serait plus originaire que mon être pour la mort.

 

Ici aussi, Nietzsche est allé très loin lorsqu’il affirme dans Ecce Homo: «Comme mon père je suis déjà mort, comme ma mère je vis encore et je vieillis.» Telle est la fatalité de son existence qui le rend expert en décadence et quant à ces symptômes, grâce à ce père qui était «plutôt un souvenir bienveillant de la vie que la vie elle-même». Mais revenons à Heidegger, point exactement à la mort et au deuil, mais à la mémoire et au vestige. «Was bleibet aber stiften die Dichter»: Heidegger reste ambigu quant à ce reste suspendu entre l’éternel et l’éphémère. Quel rapport cela a-t-il avec le reste auquel vous renvoyez dans vos textes?

Jacques Derrida: Tel que je l’écris, le mot de «reste» est plus proche du Rest allemand, au sens de «résidu», de déchet ou de trace que de bleiben, au sens de la permanence. Le reste n’«est» pas, parce qu’il n’est pas ce qui demeure, dans la stance, la substance, la stabilité. Ce que j’appelle la restance ne vient plus modifier l’être ou la présence de l’être. Cela indique une répétition, une itérabilité plutôt, qui ne s’annonce plus seulement à partir de l’être ou de l’étantité. D’où la estion de la cendre, une cendre sans esprit, sans phénix, sans renaissance et sans destin: peut-être la mort du hérisson, son exposition à la disparition sans reste. Mais entre le reste et le sans-reste, ou entre les deux sens du reste il n’y a plus d’opposition. Le rapport est autre. C’est le motif de Glas ou de Feu la cendre: le reste, c’«est» toujours ce qui peut disparaître radicalement, sans reste au sens de ce qui resterait en permanence (la mémoire, le souvenir, le vestige, le monument). Le reste peut toujours ne pas rester au sens classique du terme, au sens de la substance. C’est à cette condition qu’il y a du reste. À la condition qu’il puisse ne pas rester, qu’il puisse lui arriver de ne pas rester. Un reste est fini - ou ce n’est pas un reste.

 

On pourrait se demander quel motif peut bien conduire à préférer le hérisson au phénix, l’Egypte à la Grèce, l’écriture à la voix, etc., et exposer la logique formelle de l’opposition — si ce n’est un certain ethos, pour le formuler en termes benjaminiens, en faveur des rejetés, c’est-àdire des rejets de l’histoire, de la société, etc.

Jacques Derrida: Par souci de penser le couple - et donc de le remarquer depuis son retrait, son re-trait. Par souci d’explorer ce que vous appelez la logique formelle de la chose, le fonctionnement du couple, pour rejoindre ce point depuis lequel une formalisation reste nécessairement incomplète, ouverte à ce qui vient. Un hérisson peut toujours arriver, il peut toujours m’être donné. Il y a du non-formalisable et le souci vient de là, justement. C’est pour cela même qu’il y a du souci, de 1’intérêt, du désir, de la non-indifférence. On ne peut pas rester dans le couple, ni dans la dialectique, ni dans le tiers. Souci peut-être «éthique», en effet; en tout cas le désir intéressé vient d’un lieu qui n’appartient plus au couple ni au cercle. Dans la mesure du moins où ils seraient pris dans le couple, voire dans le cercle, aucun des noms ne conviendrait plus, l’écriture pas plus que la voix, l’Egypte pas plus que la Grèce.

 

À nouveau sur le passage de Heidegger à la poésie dans le cadre d’une perspective sacrificielle. Au fond, avant son expérience politique, Heidegger s’était bien peu occupé de poésie ; à l’exception, si je ne m’abuse, de Wozu Dichter? de 1946. En tout état de cause, il ne s’en est pas occupé en tant que philosophe, au point de déclarer que Rilke, Trakl et Hölderlin auraient été absolument essentiels à sa formation. On a d’ailleurs vu dans quelles circonstances cet intérêt plus ou moins privé deviendra public; pardonnez-moi la trivialité de ma question qui me semble pourtant inévitable dans une réflexion sur Heidegger et la poésie: le Heidegger déçu et vaincu par la politique qui met les voiles vers la poétique pour trouver en Arcadie un port beaucoup plus sûr n’offre-t-il pas une image conventionnelle et finalement misérable?

Jacques Derrida: Ce passage vers la poétique fait voile, comme vous le dites, vers une poétique qui est aussi une attache, un port d’attache politique, le Hölderlin du Rhin et de Germanie. Et ce passage se fait sur fond de deuil, sur le thème du deuil sacré, et dans une scène de sacrifice. Qu’il s’agisse de ce Hölderlin-là ou de ce Heidegger-ci, il y a toujours quelque adresse au peuple allemand, sinon un discours à la nation allemande. Une adresse qui cherche à instituer son destinataire autant qu’à le révéler à lui-même.

