Jacques Derrida

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COMMENT DONNER RAISON?
[i]
Jacques Derrida

 Martin Heidegger

Qui voudrait nous interdire, désormais, de lire Heidegger ? Qui, dès lors, prétend l’avoir déjà lu ? Pour répondre d’un acte à ces questions, mais aussi par souci d’économie, je m’en tiendrai à un texte que je découvre aujourd’hui même. C’est en 1942. Heidegger semble donner raison. Mais il demande qu’on épargne à sa pensée, et il entend alors à toute pensée, le «désastre» d’une «présentation immédiate» :

«Vous avez raison. Cet écrit est un désastre (Unglück). Sein und Zeit fut aussi un accident désastreux. Et toute présentation immédiate (je souligne, J.D.) de ma pensée serait aujourd’hui le plus grand des désastres. Peut-être y a-t-il là un premier témoignage du fait que mes tentatives parviennent parfois dans la proximité d’une vraie pensée»[ii]. Plus haut, la lettre dénonçait une «erreur» dont aurait été «responsable l’interruption de Sein und Zeit avant le pas décisif», erreur de croire ainsi que Heidegger aurait atteint le «salut» dans une quelconque «certitude».

Réponse elliptique à un appel saisissant, admiratif, mais aussi angoissé de Max Kommerell au sujet de Hölderlin (en 1942! Une telle correspondance au sujet de Hölderlin est-elle alors intempestive, distraite et académique, ou au contraire terriblement ajustée à l’année même ? Je n’ai pas de réponse en «oui ou non» à cette question, elle est sans doute mal posée). Kommerell demandait : ne faudraitil pas «commencer par s’entendre préalablement sur ce qu’est à proprement parler un hymne de Hölderlin, avant de pouvoir l’interpréter avec ce souci de la lettre, sublime et monstrueusement insistant, qui constitue le privilège, mais aussi par sa violence, le caractère terrifiant de votre lecture... votre essai pourrait, je ne dis pas qu’il l’est, pourrait même être un désastre». En 1941, il dit aussi à Gadamer que le discours de Heidegger sur Hölderlin «est un accident de chemin de fer productif, devant lequel les gardesbarrières de l’histoire de la littérature doivent lever les bras au ciel (dans la mesure de leur honnêteté)».

Transposons, à peine. Au-delà de ce qui concernerait seulement ou «proprement» (?) Hölderlin, doit-on rester insensible à ces deux voix, à quelque chose qu’elles demandent ou prescrivent, différemment certes, mais toutes deux au bord du plus grand malheur, quand l’égarement absolu reste toujours possible et l’errement peut-être irréversible ? La démesure du pire, qui toujours s’annonce, ces lettres la prédisent, elles la préparent, prévoient la fatale épreuve dans la circonspection, le respect, une sombre nuit de veille et de sacralité suicidaire, le souffle retenu.

Chacun se demande : que se passe-t-il cependant, à ce moment même ? Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? (Intérêt de la raison depuis Kant.)

Sans doute ne doit-on pas, dans certaines situations, suspendre l’impératif du jugement moral ou politique, c’est-à-dire celui d’une «présentation immédiate» — ou presque. Cela ne concerne plus directement Hölderlin ou Sein und Zeit. Cela concerne, ne nous en laissons jamais détourner, le fait nommé nazisme et ce que Heidegger en a pris sur lui dès avant 1933, l’approuvant au moins par son silence en 1942 et encore après la guerre. Sans doute aussi la lettre du penseur reste-t-elle rusée, cherchant à tirer avantage de ce qui pourrait passer pour un aveu de l’humilité. N’empêche, elle nous demande de ne pas «présenter immédiatement» la pensée, de ne pas condamner trop vite une pensée comme si sa présentation, et aussi sa comparution devant la loi, était immédiatement possible sans désastre, comme si on savait ce qu’elle est, qui elle est présentement, tout compte fait. (Mais que puis-je en savoir, et combien aujourd’hui encore font-ils semblant de savoir pour se délivrer sans attendre d’une tâche de pensée ou d’une insoutenable proximité ?)

