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Comme il avait raison!
Mon Cicérone Hans-Georg Gadamer

Jacques Derrida

Frankfurter Allgemeine Zeitung
, 23 mars 2002. [Traduction parue dans G. Leroux, C. Lévesque et G. Michaud (Dir.), « Il y aura ce jour… ». À la mémoire de Jacques Derrida, Montréal, À l’impossible, 2005, 53-56].

 Gadamer y Derrida en Paris en 1981

 

Je me demande souvent, sans doute à la différence de Heidegger et d’autres philosophes classiques, s’il suffit de dire que l’animal ne peut faire l’expérience de la mort comme telle et de sa possibilité, même s’il devait s’agir ici de la possibilité de l’impossible. Ne devons-nous pas aussi nous demander si, en dernière instance, l’homme croit vraiment à quelque chose de tel que la mort? S’il peut jamais la rencontrer comme telle? Je ne sais pas ce que Gadamer en aurait pensé. Mais pour le prier en souriant de s’associer à mon doute, pour partager encore une fois une question avec lui (ce que nous faisions tous deux volontiers, parfois même ensemble), pour partager encore une question de vie avec ce « bon vivant », j’aurais aimé lui dire – malgré la tristesse qui m’envahit ce soir – que je ne crois pas à sa mort. Je ne crois pas à la mort de Gadamer. Je n’arrive pas à y croire. Je m’étais habitué à l’idée que Gadamer ne mourrait jamais, qu’il n’était pas un homme qui pouvait mourir. Et quelque chose en moi le croit toujours. Comment en vient-on à une telle habitude, et comment fait-on pour la garder aussi longtemps? Comment peut-on croire à quelque chose d’aussi déraisonnable? Pourtant, c’est ce que j’ai ressenti, et j’y crois toujours.

Depuis 1981, l’année de notre première rencontre (mais je le lisais déjà et n’ai jamais cessé de le lire, quoique très mal et beaucoup trop rapidement), tout ce qui venait de lui irradiait une sérénité, dont j’avais le sentiment que Gadamer me l’offrait de façon tout à fait personnelle. Comme par contamination ou par émanation philosophique. J’aimais tant le voir vivre, parler, rire, marcher, et même le voir claudiquer, boire et manger. Et beaucoup plus que moi! Je lui enviais sa capacité d’affirmer la vie. Elle semblait invincible. J’étais convaincu que quelqu’un comme Gadamer méritait de ne jamais mourir, parce que nous avions besoin d’un tel témoin absolu, qui a participé activement ou comme observateur à tous les débats philosophiques du siècle.

J’avoue aussi autre chose, qui pourra apparaître comme un alibi : je pensais que son immortalité nous permettait de reporter presque indéfiniment le moment d’une réelle « confrontation », comme nous l’avons fait si longtemps. Cette discussion à laquelle des amis communs aux Etats-Unis et en Europe nous incitaient toujours. Certains s’en plaignaient; certains me reprochaient de ne jamais être vraiment entré dans ce dialogue ouvert que Gadamer avait inauguré en avril 1981 à l’Institut Goethe de Paris et auquel j’ai semblé me soustraire. Je suis disposé à croire qu’ils n’avaient pas tort. Il faut savoir qu’entre Gadamer et moi s’est développée la discussion la plus stricte, la plus sérieuse et la mieux informée, mais sans que nous y soyons pour quoi que ce soit (ohne unser Zutun). Elle s’est développée entre nous sans nous, si je puis dire, grâce à la médiation de ses nombreux élèves et héritiers, surtout aux Etats-Unis et en Italie. Mais ce n’est pas ici et maintenant que je voudrais rappeler ces débats plus ou moins virtuels et indirects au cours desquels, par l’intermédiaire de tant de philosophes, nous nous sommes plutôt rapprochés qu’éloignés l’un de l’autre. Cela me serait, bien sûr, impossible en ces quelques lignes où je voudrais saluer sans plus tarder un grand esprit et une grande aventure de la pensée, estimée des philosophes du monde entier et qui a couvert tout un siècle.

Je voudrais plutôt confier ces lignes à la mémoire. Comme s’il s’agissait de lanternes, j’aimerais évoquer les lumières qui ensemble ont éclairé autant de moments de notre amitié. L’une de ces lumières ressemblait à une certitude, l’autre à une promesse.

La certitude : par-delà les abîmes qui nous séparaient et qui sans doute nous séparent toujours jusqu’au cœur de nos interprétations respectives de l’interprétation, de l’expérience herméneutique, de l’expérience de l’hermeneuein, de ce que signifie la compréhension, et de ce qu’elle exige – la séparation infinie, la nécessaire interruption dans le « dialogue », le sens et la représentabilité –, par-delà tous ces abîmes, nous partagions cette ferme conviction qu’il n’y avait aucun danger que la guerre, le mépris et l’insulte puissent jamais ébranler le respect que nous avions l’un pour l’autre.

