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Desceller («la vieille neuve langue»)[i]
Jacques Derrida

Entretien avec Catherine David paru sous le titre «Derrida l’insoumis» dans Le Nouvel Observateur, 983, 9-15 septembre 1983.

 Jacques Derrida

 

«Un entretien avec Derrida? Enfin, on va peut-être y comprendre quelque chose!» Voilà ce que certains ont dit quand j’ai annoncé que je préparais ce travail avec vous. On dit que vos textes sont difficiles, à la limite de la lisibilité. Certains lecteurs possibles sont découragés d’avance par cette réputation. Comment vivez-vous cela? Est-ce un effet que vous recherchez ou, au contraire, en souffrez-vous?

Jacques Derrida: J’en souffre, oui, ne riez pas, et je fais tout ce qui me semble possible ou acceptable pour échapper à ce piège. Mais quelqu’un en moi doit bien y trouver quelque bénéfice: un certain rapport. Pour l’expliquer, il faudrait faire parler des choses très archaïques de mon histoire, les faire parler avec d’autres, très présentes, d’une scène sociale ou historique dont j’essaie de tenir compte. Il n’est pas question d’analyser ce «rapport» en improvisant devant ce magnétophone, à ce rythme. Mais ne croyez-vous pas, ceux qui me font le procès que vous dites, qu’ils comprennent l’essentiel de ce qu’ils disent ne pas comprendre, à savoir qu’il s’agit d’abord de mettre en question une certaine scène de lecture et d’évaluation, avec ses conforts, ses intérêts, ses programmes de toute sorte? On n’est pas en colère contre un mathématicien ou un physicien qu’on ne comprend pas du tout, ou contre quelqu’un qui parle une langue étrangère, mais contre quelqu’un qui touche à votre propre langue, à ce «rapport», justement, qui est le vôtre...

Je vous assure que je ne cède jamais à la tentation d’être difficile pour être difficile. Ce serait trop ridicule. Je crois seulement à la nécessité de prendre le temps ou, si vous préférez, de le laisser, de ne pas effacer les plis. Pour des raisons philosophiques ou politiques, dans ses nouvelles données techno-économiques, ce problème de communication et de recevabilité est plus grave que jamais pour tout le monde, on ne peut le vivre que dans le malaise, la contradiction et le compromis.

 

En somme, vous revendiquez pour le philosophe ce qui est accordé d’emblée au scientifique: la nécessité d’une traduction, d’une explication qui soit faite par d’autres que par lui.

Jacques Derrida: Nous sommes tous des médiateurs, des traducteurs. En philosophie, comme dans tous les domaines, il faut bien compter, sans en être sûr, avec l’implicite d’une réserve accumulée, et donc sur un très grand nombre de relais (enseignement, journaux, revues, livres, media), sur la responsabilité partagée de ces relais. Pourquoi est-ce apparemment au philosophe qu’on demande d’être plus «facile» et non à tel ou tel savant encore plus inaccessible aux mêmes lecteurs? Et pourquoi pas à l’écrivain, qui pourtant ne peut inventer, frayer de nouveaux passages que dans la «difficulté», avec les risques d’une réception lente, discrète, détournée ou impossible? En vérité, voilà une autre complication, je crois que c’est toujours un «écrivain» qu’on accuse d’être «illisible», comme vous disiez, quelqu’un qui se trouve engagé dans une explication avec la langue, l’économie de la langue, les codes et les canaux de ce qui est le plus recevable.

L’accusé, c’est donc celui qui remet en contact les corps et les cérémonies de plusieurs dialectes. Si c’est un philosophe, c’est alors qu’il ne parle ni en milieu purement académique, avec la langue, la rhétorique et les usages en vigueur, ni dans cette «langue de tout le monde» dont on sait bien qu’elle n’existe pas.