 

Un discours, écrit - comme c’est le cas du commentaire à l’Andenken - en 1943, et qui confère une tonalité livide aux flammes nationalistes du Hölderlin de 1801 et à sa navigation fluviale: l’esprit allemand comme capacité de recueillement, l’esprit qui aime la colonie, qui a poussé jusqu’à Bordeaux où il a connu la chaleur des Grecs, et qui — suivant en cela la découverte des langues indo-européennes — s’est mis en route vers l’Inde comme origine des Germains. L’esprit est feu, répète inlassablement le Heidegger de Andenken suivant Hölderlin. Mais dans ces mêmes pages on lit aussi que l’esprit est ombre, ombre profonde qui sauve la parole poétique de l’excessive lueur du feu céleste. Il me semble que s’enregistre ici une duplicité analogue au combat entre Monde et Terre dans l’Origine de l’œuvre d’art: l’art n’est pas seulement institution et ouverture historique, mais également terre, silence, retrait face aux réalisations historiques d’un peuple, de telle façon que, loin de confirmer la rhétorique du sang et de la terre, cet appel à la Terre en constitue une contestation puissante. Et il faudrait se demander si une telle opposition ne vaudrait pas aussi — si l’on tient compte de la perspective sacrificielle dans laquelle Heidegger s’auto-situe — pour ces deux «voisins» que sont Dichten et Denken - où la poésie, comme la terre, serait finalement le signe d’un retrait face à l’incendie de l’esprit.

Jacques Derrida: L’opposition de la Terre et du Monde, c’est aussi l’opposition entre ce qui se cache et ce qui s’expose, l’abri et l’ouverture. Avec le hérisson catachrétique ou poématique, le topos de la terre est marqué sous l’espèce du «bas». Un bas sans opposition à la hauteur. Est-ce possible? Est-ce encore un ici-bas, mais cette fois un ici-bas sans au-delà? Non, cela doit être autre chose. Un bas qui s’enlèverait — pour tomber, puis retomber — sur le fond du Très haut ou de l’Au-delà, un tel bas ne serait jamais très bas, un très-bas, absolument bas. Un hérisson est bas, très-bas, «humble», humilié peut-être, ce qui veut dire près de la terre, terre-à-terre, mais le bas aussi comme «signifiant», prononcé tout bas, à voix basse, presque sans voix, et puis le cœur qui bat, là-bas, au loin. Le hérisson, tout bas, c’est quelque chose de la terre qui ne s’ouvre pas, pas au «comme tel», une terre sans vérité au sens de la verticalité du ciel et de l’ouvert. Elle peut toujours ne pas s’ouvrir. Cette terre ne s’inscrit pas forcément dans l’opposition Terre/Monde. Non que le hérisson n’ait pas de monde, au sens où Heidegger dit de l’animal qu’il est privé de monde ou qu’il en a peu. Oui, si on peut dire, le hérisson est pauvre en monde puisqu’il est tout bas, près de la terre, mais l’homme aussi. Et l’homme aussi est plus ou moins riche, donc plus ou moins pauvre en monde. Mais c’est vrai, c’est la vérité même, on pourra toujours reconduire ce hérisson dans la logique heideggerienne. Nous l’avons déjà vu, cela peut toujours lui arriver comme un de ses accidents. Comme sa perte. Son salut est sa perte. Plus rien de fortuit a cela et il reste à tirer les conséquences de cette étrange proposition.

Quant au thème du voisinage entre Dichten et Denken, au sens des «parallèles» qui se coupent, il me semble plus tardif. Mais s’il est explicite dans Unterwegs zur Sprache, ce motif est déjà annoncé dans l’Origine de l’œuvre d’art. Se tourner vers le poète, s’adresser à lui dans un Gespräch, c’est un geste à la fois motivé, semble-t-il, par l’histoire politique et par l’aporie de Sein und Zeit, une aporie qui pourtant n’enferme jamais dans l’impasse. Ce qui reste ouvert, c’est la langue...

 

Même une langue de feu, brasier ou allumette; il y a ici une histoire de cendres et de flammes qui mériterait peut-être d’être évoquée. En 1927, Heidegger laisse Etre et temps inachevé ; le texte publié consiste en les deux premières parties de la première section, qui aurait dû comprendre une troisième partie, Temps et être. Des nombreux éléments à notre disposition, on est en droit de supposer que Heidegger avait prévu d’affronter les thèmes de la troisième partie dans ses Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, ce cours professé à Marburg au semestre d’été de 1927, tout de suite après la publication de Etre et temps — et auquel Heidegger attribua toujours un rôle central, au point de le faire sortir comme premier volume de la Gesamtausgabe. Devons-nous considérer ce cours comme le texte de Temps et être? Non, ou du moins, pas d’après Heidegger. Dans sa note philologique à Etre et temps de l’édition critique (1976), von Herrmann écrit que, comme Heidegger le lui avait confié de vive voix, le véritable Temps et être avait été écrit, puis immédiatement brûlé. Cela vient peut-être du fait, bien que cela paraisse peu vraisemblable, qu’en l’espace d’une année Heidegger aurait pu écrire Etre et temps, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, et un troisième ouvrage sur Temps et être.