Qu’appelle-t-on « penser » ? Sans même savoir, encore moins que Heidegger, quel contenu donner à ce mot par-delà science et philosophie, je propose d’appeler ici « pensée » ce qui garde le droit de demander, je dis seulement demander cela même: non pas l’acquittement immédiat pour quoi que ce soit qui se présente, immédiatement ou presque, mais le droit à l’expérience du désastre, à ce risque du moins pour elle. Non pas le droit à quoi que ce soit de calculable (il y a des tribunaux pour cela ; quoi qu’ils vaillent, ils se sont déjà prononcés au sujet de Heidegger et pensons ici, au moins par analogie, aux questions du résistant Paulhan après la guerre, même si on n’en approuve pas nécessairement, c’est mon cas, toutes les conclusions), mais le droit seulement demandé à ce risque incalculable pour elle et pour qui se livre à elle, en tant qu’il se livre à elle. Imagine-t-on une pensée sans ce risque ? La plus violente méprise, et le mépris, n’est-ce pas de requérir d’une pensée sa présentation immédiate, de lui refuser l’endurance d’une autre durée ? et même celle de l’imprésentable?

Sans doute y a-t-il une souffrance aujourd’hui commune à ceux qui ne veulent pas forclore une pensée, par exemple celle de Heidegger. Souffrance de ne pas détenir une règle sûre pour discerner entre l’impératif du jugement immédiat - ou presque (la dénonciation sans équivoque et sans retard de toute complicité avérée avec le nazisme) et la demande de la pensée, telle qu’elle vient peut-être de se faire entendre, même si elle s’expose à la folie, au désastre et à l’inhumain.

Souffrance sans mesure, car nous devons bien soupçonner que la règle n’existe pas, jamais comme une règle donnée en tout cas, et qu’il suffirait d’appliquer. Elle sera toujours à venir, définition impossible et contradictoire pour une règle. Or si tel ou tel «accident de chemin de fer» historique a pu avoir lieu, si quelque chose de «productif», comme dit Kommerell, s’est monstrueusement allié au crime sans nom et au malheur sans fond, si cette double mémoire ne nous laisse aucun répit depuis plus d’un demi-siècle (car enfin pourquoi la cause n’est-elle pas entendue ? pourquoi n’en a-t-on jamais fini avec le procès de Heidegger ?), c’est peut-être qu’il nous faut, qu’il nous a déjà fallu respecter la possibilité et l’impossibilité de cette règle : qu’elle reste à venir. Je crois que ce au nom de quoi nous condamnons immédiatement, ou presque, le nazisme ne peut plus, ne doit plus se formuler simplement dans le langage d’une philosophie qui, pour des raisons essentielles, n’y a jamais suffi et que Heidegger nous a aussi appris à questionner : un certain état de l’éloquence sur le propre de l’homme, le moi, la conscience, le sujet, l’objet, le droit, la vérité, telle détermination de la liberté ou de l’esprit, et donc de quelques autres choses dont je ne peux dire plus ici, contraint comme je le suis au régime d’une présentation presqu’immédiate. Au risque de heurter les anti-heideggeriens patentés et les nouveaux procureurs, je rappellerai ceci, très vite : plus que jamais la lecture vigilante mais encore ouverte de Heidegger reste à mes yeux une des conditions indispensables, l’une d’entre elles mais non la moindre, pour essayer de mieux comprendre et de mieux dire pourquoi, avec tant d’autres, j’ai toujours condamné le nazisme, dans l’horreur de ce qui, chez Heidegger justement et tant d’autres, en Allemagne ou ailleurs, a jamais pu y céder.

