Jacques Derrida

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Entre crochets
[i]
Jacques Derrida

Entretien avec D. Kambouchner, J. Ristat et D. Sallenave, paru dans Digraphe, 8, 1976, Paris.

 I

 

Votre travail, Jacques Derrida, depuis quelque temps (disons: depuis la publication de Glas), semble s’organiser dans une division inédite. Vous publiez, dans le même temps, des textes théoriques ou critiques de forme relativement classique (Le facteur de la vérité, sur Lacan, in Poétique,[ii]) ; des interventions sur certaines questions politiques ou institutionnelles (vos articles sur l’enseignement de la philosophie et la réforme Haby[iii]); et des textes plus larges, inclassables si l’on s’en tient aux normes en usage: Glas (sur Hegel et Genet), + R (par-dessus le marché) (sur Adami et Benjamin)[iv] - dans lesquels vous vous impliquez, avec votre «corps», votre «désir», vos «phantasmes», comme jamais peut-être un philosophe ne l’avait fait jusqu’ici.

À quoi correspond, pour vous, cette diversification ou ce déploiement pluriel de votre activité? Dans la mesure où cette pluralité était déjà lisible, et dans votre mode d’écriture et dans les thèses que vous avanciez, qu’est-ce qui a déterminé son extension «ici» et «maintenant»? Comment concevez-vous les différentes formes de votre activité dans leurs rapports et leur nécessité?

 

Jacques Derrida: Vous me cramponnez à l’idiome.

Le cramponnement, quel mot, vous ne trouvez pas? Soyez prévenu, je ne pense qu’à ça, aujourd’hui: au crampon, au cramponnement, à ce que Imre Hermann appelle 1’«instinct de cramponnement». Au «mot» non moins qu’à la «chose», bien sûr.

Un peu parce que je l’ai, d’une certaine façon, manqué, le cramponnement, dans Glas, tout en en marquant la place, la nécessité, le contour et alors que tout l’appelait: tout ce qui s’y écrit, à longueur de page, de la toison [par exemple à partir des pages 80, par là], de l’erion, de l’érianthe, du «texte toisonnant» ou trichant, de la théorie du crochet agrippant, de l’agrippement en général et, partout, du retour ou de la perte du poil, pubien ou capital.

Vous savez qu’Hermann propose une puissante déduction, «archipsychanalytique» explique Nicolas Abraham, une déduction articulée, différentielle, concrète, de tous les concepts psychanalytiques (du même coup réélaborés) à partir d’une théorie du cramponnement, de l’instinct de cramponnement et d’un archi-événement traumatique de dé-cramponnement qui construit la topique humaine, une topique qui ne connaît initialement aucune «triangulation». Ça se joue d’abord, avant le décramponnement traumatique, entre les quatre «mains» du singeon et les poils de la guenon. Mais il vaut mieux que je lâche ça. Lisez la suite de l’histoire et de cette fantastique théorie/fiction dans L’Instinct filial[v] qui se trouve précédée d’une admirable Introduction à Hermann, par Nicolas Abraham.

Le mot crampon ne me lâche plus parce qu’il aurait été d’une nécessité absolue dans Glas. J’aurais envie de vous montrer plutôt les lieux où travaille une sorte d’absence active du mot crampon, un des lieux, du moins, par exemple, et il vaut peut-être mieux — ça m’intéresse davantage en tout cas — que nous parlions de ce qu’il n’y a pas ou de ce qui aurait dû se trouver dans ce que j’ai écrit. Tout cela en supposant pour la facilité de l’entretien que ce qui y est y soit et que ce qui n’y est pas n’y soit pas. Où ça se trouve, je vais chercher.

Voici, c’est un passage où il y va de la thèse, comme dans votre question. Je ne serai pas trop à côté du sujet, j’y tiens.

Il s’agit à la fois de la «grappe de raisin» épinglée à l’intérieur du pantalon de Stilitano, et de l’entrée en scène de Bataille, lecteur démonté de Genet. Je lis à la suite le texte en gros caractères puis le «judas» dans son flanc droit:

 

«Le texte est grappu.

D’où la nervosité perméable et séduite, agenouillée, de qui voudrait le prendre, le comprendre, se l’approprier.

Il y est traité de l’ersatz, en langue étrangère de ce qu’on pose et rajoute à la place.

La thèse (la position, la proposition, Satz) protège ce qu’elle remplace, cependant.

Or voici qu’un contemporain (le fait importe beaucoup) que tout, sinon son propre glas [allusion au poème Le glas de Bataille], aurait dû préparer à lire la scène, se démonte, ne veut plus voir, dit le contraire de ce qu’il veut dire, part en guerre, monte sur ses grands chevaux.

L’ersatz, dit-il, ce n’est pas bien[vi]

 

Et voici le judas. Tout, dans le livre, y reconduirait, s’il y avait ici du tout. Tout aurait dû motiver, donc, la mise en scène de «crampon». Je lis: «tout revient à vivre au crochet d’un manchot; la grappe, le grappin sont une sorte de matrice crochue. " Grappe, E. Picard et champ, crape ; provenç. grapa, crochet ; espagn. grapo, crochet; ital. grappo, crochet, bas-lat. grapa, grappa, dans les addenda de Quicherat; de l’ancien haut-allem. chrapfo, crochet, allem, mod. Krappen; comp. le kymry crap. La grappe a été ainsi dite parce qu’elle a quelque chose de crochu, d’accroché (Littré)[vii]».

Le crampon aurait dû s’imposer quant au rapport (unité duelle cramponnée / décramponnée-originairement inhibée) entre les deux colonnes ou colosses; et puis chaque fois qu’il est fait appel au «rythme» des «petites secousses, agrippement et succions, placage -en tous les sens- et pénétration glissante. Dans l’embouchure ou le long de la colonne[viii]...» ; ou encore à la «ventouse générale» («La ventouse c’est l’adoration. L’adoration est toujours de la Sainte Vierge, de la mère galiléenne dans laquelle on se conçoit sans père[ix]...»), ou au concept (Begriff) comme stricture d’agrippement ou de grippe, ou à tout le corps pileux, toisons d’or ou toisons pubiennes, «figure glabre» du «Pépé» efféminé, etc. Et surtout dans le passage du gl au gr, et au cr qui agit toutes les dernières pages et les scènes finales, etc.

Je lis aujourd’hui dans l’Introduction de Nicolas Abraham, peu après qu’il a expliqué que «Oui sans “les-yeux-luisants-qui-ont-décramponné-l’enfant-de-la-mère-trop-tôt” nous en serions encore à la poétique simienne du sécurisant pelage maternel», ceci: «...de mère pelue point besoin n’avons, quelle qu’eût été l’ardeur de nos voeux pour son pelage-, d’ailleurs inexistant... Mère glabre de soimême, voilà ce que c’est qu’être un humain. Et c’est combien triste, triste à en mourir... de rire.

«L’analyste, qui sait, ne rit pas. Pas plus, d’ailleurs, qu’il ne meurt de sa science[x]

Vous me cramponnez à l’idiome.