Et la promesse : à un certain moment, grâce à l’immortalité de Gadamer, le jour certainement promis viendrait (car la promesse est un événement en soi, même si elle n’est pas tenue) où notre Auseinandersetzung [explication] aurait enfin lieu. Grâce à cette certitude et cette promesse, toutes nos rencontres, en tout cas d’après ma perception, étaient marquées d’une souriante amitié, de bonheur et de confiance. Peut-être cette situation heureuse faisait-elle partie – je voudrais tellement y croire – du « secret de la rencontre », dont parle Celan dans le « Méridien », le poète que nous admirions tous deux, même si nous le lisions différemment. Je n’aurais jamais voulu manquer aucune de ces rencontres et aurais seulement souhaité qu’il y en eût encore davantage.

On me permettra d’énumérer ici toutes ces rencontres qui me sont chères : Paris en 1981, lors d’un colloque de quelques jours; Heidelberg en 1987, lors d’un débat public avec Reiner Wiehl et Philippe Lacoue-Labarthe sur l’engagement politique de Heidegger (Gadamer en était mieux informé que quiconque, et il a réussi à rendre la plus grande justice possible à cet épisode qu’il a vécu de très près. On doit dire que la présence immense de Heidegger a peut-être en partie porté ombrage jusqu’à ce jour à l’œuvre de Gadamer dans le paysage philosophique français; il est à espérer que cela changera bientôt.) Il y eut encore d’autres rencontres à Paris au cours des années 90, notamment à la Cité Universitaire, dans la Maison Heine avec Paul Ricoeur et Jean-Luc Marion.

Mais nous nous sommes surtout vus en Italie (ce n’est pas sans signification, car il aimait ce pays qui l’a accueilli, lui et sa pensée, d’une manière plus hospitalière; et peut-être y a-t-il trouvé le plus d’élèves imaginatifs). Je me souviens de ce qu’il nous avait dit à Capri lors d’un séminaire. Je pense aussi aux longues promenades « philosophiques » sur l’île; nous l’écoutions avec fascination dans toutes les langues qu’il parlait aussi admirablement : le français, l’italien et l’anglais. En  me rendant compte qu’il avait alors déjà quatre-vingt-dix-neuf ans, j’ai relu ce qu’il disait au sujet de la mort, dans la tradition évoquée plus haut : « Il est vrai que le caractère insondable et angoissant de la mort reste comme la dot attachée à toute pensée anticipatrice, à ce qui distingue l’homme de tous les vivants et qui est un cadeau empoisonné. Chez l’homme, l’anticipation de la mort conduit, semble-t-il, à vouloir absolument aller par la pensée au-delà de la mort, si certaine soit-elle. C’est ainsi que les hommes sont les seuls vivants que nous connaissions qui enterrent leurs morts. Cela signifie qu’ils cherchent à les conserver au-delà de la mort et à vénérer ainsi dans le culte ceux qu’ils gardent en mémoire. »[1]

Notre dernière rencontre eût lieu au printemps de l’an dernier, lorsque Gadamer me fit l’honneur d’assister à mon séminaire d’un jour [à Heidelberg] (comme il m’avait fait l’honneur d’être responsable de l’invitation à la chaire qui porte son nom; j’aurais tellement voulu assumer cette fonction de son vivant). L’année précédente, je lui avais transmis par téléphone mes vœux pour son centième anniversaire, en m’excusant de ne pouvoir participer aux célébrations, car je devais me rendre en Égypte. De sa voix claire et joyeuse, il m’a donné en français de nombreux conseils pour mon séjour là-bas. Il me semble que j’ai tout fait pour les suivre consciencieusement.

Mais pour clore provisoirement aujourd’hui, j’aimerais laisser à Gadamer le dernier mot et le suivre aussi consciencieusement. La réponse qu’il a donnée à mes propres réponses, lors de notre rencontre de 1981, se terminait sur ces mots, et rempli d’admiration pour sa bienveillance, sa souriante générosité et sa perspicacité, j’aimerais dire que je suis tout à fait d’accord avec lui : « Toute lecture qui cherche à comprendre n’est qu’un pas sur un chemin qui ne trouve jamais de terme. Quiconque s’engage sur ce chemin sait qu’il ne viendra jamais ‘à bout’ de son texte; il en reçoit le coup. Quand un texte poétique l’a touché à ce point qu’il finit par ‘entrer’ en lui et s’y reconnaître, cela ne suppose ni l’accord ni la confirmation de soi. On s’abandonne, pour se trouver. Je ne me crois pas si éloigné de Derrida, quand je souligne qu’on ne sait jamais d’avance ce que l’on sera quand on se trouvera. »[2]

Comme il avait raison, alors et encore aujourd’hui.


 

[1] H.-G. Gadamer, « Dialogues de Capri », dans J. Derrida et G. Vattimo (dir.), La religion. Séminaire de Capri sous la direction de Jacques Derrida et G. Vattimo, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 227-228.

[2] H.-G. Gadamer, « Et pourtant : puissance de la bonne volonté (Une réplique à Jacques Derrida », dans HGG, L’art de comprendre, t. II, Paris, Aubier, 1991, p. 238.

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