Pas de présentation immédiate pour la pensée, cela pourrait aussi vouloir dire : moins de facilité dans les déclarations armées et les leçons de morale, moins de hâte vers les tribunes et les tribunaux, fût-ce pour répondre à des violences, rhétoriques ou autres. Il y en eut ces dernières semaines et je me reproche par moments d’y avoir ici même, de façon presque immédiate, répliqué.

La question de la «présentation immédiate» est aussi celle de la presse. La place y manque toujours pour l’analyse patiente de ce problème. Je conclus donc d’un mot, renvoyant à d’autres lieux pour d’autres conséquences : même si certains journaux se sont contentés de mettre en scène, et spectaculaire, ce que tels d’entre nous depuis longtemps prenaient en compte dans leur travail (publication et enseignement), ces «images» elles-mêmes changeront quelque chose, peut-être par-delà 1’«opinion», dans l’abord même des textes de Heidegger. Elles ont au moins contribué à dissiper, et c’est juste, ce qui dans une autorité sociale ou une légitimité professorale dépendait trop, pour certains, d’un paysage factice, d’une immédiateté fictive et destinée à masquer d’autres théâtres. Certains désormais se laisseront moins facilement prendre à l’innocente imagerie du séminaire, de la hutte, du retrait, de la clairière et du chemin de campagne. Ils disposent maintenant, les voyant à leur tour exhibés sur le devant de la scène, d’une autre symbolique, d’un autre film, d’autres photographies.

Qu’est-il permis d’espérer? Que cela ne dispense pas de lire, y incite au contraire : le symbole, l’image, la photographie, le film qui ne sont pas davantage, comme on voudrait parfois le faire croire, des «présentations immédiates» - et l’écrit.

 


 

[i] [Ces quelques pages se rattachent assez naturellement à l’entretien précédent. Elles furent publiées dans la revue américaine Diacritics (fall-winter 1989) et présentées ainsi : «La destination principale, la forme et la brièveté de cette note appellent quelques précisions. Le contexte en fut très déterminant. C’était à l’automne 1987. En même temps que mon livre, De l’esprit, Heidegger et la question (Paris, Galilée, 1987) venait de paraître en France le livre de Farias, Heidegger et le nazisme (Paris, Verdier, 1987). Quelles que soient les différences entre les deux livres, la question du nazisme y était centrale. Dans certains journaux et à travers une sorte de rumeur, on perçut alors la violence d’une condamnation. Celle-ci prétendait atteindre, bien au-delà du nazisme et de Heidegger, la lecture même de Heidegger, les lecteurs de Heidegger, ceux qui avaient pu s’y référer, fût-ce pour poser à son sujet des questions déconstructrices, plus encore ceux qui promettaient de s’y intéresser encore, fût-ce pour juger et penser, aussi rigoureusement que possible, le nazisme et le rapport de Heidegger au nazisme. Les confusions les plus graves et les plus obscurantistes étaient alors entretenues, parfois naïvement, parfois délibérément. Il ne s’agissait pas seulement mais il s’agissait aussi, bien évidemment, de bannir la lecture de Heidegger et d’exploiter ce qu’on croyait être un avantage stratégique, en France, en France avant tout, contre toute pensée qui prenait Heidegger au sérieux, fût-ce sur un mode critique ou déconstructif. Catherine David, qui préparait un dossier sur ce sujet pour Le Nouvel Observateur (l’essentiel en est maintenant publié aux États-Unis par Critical Inquiry, 15 février 1989), me demanda un texte bref à cette occasion. Comme dans l’intervalle, Didier Eribon m’avait aussi proposé un entretien pour le même journal, c’est l’entretien, beaucoup plus long et plus détaillé, qui fut publié : “Un entretien avec Jacques Derrida : Heidegger, l’enfer des philosophes”, Le Nouvel Observateur, 6-12 novembre 1987. »]

[ii] [Correspondance entre Max Kommerell et Martin Heidegger.] Trad. Marc Crépon, Philosophie, 16 (automne 1987).

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