Mais s’il n’y avait pas d’idiome? si ça avait la structure du poil, l’idiome, si c’était aussi labile que lui, il faudrait lâcher prise aussitôt. Ici maintenant. Vous me demandez ce qui se passe ici maintenant. Je vous cite: «qu’est-ce qui a déterminé son extension “ici” et “maintenant”»? Je devrais vous faire une réponse idiomatique, concernant très précisément ceci et non cela, ici-maintenant, et faire même de ma réponse un événement idiomatique. Je devrais éviter de recourir à telle argumentation lisible, plus élaborée, plus retorse, donc plus protégée, dans les textes que vous venez de rappeler. Je devrais vous dire ici maintenant, avec le retard, les pertes, la dégradation (avec aussi les bénéfices, pour l’autre, d’une simplification didactique taillant la part la plus belle au symptôme), avec tous les risques de l’exhibition et sous les contraintes d’une scène à magnétophone, je devrais vous dire ce que je pense, en quelques phrases, de cette «extension, ici, maintenant». La question de cet «ici-maintenant» que vous posez...

 

entre guillemets...

Jacques Derrida: oui, justement, entre guillemets. Que se passe-t-il quand on met «ici-maintenant» entre guillemets ? ou entre parenthèses? ou entre crochets?

Ça décramponne. Comme des crampons qui décramponnent. Comme des pinces ou des grues (j’ai comparé quelque part, je crois, les guillemets à des grues) qui saisissent pour dessaisir. Mais comment faire pour effacer ou lever les crochets dès lors qu’on écrit [ici maintenant] quoi que ce soit. L’écriture -dans la langue déjà- opérerait, quant à l’adhérence immédiate, un peu comme le père aux yeux rouges qui fait honte au singeon, comme son «regard qui, tel le feu, décramponne l’enfant de la mère, décramponne la mère de l’enfant, de l’enfant devenu son arbre...». Je viens de citer encore Nicolas Abraham et ses «parenthèmes [ce qui veut dire: thèmes à “crochets”]» (p. 11 sq.). Mais les crochets d’écriture - les tirets, les «parenthèses» (les guillemets) — cramponnent aussi, du même coup dédoublé, à la mère. C’est la logique retorse de cette «topique» qui travaille dans Glas, je crois.

Vous savez quel est le mot allemand avec lequel on traduit le kapaszkodas (agrippement) ou kapaszkodni (s’agripper) hongrois? C’est Anklammerung ou sich anklammern. Klammer, le crampon, la crampe, l’ancre ou le fichoir, c’est aussi le mot pour crochet, parenthèse, accolade. Klammerband (est une) contrefiche. Et klamm signifie serré, étroit, strict. La stricture, fausse matrice essentielle de Glas, je l’entends aujourd’hui raisonner comme cette Klammer.

Que se passe-t-il quand on met «ici-maintenant» entre guillemets? Et quand on dit qu’on met des guillemets alors que personne ne peut lire, ici maintenant, et qu’un magnétophone enregistre ce que, tel est le contrat implicite de cet entretien, je ne manquerai pas de relire, voire ici ou là, de transformer, peut-être de part en part, avant la publication?

Ici maintenant a lieu un «entretien», ce qu’on appelle ainsi, qui implique toute sorte de codes, de demandes, de contrats, d’investissements et de plus-values. Qu’attend-on d’un entretien? Qui en demande à qui? Qui y gagne quoi? Qui évite quoi? Qui évite qui? Voilà toute sorte de questions et de programmes que nous ne devrions pas fuir, ici maintenant. Questions de «politique» (économique, éditoriale, universitaire, théorique, etc.) qui étaient, me semble-t-il, au programme de Digraphe (Le moment venu)[xi]. Nous aurions peut-être dû commencer par là. Je me demande s’il ne faudrait pas commencer par ce genre de questions. Ce sont elles qui m’ont toujours le plus intéressé, le plus constamment, au fond, même si je n’en parle pas directement, depuis que je participe tant bien que mal à cette représentation (entre la vente du livre et le tournoi médiéval) où l’on signe des textes, gère des cours et des discours, attaque et pourfend des noms, des propriétés, des clientèles, avec toute sorte d’armes (de tous les siècles), suivant toute sorte de trajectoires et de motivations et d’alliances, terriblement sophistiquées, surdéterminées, mais si simples finalement, et nues, et dérisoires.

Ici par exemple — pour me limiter à ce trait —, qui ne s’attend pas à me voir défendre, justifier, consolider les choses que j’ai faites ces dernières années, sur lesquelles vous m’interrogez, ayant vous-même intérêt (légitimement, pensez-vous, et moi aussi, c’est pourquoi nous faisons ça ensemble) à ce que nous ayons au bout du compte gagné du terrain? Et même si je désignais, sur le mode autocritique, telle ou telle limite, tel ou tel aspect négatif, telle ou telle faiblesse stratégique, qui serait dupe de la manoeuvre de réappropriation?

Que j’accepte — pour la deuxième fois — de m’exposer aux risques de cette surprise magnétophonique, avec tout le prix à payer (simplification, appauvrissement, distorsion, déplacement de l’argument en symptôme, etc.), voilà déjà une singularité sur laquelle j’aurais envie d’insister, plutôt que sur ce que j’ai écrit et qui se trouve un peu ailleurs, ailleurs pour moi, ailleurs pour les autres. Bon, vous allez croire que je multiplie les protocoles pour fuir une question impossible. Donc fuir, ce ne serait pas bien, pourquoi? Il faut être noble, hardi? Et si toutes les questions qu’on me pose sur ce que j’écris revenaient à fuir quelque chose que j’écris? Bon. Je me soumets, je me rappelle à votre question si différenciée sur la différenciation...

 

la diversification

Jacques Derrida: oui, la diversification, la «division inédite». Est-elle si nouvelle? J’ai l’impression que les mêmes partages, les mêmes croisements (on peut l’entendre aussi au sens génétique) travaillaient les publications antérieures.

Comme vous le remarquez, il s’agit seulement d’une «extension» de cet écart. Tout se passe en effet comme si, dès les prémisses, la possibilité d’une telle extension, avec ce que cela suppose de capitalisation et de risques (toujours limités, bien sûr, nécessairement finis), cette possibilité même avait été mise en place, gagée. D’autre part, plusieurs de ces livres, Glas ou La dissémination[xii] par exemple, s’ouvrent explicitement sur la question concrète du ceci, ici-maintenant. Tous le font implicitement. Ils ne posent pas la question, ils la mettent en scène ou débordent cette scène vers ce qui en elle excède la représentation.

Qu’est-ce que l’écriture décramponne d’un ici-maintenant?

Et comment un ici-maintenant pourrait-il traverser, indemne, l’écriture? L’intervention d’une trace écrite (au sens courant) dans le chapitre de la Phénoménologie de l’esprit sur la certitude sensible, et son ici-maintenant, nous l’interprétons peut-être plus efficacement aujourd’hui, avec ou sans Hegel. En 1967, je crois, nous y avions arrimé tout un séminaire, et la «première» ligne de Glas s’y divise ou recoupe aussi.