Les choses sont devenues virulentes (car on ne se plaint pas toujours des gens qu’on ne peut pas lire, n’est-ce pas, heureusement), quand, après certains livres sur Husserl, j’ai accéléré ou aggravé une certaine contamination des genres[ii]. «Mélange des genres», pensait-on, mais ce n’est pas le mot juste. Alors certains lecteurs m’en voulurent peutêtre de ne plus retrouver leur territoire, leur «être-chez-soi» ou «entre-soi», leur institution, ou - pis encore - de les apercevoir depuis cet angle ou cet écart...

 

En somme, pour vous lire, il faut avoir des notions non seulement de philosophie mais aussi de psychanalyse, de littérature, d’histoire, de linguistique ou d’histoire de la peinture...

Jacques Derrida: Il y a surtout ce qui se potentialise nécessairement, qu’on le veuille ou non, d’un texte à l’autre, une espèce de chimie...

 

Pour vous lire, il faut avoir lu Derrida...

Jacques Derrida: Mais c’est vrai pour tout le monde ! Est-il abusif de compter avec un trajet passé, avec une écriture qui s’est en partie scellée elle-même, peu à peu? Comment faire autrement? Mais il est intéressant de défaire, de desceller. J’essaie aussi de recommencer à proximité du très simple, qui est parfois difficile et dangereux...

Vous savez, la «pensée» qui s’explique avec la philosophie, la science ou la littérature comme telles, etc., ne leur appartient pas totalement. Elle appelle une écriture qui parfois se lit avec une apparente facilité...

 

Comme les «Envois» de La Carte postale, par exemple...

Jacques Derrida: ... mais une écriture dont le statut, en quelque sorte, est impossible à assigner : est-ce ou non un énoncé théorique? Les signataires et destinataires sont-ils d’avance identifiables ou produits et divisés par le texte ? Les phrases décrivent-elles ou font-elles quelque chose? Par exemple, quand je dis, sur un ton indécis : «Tu viensDisposet-on de critères assurés pour en décider? Où en est la science, où en est la philosophie à cet égard? Vous pouvez traiter ou plutôt suivre la langue jusqu’au point où ces décisions ne sont plus possibles. Non pas pour dérouter ou angoisser mais parce que, cette limite atteinte, la question de la décision ou de l’interprétation est à vif (et donc celle de la responsabilité, de la réponse). Vous atteignez un bord depuis lequel ce qui paraissait assuré apparaît dans sa précarité ou dans son histoire, sans nécessairement disparaître ou s’effondrer.

 

Vous dites que ce n’est pas pour angoisser, mais cette précarité doit bien vous angoisser un peu.

Jacques Derrida: On écrit toujours en rusant avec le pire. Peut-être pour ne pas le laisser tout emporter, mais le dernier mot, vous savez, revient toujours à de la non-maîtrise, qu’il s’agisse du lecteur ou de soi. Et c’est bien ainsi. Le désir vivant d’écrire vous tient en rapport avec une terreur que vous tentez de manœuvrer tout en la laissant intacte, audible, en ce lieu où vous puissiez vous trouver, vous entendre, vous-mêmes et qui vous lit, au-delà de toute partition, donc à la fois sauvé et perdu.

 

Échapper à la partition, est-ce la même chose qu’échapper au destin? A votre destin de philosophe, par exemple?

Jacques Derrida: Vous voulez sérieusement me faire parler de mon «destin» dans ces conditions? Non. Mais si le destin, c’est une manière singulière de ne pas être libre, ce qui m’intéresse, c’est surtout ça, justement, et partout, ce croisement de chance et de nécessité, la ligne de vie, la langue propre d’une vie, même si elle n’est jamais pure. Par exemple, pour ne pas laisser votre question sans réponse: pourquoi ai-je ce rapport-ci et non un autre à la philosophie? Pourquoi, philosophe «de profession», ai-je toujours occupé cette place, à une marge qui n’est pas indéterminée, etc.? (Je sais que je vais en agacer certains, comme vous disiez, si je parle de «marge» et de «solitude» - et pourtant...)