Jacques Derrida: Je ne vois pas Heidegger brûler un manuscrit, mais je me trompe peut-être et il est intéressant qu’il en parle. Quand il s’agit de brûler, la différence entre le faire et le dire est plus brûlante que jamais.

 


 

[i] Derrida, Jacques, «Che cos'è la poesia?»

[ii] Chemins qui ne mènent nulle part, trad. par W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p. 57.

[iii] L’auto-affirmation de l’université allemande, traduction par Gérard Granel, T.E.R., bilingue, 1982, p. 14.

[iv] Paris, Seuil, 1978.

[v] Ibid., p. 126.

[vi] Ibid., p. 63 et 64.

[vii] Cf. «La constitution onto-théo-logique de la métaphysique», dans Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 296-297. Édition allemande: Identität und Differenz, Pfullingen, Neske, 1967, p. 60.] Je ne sais pas si le hérisson de Ecce Homo appartient à la même famille: à celle de Schlegel, à celle dont parle Heidegger, et surtout à mon humble Istrice. J’en doute, malgré un certain air de famille, en effet, malgré le goût du «oui» et le «oui» au goût, et en dépit de ses origines italiennes. Sa venue dans le texte s’annonce par un discours sur le choix de la nourriture, du lieu et du climat, sur l’instinct de conservation (Selbsterhaltung) qui incline à la défense de soi (Selbstverteidigung). Il faut savoir ne pas voir, ne pas entendre beaucoup de choses (Vieles nicht sehn, nicht hören), il faut savoir ne pas les laisser venir à soi (nicht an sich herankommen lassen). Voilà la sagesse, voilà aussi le «goût», la preuve qu’on n’est pas un «hasard» mais une «nécessité». Elle commande non seulement de dire «non», quand le «oui» serait une marque de désintéressement altruiste ou d’abnégation (Selbstlosigkeit), mais de dire «non» le moins souvent possible. Il faut, pour économiser ses forces, se séparer de ce qui pousse à dire «non» et qui gaspille 1’énergie. Nietzsche alors écrit depuis Turin, il décrit, nomme et date en somme son hérisson de Turin: «Supposez qu’en sortant de chez moi, je trouve, au lieu du calme et aristocratique Turin, la petite ville allemande: mon instinct m’obligerait à me replier sur moi-même pour repousser l’envahissement de tout ce plat et lâche monde. Ou encore, je serais en face de la grande ville allemande, ce stupre en pierre de taille, ce sol où rien ne pousse, où tout s’emporte, bien et mal. Comment ne pas s’y transformer en hérisson (Nietzsche souligne: Müsste ich nicht darüber zum Igel werden?)? — Mais les piquants sont un gaspillage, un double luxe, alors qu’il est loisible non seulement de n’en point avoir mais de tenir les mains ouvertes.» («Pourquoi j’en sais si long», VIII, tr. A. Vialatte, Gallimard, 1942, p. 61.) (Réponse à Maurizio Ferraris, après l’entretien, en aparte, en forme de remerciement et en souvenir de nos rencontres italiennes - à Turin où surgit d’abord la question «Che cos’è la poesia?» et où il me mit tant de fois déjà sur les traces de Nietzsche, à Naples aussi, plus d’une fois, à Palerme, à Lerici et ailleurs. J.D. le 5 juillet 1992.)

[viii] Cf. Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, p. 77.

[ix] Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 48.

[x] Op. cit., p. 306, éd. allemande, p. 70.

[xi] Cf. M. Heidegger, Beiträge zur Philosophie. (Vom Ereignis), éd. F.W.v. Herrmann, Frankfurt, Klostermann, 1989.

[xii] Tr. M. Crépon, in Philosophie, 16, automne 1987, p. 16.

[xiii] Op. cit., p. 49.

[xiv] «Lettre sur l’humanisme», dans Questions III, Paris, Gallimard, 1966, tr. française, R. Munier, p. 115.

[xv] Op. cit., p. 14-15.

[xvi] Cf. M. Heidegger, Gesamtausgabe II.4 : Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, Frankfurt/M., Klostermann 1981, p. 127; Approche de Hölderlin, Paris, Gallimard 1973, p. 162.

[xvii] Cf. «Sign and Symbol in Hegel’s Aesthetics», Critical Inquiry, été 1982 [voir Mémoires pour Paul de Man, Paris, Galillée, 1988, p. 54 et suiv.].

[xviii] Pascal, Pensées, § 282, Paris, Hachette, 1912, p. 459-460.

[xix] Cf. «La sentence de Nietzsche “Dieu est mort”», dans Chemins..., op. cit., p. 176.

[xx] Op. cit., p. 206 et suiv.

[xxi] J. Derrick, Mémoires pour Paul de Man, op. cit., p. 49.

[xxii] Cf. Sein und Zeit, p. 240.

[xxiii] Cf. Les hymnes de Hölderlin: La Germanie et Le Rhin, Paris, Gallimard, 1988, p. 88 et suiv.

[xxiv] Paris, Aubier-Flammarion, 1976.

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