Je ne veux pas lâcher votre question, mais j’ai du mal à y répondre. Non seulement pour cette raison de principe (le récit, la re-citation qui emporte tout ici-maintenant dans une fable sans contenu), mais aussi parce que le topos de la continuité ou de la discontinuité d’un trajet d’écriture paraît toujours flottant. Les démonstrations les plus contradictoires à ce sujet sont toujours aussi pertinentes, donc sans pertinence. Une autre logique est sans doute nécessaire pour rendre compte de ce qui a dû en effet se passer d’un texte à l’autre, d’un groupe de textes à l’autre, accroissant au moins régulièrement (cette différence économique est très claire mais elle ne peut être homogène et de degré) l’écart entre les types d’écriture simultanément engagés. Il m’est difficile d’en parler d’abord parce que ces textes s’expliquent eux-mêmes, sur un mode qui ne tolère pas le surplomb verbal auquel vous m’invitez ici; ils s’expliquent eux-mêmes sur la nécessité de cet écart qui les rapporte déjà, chacun d’eux, à eux-mêmes. Glas par exemple n’est, aussi, qu’une longue explication sur lui-même comme - comme ce que vous en dites dans votre question et comme ce que votre question dit des «autres» textes («théoriques ou critiques de forme relativement classique;... interventions sur certaines questions politiques et institutionnelles (vos articles sur l’enseignement de la philosophie)»): toutes les questions et tous les «thèmes» abordés dans Glas sont explicitement politiques et l’enseignement de la philosophie y est largement traité (voyez par exemple du côté de l’échange Cousin-Hegel[xiii] et de leur rapport politique à l’institution universitaire; j’y ai sélectionné les fragments les plus actifs en 1975[xiv]). Et puis, autre raison pour laquelle il m’est difficile d’en parler en improvisant, ce qui s’est passé dans cet «écart» n’a pu passer seulement par moi. N’a pu dépendre de moi seul. Mais aussi d’une histoire, des lois d’un certain «marché» très difficile à délimiter: relations entre ce que j’ai déjà écrit et ce que j’écris sur une scène en transformation et qui me déborde sans cesse, structure de capitalisation, d’ellipse, de filtrage, relations plus ou moins virtuelles avec ceux qui me lisent ou ne me lisent pas, la perception plus ou moins déformée que j’en ai, le système d’échange avec un champ socio-politique ou idéologique très complexe. Tout cela dépend de calculs plus ou moins conscients, plus ou moins imaginaires, de mini-radioscopies quotidiennes, de toute une chimie de l’information largement entraînée par des forces pulsionnelles, des affects aussi et des phantasmes qui n’ont pas attendu ces petits calculs pour se mettre en place. En tout cas il est exclu que ma représentation les domine ou qu’elle en éclaire plus qu’on ne fait avec une petite lampe Wonder dans une galerie préhistorique, même si on s’efforce –comme je voudrais le faire- d’y amener à chaque instant la plus grande surface, et de ne pas se leurrer sur les contraintes d’un tel «marché». Mais s’il est nécessaire de rompre avec l’illusion tenace et politiquement codée d’une «production textuelle», comme on dit, échappant aux lois d’un tel marché, s’il est nécessaire, me semble-t-il, d’exhiber tout ce qu’on peut de ce «marché» dans le produit même (et la faute de goût, à cet égard, est aujourd’hui le goût même), s’il est sinistre d’entretenir le sommeil quant au marketing subtil et plus ou moins spontané qui ordonne jusqu’aux ruptures les plus fracassantes avec le marché (littéraire ou philosophique, par exemple), il reste que la délimitation de ce que je viens d’appeler, par commodité, marché, ne me paraît aujourd’hui dominable par aucun des discours, aucune des méthodes, aucun des programmes scientifiques actuellement reçus. Ce qui ne revient pas à les disqualifier, au contraire ; je crois que nous sommes dans une période de grande effervescence et de grand renouvellement à cet égard. Or justement, et là j’en reviens à votre question sur la «diversification»: pour commencer à analyser le «champ» ou le «marché», à l’analyser pratiquement, à le transformer, donc, effectivement, ne faut-il pas produire (vous savez que je me méfie beaucoup de ce mot) des «instruments» capables de se mesurer à tout ce qui, dans le marché, dans le champ de production et de reproduction, prétend dominer le champ, sa loi de saturation ou d’insaturabilité? La concurrence n’est pas entre des forces (discursives ou non discursives) finies mais entre des prétentions hégémoniques ayant chacune un pouvoir réglé de débordement, une visée suprarégionale dont il faut comprendre aussi la logique interne. Si, pour faire seulement plus vite, je n’indique que des noms propres, eh bien, il faut «produire» des «concepts» du champ qui soient capables de se mesurer, du dedans et du dehors, à ces logiques du champ (qui font aussi partie du champ) qu’on réfère à «Marx», à «Nietzsche», à «Freud», à «Heidegger», etc. Non seulement «produire» ces «concepts» nouveaux mais en transformer le mode de production: écrire autrement (plus de cours ou plus de littérature, par exemple, au moment où on traite ces questions, en tout cas rien qui soit encore normé par ce qu’on soumet à analyse déconstructrice). La parodie est ici la moindre des choses. Et la diversification, chaque fois soustraite à l’autorité d’un programme local, d’une prétention singulière à l’hégémonie, d’abord celle du soi-disant signataire.

Bon, je coupe. Si l’analyse de ce qui a pu se passer «de mon côté» ne peut être dissociée, je ne voudrais pas pour autant l’omettre. Entre ce que j’appelais le «marché» (ne vous hâtez donc pas de fixer son sens, il y va aussi d’un certain «pas» [je note ici entre crochets qu’avec cette incidente en croche-pied, qui figurera entre parenthèses, sans doute, je ne me contente pas de vous inciter à lire un texte qui porte ce titre (pas) et paraîtra bientôt[xv], j’attire votre attention sur le fait que la structure, la logique, la scène que développe ce texte, dans les pas de Blanchot, ont de quoi, à mes yeux, débouter tous les discours hégémoniques sur le marché]), entre le «marché» et «moi» (un certain montage de forces, de pulsions, d’affects, de phantasmes, de représentations, disons de «cramponnements inhibés» et vous compléterez), il a dû se passer quelque chose, ces dernières années, qui m’a permis et du même coup contraint d’exhiber ce que j’avais eu, probablement, intérêt à laisser enveloppé et qui se protégeait.

Qui se protège encore, sans doute, mais en s’exposant autrement.

Par exemple - il est plus facile d’en parler et c’est d’un intérêt un peu plus général — mon appartenance à l’institution universitaire. Elle n’a jamais été de confort ou d’identification, bien au contraire, et pour des raisons qui doivent aussi tenir à mon histoire «idiosyncrasique». Mais il est vrai que la critique, disons politique, que je pouvais en faire restait ou bien «privée», empirique, plus ou moins spontanée, liée à des évaluations, allergies, rejets immédiats, ou bien prête à se conformer aux programmes ou aux stéréotypes de la critique de l’appareil scolaire. Dans ce cas, et chaque fois que je perçois ce «ronron», que je commence à m’ennuyer, donc, je pars, je décroche. C’est toujours, mais sans doute pour tout le monde, l’ultime motivation. Naturellement, derrière l’ennui, il faut chercher. Mais j’ai beau ruminer très longtemps les bonnes raisons de partir, c’est toujours au moment où ça m’ennuie, où ce qui m’a retenu ensommeillé, que la décision se prend. En gros, jusqu’à ces dernières années, les seules opérations critiques qui aient été efficaces contre l’appareil scolaire dominant (et elles ont en effet été efficaces, je ne parle pas ici des tics anti-universitaires de toute une tradition de l’avant-gardisme littéraire, complice en cela d’un pouvoir universitaire qu’elle n’a jamais dérangé et dont les mécanismes lui sont restés aussi proches et ressemblants que méconnus, le pouvoir éditorial et ses agents très spécialisés faisant la navette) m’ont paru tributaires de «philosophies» dont je tentais d’autre part une lecture déconstructrice. Cela ne m’empêchait pas de trouver certaines de ces critiques nécessaires et effectives, ni même d’y prendre part dans une certaine mesure. Mais si quelque chose a changé pour moi de ce point de vue, c’est qu’à une certaine étape du trajet, il m’a paru possible d’ajointer certaines prémisses théoriques, disons, que j’avais tenté d’élaborer, avec telle prise de position publique et politique quant à l’enseignement, de le faire surtout dans le travail d’enseignement, car les articles auxquels vous vous référez n’en sont que les points de repère. Tant que cet ajointement ne me paraissait pas possible ou pas assez cohérent, il fallait régler ses positions sur des discours qui, par rapport, mettons, à telle avancée déconstructive, restaient retardataires ou régressifs (j’ôte de tous ces mots leur connotation «progressiste», mais vous voyez ce que je veux dire). Il ne s’agit pas là de «retards» ou d’inégalité de développement. L’hétérogénéité du champ de luttes requiert qu’on s’allie, dans une situation donnée, à des forces qu’on combat ou combattra en un autre lieu, à un autre moment. Je n’ai tenté de dire ou de faire quelque chose de spécifique -et non plus seulement d’aligner ma critique- qu’au moment où j’ai cru pouvoir articuler ensemble, de façon à peu près cohérente, une certaine déconstruction, parvenue à un certain état, une certaine critique et le projet d’une transformation politique de l’appareil scolaire et universitaire. Celle-ci ne m’a paru possible et efficiente qu’à la condition de cette cohérence, efficiente c’est-à-dire commençant à transformer la scène, le cadre, et les rapports de forces; enfin, à ne plus, si possible, couler des discours relevant du code ou du stéréotype révolutionnaire dans les formes intactes de l’enseignement, de sa rhétorique ou de ses programmes. Ces formes contraignent souvent, dans l’école et hors d’elle (par exemple dans les organisations corporatives, les syndicats et les partis), la mise en cause de la reproduction scolaire. La difficulté -sans cesse à réévaluer-, c’est de marquer l’écart par rapport à ces formes de programme (celles des syndicats et des partis de gauche par exemple) sans renforcer l’adversaire commun. Schéma bien connu mais plus implacable que jamais.

Le «déploiement pluriel», je reprends votre mot, est une nécessité stratégique. Cela ne désigne aucune représentation volontaire, aucune ruse de guerre, plutôt un calcul qui se fait, et non seulement à travers un tel ou un tel, pour faire apparaître (non, pas pour faire apparaître mais parce que peuvent alors apparaître, à une phase déterminée d’un processus), déplacées, greffées, parodiées, démultipliées, des unités de code, des conventions inaperçues, des lois de propriété, etc., réglant les marchés et les institutions, rassurant les agents producteurs ou consommateurs (les mêmes souvent). Par exemple, soit un texte reçu comme philosophique, en donnant certaines apparences, signé par quelqu’un qu’on situe à telle place du commerce philosophique, par tel agent philosophique respectant les exigences normées par les lois de l’échange dans l’université philosophique. On lit. Supposez que s’introduisent alors dans le texte (une fois que le temps de la pertinence, de la confiance et de la crédibilité a opéré, il faut ce temps et voilà pourquoi ça ne se fait pas dans un hic et nunc abstrait), avec une violence plus ou moins subreptice (ce plus ou moins fait toute la difficulté du calcul économique), des forces hétérogènes (presque irrecevables), auxquelles on ne peut pas résister, auxquelles on résiste mais de telle sorte que la résistance fasse symptôme et travaille au corps, transforme, déforme le corps et le corpus, de pied en cap, et en nom, le forçage aura peut-être eu lieu. Ce n’est jamais sûr, ni acquis, ni joué, et ça peut toujours se laisser réapproprier. Ce que je viens de nommer forçage désigne, au-delà des effets de scènes, l’effraction et une opération de force, de différence de force. Bien sûr, cela suppose un «maximum» de risques (limité, donc, comme maximum possible) pour qui engage ses forces. Mais l’incalculable doit être de la partie. L’irrecevable -ce qui prend à un moment déterminé la forme informe de l’irrecevable— peut, devrait même, à un moment déterminé, ne pas être reçu du tout, échapper aux critères de recevabilité, être totalement exclu, ce qui peut avoir lieu au grand jour, alors que le produit irrecevable circule de main en main, comme, dans Glas, la cravate de Notre-Dame-des-Fleurs. Et ça peut même n’être jamais reçu. Il faut ce risque pour qu’apparaisse une chance de toucher ou d’altérer quoi que ce soit. L’irrecevable (l’imprenable aussi bien), c’est aussi ce qui peut toujours ne pas être pris, qu’on peut laisser tomber, qu’on ne peut, même, que laisser tomber. Comme le reste.

Ce reste incalculable serait le «sujet» de Glas s’il en avait un («(Ah!) tu es imprenable (eh bien) reste.»[xvi], etc.) et quand il s’explique dans son économie indécidable. La syntaxe du mot «reste» aussi. L’imprenable - reste (le «dérapé» qui «contraint à quelque dessaisie» (La dissémination), à quelque décramponnement de l’unité duelle ou dialectique), voilà le rapport sans rapport des deux colonnes ou colosses ou bandes, voilà qui met en mouvement l’écart auquel vous faisiez allusion.

On pourrait remarquer — mais inutile d’insister, ce n’est pas l’objet de notre discussion - que dans ce que vous classez parmi les textes «théoriques» (par exemple Le facteur de la vérité) la démonstration, dans ce qu’elle peut avoir d’efficace en termes classiques, est sans cesse débordée, entraînée, par une scène de langue, de contresignature en dérive, de fiction contrebandée (en général illisible ou ignorée) qui l’apparente aux textes que vous classez autrement, à Glas par exemple. La «division» dont vous parlez passe à l’intérieur de chaque texte, mais toujours selon un trajet ou un lieu d’insistance autres. Dans Glas les morceaux [vous savez que c’est une partition d’orgue en morceaux (mors détachés - avec les dents, enduits de salive, entr’avalés et entrerejetés — avec les ongles, en lambeaux velus)], «théoriques», les «thèses», les «dissertations» (sur la dialectique et la galactique, sur le savoir absolu, le Sa et l’Immaculée Conception, l’IC, sur la stricture de l’économie générale, sur l’appel du nom propre ou la nomenclature dans la lutte des classes, sur les limites de la théorie freudienne ou marxiste du fétichisme, du phallogocentrisme ou de la logique du signifiant, sur la logique de l’anthérection ou de l’obséquence, sur l’anthoedipe et la castration, sur l’arbitraire du signe et le nom dit propre, sur la mimesis et lesdites «bases pulsionnelles de la phonation», sur la figure sans figure de la mère, sur la langue, la sublimation, la famille, l’État, la religion, le travail du deuil, la sexualité féminine, le colossos, le double bindla double bande— et la schizophrénie, etc.), tous ces morceaux «théoriques» sont des processions tatouées, incisées, incrustées dans le corps des deux colosses ou des deux bandes l’une à l’autre agglutinées, tressées, à la fois agrippées et glissant l’une sur l’autre, dans une unité duelle et sans rapport à soi. De même, dans + R (par-dessus le marché), la lecture jouée des dessins que j’ai baptisés Chimère (Ich et Chi) ou du Ritratto di Walter Benjamin, une argumentation «théorique» sur la plus-value dans le marché de la signature, sur la «puissante galerie» (Maeght, mighty) et sur l’opération à laquelle je participais («que se passe-t-il quand une plus-value se met en abyme[xvii]?») fait événement dans le parcours unique d’une surfiction intolérante au métalangage, à partir d’elle ou sur elle, et qui démonte aussi, vous vous en souvenez peut-être, des «ongles» (comme ceux de Stilitano dans Glas) et des « crochets », les détache, tels des crampons, en représentation («souple flexion d’un phallus érigé ou du poisson entre vie et mort, encore pendu au crochet (une sorte de mors aussi)»... «signature crochue»... «harponne, arraisonne»... « et puisqu’il y a l’angle et l’onde, l’insistance infatigable et préoccupante des ongles dans tous les dessins d’Adami (sauf, tiens, dans les trois dessins congénères de Glas; ce sont pour une fois des dispositifs sans mains[xviii]», décramponnés, etc.).

Les énoncés discursifs sur la clôture sont nécessaires : mais insuffisants si l’on veut déformer la clôture, la déplacer aussi. Non seulement telle ou telle clôture mais la forme «clôture», la structure clôturante. En ce sens, il n’y a pas de clôture d’un ensemble (par exemple la métaphysique) qu’on puisse rapporter à son autre ou à son opposé. Le schème de cette clôture oppositionnelle est justement ce par quoi la métaphysique ou le phallogocentrisme tentent en vain de se recentrer, c’est leur logique, leur rapport à l’autre ne peut donc y obéir, il doit avoir une autre structure.

C’est cette forme clôture qu’à travers chaque clôture il s’agit peut-être de piéger. Il s’agit, s’agit : j’ai souvent privilégié à dessein cette locution, elle évite la prescription éthico-pédagogico-professorale du il faut et reconduit l’effet de loi à une instance qu’un sujet ne saurait maîtriser. S’agit toujours d’un piège, donc: piéger la clôture au point qu’on n’arrive plus à se rassurer dans la circonprescription d’un code, et que croyant lire une «thèse» on se fasse refiler une prothèse qui oblige à transformer le code, à détraquer la traduction pour y débusquer les intérêts sommeillants. Croyant lire de la littérature (éventuellement d’avant-garde), on avale une démonstration sur le rassis de l’avant-garde. Et réciproquement : croyant pouvoir s’agripper à une conclusion manipulable, on se voit (ou on ne se voit pas) dessaisi par la force intraitable d’un simulacre. Cette pratique de la contrebande, que j’essaie de théoriser et d’accélérer dans Glas, ne se signe pas, ni dans son initiative ni dans sa fin. Elle s’agit: cette impossibilité de signer ou de se réapproprier un bénéfice de contrebande, notre petit épisode historique a peut-être pour spécificité de pouvoir l’exhiber un peu mieux, un peu plus vite (petit progrès dans la machine). Ce que je «signe» s’entretient finalement de cette petite accélération, je ne le dis pas pour minimiser selon la décence car je crois aussi que la petite accélération peut donner lieu à tous les écarts, à des dérapages dont on ne revient plus...

 

C’est-à-dire qu’auparavant vous avez utilisé un type de discours de forme assez classique, ou ce qu’on appelle ainsi, c’est-à-dire un discours thétique ou démonstratif, en donnant à lire avec la thèse quelque chose de tout autre. Dans La voix et le phénomène, le «jesuis» comme «je suis mort» surgit avec sa dimension phantasmatique, et c’est cette dimension qui se trouve exposée comme telle dans vos écrits postérieurs.

Jacques Derrida:La thèse est une position avancée à laquelle se tient l’autre. On tient à l’autre. Et puis ça se met en mouvement. Comme dans l’archi-forêt d’Hermann. Mais cette fois il a fallu une prothèse pour suppléer au décramponnement par lequel tout a commencé. Enfin. Dans La voix et le phénomène la sollicitation philosophique de la phénoménologie remue à l’intérieur des Histoires extraordinaires, comme une oscillation parcellaire à l’intérieur du hors-d’oeuvre, de l’exergue. Je cite de mémoire: «M. Valdemar parlait: oui, non, j’ai dormi et maintenant je suis déjà mort[xix].» Je ne me rappelle plus s’il dit déjà, en tout cas j’entends toujours déjà. Husserl à l’intérieur de l’exergue. Mais «à l’intérieur» ne signifie pas qu’un récit dit fantastique borde ou déborde, encadre une critique philosophique (car ce n’était déjà plus un commentaire de Husserl, comme l’était plutôt, dans sa plus grande insistance, l’Introduction à l’Origine de la géométrie[xx]). L’exergue fantastique fait angle du bord vers le dedans, «analyse» aussi, en son régime domestique, le pouvoir philosophique, le pénètre d’abord par effraction puis le triture jusqu’au point où seul il peut rendre compte, philosophiquement, quasi philosophiquement, à la fois avec et sans la philosophie, de certains énoncés qui règlent tout: par exemple le «je suis mort» impliqué par le cogito husserlien ou cartésien, au dernier chapitre sur Le supplément d’origine. L’exergue y est repris, cette fois dans et contre l’argumentation philosophique[xxi].

Cela ne se clôt pas sur un livre. Pour ne suivre que ce fil, on pourrait dire que l’explication avec la fantastique de Poe se poursuit longtemps. Avec: ce n’est pas une lecture de Poe, mais d’autres textes à l’aide de Poe, depuis cet opérateur de lecture, cette tête lectrice qu’est à son tour la lecture de Poe, de Poe lisant Husserl ou Lacan. Il y a eu la phase des Recherches logiques, l’épisode du Séminaire sur la Lettre volée et puis Glas. Il est indispensable, bien entendu, de lire Poe pour cela, de le lire selon un régime déterminé. Dans Glas, comme vous savez, la traduction de The bells par Mallarmé (Les cloches) trouve ce que j’y appelle un emploi indispensable dans l’économie d’un «judas» sur la mimesis, sur les prétendues «bases pulsionnelles de la phonation» et l’effet + l[xxii]. Quant au déjà du «je suis déjà mort», qui forme comme le sigle général du livre, il est relancé, réinterprété (avec référence à La voix et le phénomène, et à Hegel et à Genet), en particulier, au moins, dans les pages 90-100. («Comment déchiffrer cette étrange antériorité d’un déjà qui vous met toujours un cadavre sur les bras?[xxiii]» Plus tôt, page 26: «lire le déjà comme sigle. Quand je signe, je suis déjà mort [...] d’où le sigle...») Naturellement le sigle enfonce l’hypothèse du gl autant qu’il signifie mes initiales en marge, etc.

La scène du «je suis mort» -avec tous ses intérêts- garde longtemps une valeur de grande généralité. Des structures universelles y sont interprétées. Mais quelque part —d’où l’effet de signature— elles «embrayent» non seulement sur mon nom propre lisible (facile à déchiffrer) mais sur une organisation phantasmatique particulière, sinon absolument singulière. Même si j’avais beaucoup à dire sur le mode idiomatique du «je suis mort» qui me manoeuvre, ou avec lequel je ruse, quelque chose m’en reste absolument dérobé, illisible, du côté de ce que j’appelle le timbre ou le style dans Quai Quelle[xxiv]: accessible seulement depuis la place de l’autre. Je le suggère dans Glas: ce texte ne peut intéresser que si, au-delà de toutes les ruses, de tous les calculs imprenables, on est assuré qu’à un certain point je ne sais pas ce que je fais, je ne vois plus ce qui me regarde. Je recherche la page sur «le titre de DOUBLE BANDE» et le «tu es imprenable (eh bien) reste», voici : «Il ne suffit pas d’être rusé, il faut disposer d’une théorie générale de la ruse qui en fasse partie. Ce qui revient à passer aux aveux, inconscients bien sûr. L’inconscient est quelque chose de très théorique. Si j’écris deux textes à la fois[xxv]... » (p. 77).

D’autre part (exemple d’argument que l’on pourrait multiplier), si la valeur de «thèse» qualifiait un discours instituteur (philosophique ou politique: la thèse proprement dite n’apparaît ni dans la science ni dans la littérature), Glas opère sur thèses, sur positions, mot que le livre ainsi intitulé finissait par exhiber ou par détourner (d’abord en vue de mes interlocuteurs d’alors) dans ses modes, disons hegeliano-sexuels: Setzung + «scènes, actes, figures de la dissémination[xxvi]». Cette scène hégéliano-sexuelle se trouve donc déployée, déportée, amplifiée (avec une foule de partenaires: Hegel, Genet, mais aussi Bataille, Freud, Marx, Poe, Mallarmé, Nietzsche et quelques autres) dans Glas qui retourne la question «qu’est-ce qu’une thèse?». À sa manière.

Mais je n’ai toujours pas répondu à votre question. Je ne peux pas, pour des raisons principielles, avoir répondu à vos questions. À cause de l’idiome impossible ou inaccessible (ce que l’autre peut atteindre de ce qui m’est dérobé n’est pas encore purement idiomatique), à cause aussi de la difficulté qu’il y a à parler de textes qui sont faits en vue d’une telle difficulté.

 

Le corps de la question portait précisément sur le rapport entre les différents types de discours qu’on peut, au moins schématiquement, distinguer: l’un travaillant sur des thèses, l’autre sur des phantasmes (et encore, ni la thèse, ni le phantasme ne constituent des unités rigoureusement isolables du texte où ils sont pris).

Or un discours dit philosophique reprend toujours quelque chose du phantasme, de l’espace phantasmatique, et inversement. Comment apprécier ce rapport, et qu’en faire?

Jacques Derrida: Je me demande si on peut encore se contenter ici des définitions courantes du phantasme, dans l’usage de plus en plus courant et confus qu’on en fait, ou même des définitions psychanalytiques, qui sont loin d’être claires ou univoques.

Une des prises sur cette question: justement ce lieu où le discours philosophique n’est pas seulement gouverné par une phantasmatique (originaire ou dérivée) mais, plus gravement, ne peut plus s’assurer d’un concept philosophique du phantasme, d’un savoir maîtrisant quant à ce dont il s’agit sous ce mot. Glas tente cette analyse pratique du phantasme au point où il échappe à la prise philosophique, n’est plus un terme dans une opposition conceptuelle relevant de la philosophie (originaire/dérivé, réel/imaginaire, réalité matérielle/réalité psychique, etc.) Que se passe-t-il si le phantasme absolu est coextensif au savoir absolu? On doit pouvoir démontrer, avec une technique normée par la philosophie, philosophiquement irréfutable sur l’une de ses surfaces, que le philosophique est le phantasmatique. S’ensuivent des deux côtés un certain nombre de conséquences, que j’essaie de tirer, au titre de 1’«énanthiose homosexuelle», en particulier dans ces pages de Glas (250 et suiv.)[xxvii] où l’autre scène du Sa est radiographiée, et lue à la radio comme dirait Ponge du Soleil placé en abîme, au point où l’IC disqualifie la logique du «ne-que». De l’autre côté, sur l’autre colonne, c’est l’organographie, la description systématique (nomenclature et histoire) de l’orgue qui «serait comme le savoir absolu de glas» si le savoir absolu n’était, telle la «jalousie», qu’une «pièce de la machinerie, un effet de marche»; c’est aussi l’argument de la gaine, le report de la théorie freudienne du fétichisme sur la logique de «double bande», le sanglant de gaine de Pour un funambule, etc. Ce rappel elliptique pour marquer que la démonstration philosophique est nécessaire mais insuffisante. Elle doit être elle-même entraînée dans une scène, dans un jeu de forces où la décision ne lui appartient pas, n’appartient jamais, où l’indécidable fait lâcher prise sans même qu’on puisse s’y tenir, à lui, l’indécidable. Faire, comme certains pourraient en être tentés maintenant, de l’indécidable une valeur assurée, un instrument valant plus que telle situation où il est nécessaire (par exemple contre la logique binaire, la dialectique ou la philosophie), c’est se doublebander jusqu’à la paralysie ou au tétanos: je dirais plutôt à la crampe.

La double bande: quand elle est tendue à l’extrême, ce qui menace, c’est bien la crampe; elle cadavérise à vide entre les deux désirs incompatibles, condition de possibilité [et] d’impossibilité de l’érection. Le jeu est alors paralysé par l’indécidable même qui pourtant lui ouvre aussi l’espace. Il y a aussi chez Hermann une théorie du «mouvement à double repérage» (N. Abraham) de l’angoisse [voyez ce que dit Abraham de l’angoisse et, en note à la même page, du deuil quant à la perte du cramponnement («la mère perdue pleure, avec son enfant endeuillé, sa propre perte[xxviii]», etc.)]; et tout ce qu’il dit de 1’«unité duelle» aboutit aussi à une logique topique du «tourbillon» provoqué par un système de «double induction» qui à la fois construit et menace la topique au bord du «gouffre», de 1’«abîme», du «maelström», du «tourbillon». La double induction rend compte des effets d’abîme, de l’aspiration et de la défense, du rapport entre l’abîme et le désir. Nicolas Abraham parle d’un «caractère tourbillonnaire» propre à «tous les instincts» et d’un «couple de forces toujours prêt à amorcer la décharge tourbillonnaire». Mais encore une fois, lisez le «glossaire» de Nicolas Abraham; ça se termine ainsi: «“Ah ! mais je l’ai toujours su... comment ai-je pu l’oublier?”, c’est ce que -selon notre voeu- le lecteur appellera désormais d’un seul mot: hermanniser[xxix]

Où en étions-nous? oui, la crampe. L’article du Von Wartburg est très beau: «Crampe, XIe, en outre, adj. XIIIe, notamment dans la locution goutte crampe, encore dans les dictionnaires; crampon, XIIIe. Francique * kramp “courbé” (cf. haut allem. kramph, id.). Les deux substantifs, qui se rattachent certainement à un même radical, ont très probablement déjà existé en francique. Le moyen néerl. Cramp “crampe”, all. krampf, angl. cramp permettent de restituer un francique * krampa, id. et de même l’angl. saxon krampo “crochet” et l’angl. cramp rendent probable l’existence d’un francique * krampo, masc. Der.: cramponner, XVe.»

 

Quelle importance stratégique et critique attribuez-vous à la question, capitale dans vos écrits les plus récents, du nom propre et de la signature?

Jacques Derrida: Oui, c’est une question qui traverse la plupart des derniers textes ou qui en tout cas se précise depuis Signature événement contexte, le dernier essai de Marges qui se termine, comme tout l’ouvrage donc, avec ma signature manuscrite, reproduite et traduite. C’est un faux, bien sûr, dont la possibilité définit toujours la structure même d’un événement nommé signature, de sa topique (en bordure, ni dans le texte ni hors-texte, les deux à la fois pourtant, défiant ainsi toutes les présomptions sur la limite d’un corpus: ces présomptions construisent aussi bien les «formalismes» que les «biographismes» classiques), de sa topique et de sa logique, qui n’est pas plus du signifié que du signifiant, etc. Je crois que l’élaboration de ces questions peut transformer ou déplacer la problématique de 1’«événement», de la place du «sujet», de son inscription dans la langue, de la littérature et du simulacre; c’est-à-dire beaucoup d’autres choses encore, je ne veux pas m’étendre ici. Deux valeurs «stratégiques», comme vous venez de dire, essentielles, que j’énonce brièvement: 1. Le travail sur le nom propre et sur la signature doit être scientifique (reconnaître ou élaborer des lois, des énoncés à valeur universelle, etc.) mais d’une scientificité qui tienne chaque fois le compte de singularités qui ne sont pas seulement des cas ou des exemples. L’aléa n’y est plus accidentel ou accessoire; et il intervient dans la loi du corpus. Difficile de préciser ici. Ce que j’en dis est peut-être plus clair dans Glas ou dans les textes à paraître sur les signatures de Ponge et de Blanchot[xxx]. Il y va d’une autre scientificité. 2. Pour cette raison même, telle «scientificité», si c’en est une, requiert un signataire qui n’est ni un sujet empirique que le corpus scientifique en tant que tel peut laisser tomber, ni le détenteur transcendantal d’un pouvoir métalinguistique. Il doit mettre en jeu, avec son nom dit propre et sa signature, tout ce qui s’y investit et qui fait partie du corpus exposé, selon l’autre logique dont je parlais il y a un instant. Au cours d’une telle opération, le propre peut être traité dans tous ses états. Sa mise en pièces et sa recomposition ne se limitent pas au travail sur le nom entier dans la langue (celui de Genet, de Hegel, de Ponge, de Blanchot, mais aussi, je viens de dire pourquoi, et du même coup, le «mien» (au moins selon «déjà», Ja, Da, débris, derrière, khi, dérision, etc.)) ; cela ne féconde pas seulement l’aléa («la glu de l’aléa fait sens[xxxi]») de toute une nécessité sémantique (le travail du da et du déjà, par exemple, se passe fort bien, dans sa valeur démonstrative, de l’adhérence fortuite à mon nom) et plus que sémantique (le rapport du déjà à l’aïeul absolu, au passé qui n’a jamais été présent, etc., finit par crever la limite sémantique, toujours construite sur l’affinité du sens et de la présence), cela travaille au corps non linguistique de l’écriture.

Et cela ne passe pas seulement par le spectaculaire du nom propre, de la signature comme engagement du nom propre entier dans la langue. La signature de nom propre peut aussi jouer le rôle du cache (gaine ou toison) pour dissimuler une autre signature, la signature d’un autre ou d’une autre, plus puissante, plus retorse, plus vieille, prête à tous les coups et à tous les noms.

Cela (appelons cela une décélération: qui désacralise à s’en prendre à la tête, ralentit ou bloque l’accélération capitalisante d’une programmatrice ronronnante, pressée de confondre le savoir absolu et l’avant-garde, pour en accumuler toutes les plus-values. La décélébration d’un grand-philosophe, par exemple, doit traiter rigoureusement de ses grands-philosophèmes dans leur agencement interne le plus fort - sans quoi on perd toute prise effective et on annule tous les effets de l’analyse, on laisse le ressort intact, ce qui est sans doute le résultat obscurément cherché - et réinscrire ce ressort interne le plus puissant dans le fonctionnement ou dans l’agonistique générale: par exemple le Sa de Hegel et sa philosophie politique, sa philosophie de la religion ou de la famille réinscrits dans la famille de Hegel, l’institution universitaire, le marchandage éditorial, le négoce des décorations, la fascination du pouvoir politique, etc.; et cela autant que possible dans une parodie qui ne se donne aucune facilité de collage, de juxtaposition empirique, aussi gaiement et aussi scientifiquement que possible, en déterminant le rapport nécessaire entre telle systématique dite «interne» et son dehors, ou plutôt un dehors dont elle échoue à faire son dehors. La topique précise de cet échec ou de cette désappropriation, voilà ce qui m’intéresse. Non que je trouve ça «intéressant», disons plutôt que ça me regarde et me comprend comme un élément dans lequel je me débats. En ce moment sous la forme précise dont vous évoquiez les indices publiés dans votre question) cela, donc, n’a pu arriver, sous cette forme, qu’à un moment très déterminé de l’histoire de «ma signature», des textes que j’ai publiés, de leur réception ou non-réception, de leur «marché» socio-politique, et de quelques autres portées que je ne voudrais pas laisser dans l’ombre, selon la pudeur, la méconnaissance ou la dénégation qui sont si souvent la règle. Compte tenu, bien sûr, pardonnez-moi d’y renvoyer pour gagner du temps, d’un certain argument-de-la-gaine, l’exhibition analytique et politique de ce «marché» me paraît plus nécessaire que jamais. C’est aussi que, malgré quelques fracassantes infractions très amorties, rentabilisées, réinvesties dans un marketing désuet, je la crois encore puissamment interdite (le fracassant, c’est comme ça que ça marche, fait toujours hommage très soumis et très apeuré de sa proclamation au système de l’interdit). De plus en plus, et chaque fois autant qu’il est possible, faire que cette exhibition soit contemporaine et solidaire de ce qui se produit sur le marché ou comme marché; et même quand ce qui s’y produit ne laisse pas intacts les concepts de «production» ou de «marché», voilà ce qui m’intéresserait le plus, m’ennuierait le moins aujourd’hui.

D’abord parce que c’est toujours difficile, et que je ne sais pas comment m’y prendre: il n’y a pas de programme déjà construit, il faut établir ou reconnaître le programme à chaque geste, ça peut toujours rater, ça rate même dans une certaine mesure à chaque coup. Par exemple je ne peux plus enseigner sans essayer, au moins, de faire que le contenu et, jusque dans le détail, la procédure de l’enseignement disloque, déplace, analyse l’appareil dans lequel je suis engagé; et cela non seulement dans l’ordre de ce qu’on reconnaît comme code politique mais en politisant les lieux que le code du politique laisse dans l’ombre, et laisse dans l’ombre pour des raisons, selon des intérêts et des rapports de forces qu’on peut tenter d’analyser. Mais ce qui m’intéresse alors le plus, c’est de tenter de limiter un certain retard: par exemple entre ce travail sur et contre l’institution (appelons ça comme ça pour faire vite) et, d’autre part, ce que je perçois comme le lieu le plus avancé de la (appelons ça comme ça pour faire vite) «déconstruction» de type philosophique ou théorique. Une déconstruction ne peut être «théorique», dès son principe même. Elle ne se limite pas à des concepts, à des contenus de pensée ou à des discours. Cela a été clair dès le départ. Si la déconstruction des structures institutionnelles [par exemple celles qui contiennent le discours universitaire, les discours universitaires partout où ils norment, où ils règnent - et vous savez que ce n’est pas seulement dans l’université mais le plus souvent hors université, cela va de soi étant donné ce qu’est un appareil scolaire ou universitaire: ils règnent ainsi, de façon parfois toute-puissante, sur ceux qui se donnent à l’occasion cette représentation de l’anti-université; elle ne les empêche pourtant pas de rêver à la mise en fiches, thèses, archives et autres célébrations académiques des avant-gardes d’hier ou d’avant-hier; et le rêve devient ici ou là (quoi de plus comique aujourd’hui?) gestion compulsive, fébrile, affairée], si cette déconstruction politique est indispensable, il faut y tenir compte de certains écarts, et tenter de les réduire même s’il est, pour des raisons essentielles, impossible de les effacer: par exemple entre les discours ou les pratiques de cette déconstruction immédiatement politique et une déconstruction d’allure théorique ou philosophique. Ces écarts sont parfois si grands qu’ils dissimulent les relais ou les rendent pour beaucoup méconnaissables.

Ce qui vaut pour l’appareil scolaire vaut aussi pour l’appareil éditorial. Le lien est ici interne : de système, de marché, etc. Comment accepter aujourd’hui de «publier» en laissant dans l’ombre du hors-texte, ou plutôt du non-publié, tout le fonctionnement complexe de la machine éditoriale, de ses mécanismes de sélection, de contrôle, de sanction, de recrutement, de promotion interne, d’élimination, de censure, etc.? Comment accepter de «publier» sans remettre en scène «publiée» les forces, les conditions, les agents de la machine éditoriale? Sans tenter au moins (je ne me dissimule pas les difficultés de l’opération, la complexité retorse de l’obstacle, la ruse des adversaires du dedans et du dehors) de mettre cette machine en scène et, si possible, de la transformer?

La décélébration, qui s’en prend à la tête, patiemment - je m’arrête, j’entends qu’il faut changer de bande. Il vaudrait mieux, pour les autres questions, changer aussi de rythme.

 


 

[i] [Entretien avec D. Kambouchner, J. Ristat et D. Sallenave, paru dans Digraphe, 8, 1976, Paris. La notice de présentation précisait: «L’entretien que nous publions ici a eu lieu début septembre 1975. Une autre séance a eu lieu fin octobre, dont nous publierons la transcription dans le prochain numéro de Digraphe. Les questions prévues ont été précisées, en cours d’entretien, par de brèves interventions. (NDLR).»]

[ii] [Repris dans La Carte postale.]

[iii] [Cf. les différents textes repris dans Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990, p. ex. p. 29.]

[iv] [Première version publiée en mai 1975 dans la série Derrière le miroir (éd. Maeght), 214 ; repris dans La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978.]

[v] [Cf. Imre Hermann, L’Instinct filial, Paris, Denoël, 1972.]

[vi] [Glas, Paris, Galilée, 1974 (cité par la suite par «G »), p. 242 ; Paris, Denoël, 1981 (cité par la suite par «D»), p. 302-303.]

[vii] [Ibid.]

[viii] [Glas, G, p. 161; D, p. 199.]

[ix] [G, p. 180-181; D, p. 223-224.]

[x] [Nicolas Abraham, « Introduction à Hermann », dans I. Hermann, L’Instinct filial, op. cit., p. 14.]

[xi] [Cf. le texte paru dans Digraphe, 5, Paris, Galilée, 1975, p. 5 et suiv.]

[xii] [Paris, Seuil 1972.]

[xiii] [Cf. Glas, G, p. 207 et suiv. ; D, p. 257 et suiv.]

[xiv] [Cf. J. Derrida, «L’âge de Hegel», dans Du droit à la philosophie, op. cit., p. 181 et suiv.]

[xv] [« Pas», repris dans Parages, Paris, Galilée, 1986, p. 19 et suiv.]

[xvi] [Glas, G, p. 7 7 ; D, p. 92.]

[xvii] [La Vérité en peinture, op. cit., p. 175.]

[xviii] [Ibid., p. 181-185.]

[xix] [Cf. La Voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967, exergue (sans pagination).]

[xx] [Dans : E. Husserl, Lorigine de la géométrie, trad, et introduit par J.D., Paris, PUF, 1962.]

[xxi] [Cf. ibid., p. 107-108.]

[xxii] [Cf. Glas, G, p. 169 et suiv. ; D, p. 209 et suiv.]

[xxiii] [G., p. 92; D., p. 110.]

[xxiv] [Dans Marges — de la philosophie, Paris, Minuit, 1971, p. 351 et suiv.]

[xxv] [D, p. 91.]

[xxvi] [Positions, Paris, Minuit, 1972, p. 133.]

[xxvii] [Cf. Glas, D, p. 313 et suiv.]

[xxviii] [Op. cit., p. 30 et suiv.]

[xxix] [Ibid., p. 57-58.]

[xxx] [Cf. Signéponge, Paris, Seuil, 1988, et «Pas», art. cité.]

[xxxi] [Glas, G, p. 159 ; D, p. 196.]

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