Mon «premier» désir ne me portait sans doute pas vers la philosophie, plutôt vers la littérature, non, vers quelque chose que la littérature accueille mieux que la philosophie. Je me sens engagé, depuis vingt ans, dans un long détour pour rejoindre cette chose, cette écriture idiomatique dont je sais la pureté inaccessible mais dont je continue de rêver.

 

Qu’entendez-vous par «idiomatique»?

Jacques Derrida: Une propriété qu’on ne peut pas s’approprier, elle vous signe sans vous appartenir, elle n’apparaît qu’à l’autre, elle ne vous revient jamais sauf en des éclairs de folie qui rassemblent la vie et la mort, qui vous rassemblent mort et vif à la fois. Vous rêvez, c’est fatal, l’invention d’une langue ou d’un chant qui soient vôtres, non pas les attributs d’un «moi», plutôt le paraphe accentué, c’est-à-dire musical, de votre histoire la plus illisible. Je ne parle pas d’un style mais d’un croisement de singularités, l’habitat, les voix, la graphie, ce qui se déplace avec vous et que votre corps ne quitte jamais. Ce que j’écris ressemble dans ma mémoire à un tracé en pointillé qui tournerait autour d’un livre à écrire dans ce que j’appelle pour moi la «vieille neuve langue», la plus archaïque et la plus nouvelle, inouïe donc, présentement illisible. À Prague, la plus vieille synagogue s’appelle la Vieille-Neuve, vous savez. Ce livre serait tout autre chose que ce chemin auquel pourtant il ressemblerait encore. En tout cas une interminable anamnèse dont la forme se cherche: non seulement mon histoire mais la culture, les langues, les familles, l’Algérie d’abord...

 

Vous allez l’écrire?

Jacques Derrida: Pensez-vous... Mais l’accumulation des rêves, des projets ou des notes doit peser sur ce qu’on écrit au présent : un jour, tel morceau de livre peut tomber comme une pierre qui garde le souvenir d’une architecture d’hallucination à laquelle elle aurait pu appartenir... La pierre résonne et vibre encore, elle émet une sorte de jouissance douloureuse et indéchiffrable, on ne sait plus de qui ni pour qui...

 

La Carte postale, c’était une de ces pierres?

Jacques Derrida: Je ne sais plus.

 

Vous parliez tout à l’heure de l’Algérie, c’est là que tout a commencé pour vous...

Jacques Derrida: Ah, vous voulez que je vous dise des choses comme «Je-suis-né-à-El-Biar-dans-la-banlieue-d’Alger-famille-juive-petite-bourgeoise - assimilée - mais...» Est-ce nécessaire? Je n’y arriverai pas, il faut m’aider...

 

Comment s’appelait votre père?

Jacques Derrida: Allons bon. Il avait cinq noms, tous les noms de la famille sont cryptés, avec quelques autres, dans La Carte postale, parfois illisibles pour ceux-là mêmes qui les portent, souvent sans majuscule, comme on le ferait pour «aimé» ou «rené»...

 

À quel âge avez-vous quitté l’Algérie?

Jacques Derrida: Décidément... Je viens en France à dix-neuf ans. Je ne m’étais jamais éloigné d’El-Biar. Guerre de 40 en Algérie, donc avec les premiers grondements souterrains de la guerre d’Algérie. Enfant, je les entendais venir comme une bête, avec un sentiment de fin du monde qui était en même temps l’habitat le plus naturel, en tout cas le seul que j’aie connu. Même pour un enfant incapable d’analyser les choses, il était sûr que cela finirait dans le feu et dans le sang. Personne ne pouvait échapper à cette violence et à cette peur, même si autour de ça...

 

Vous avez des souvenirs précis de la peur?

Jacques Derrida: Vous pensez que j’ai dû en garder quelque chose? Oui, et je savais d’expérience que des couteaux pouvaient sortir à chaque instant, à la sortie de l’école, sur le stade, au milieu du cri raciste qui n’épargnait personne, l’Arabe, le Juif, l’Espagnol, le Maltais, l’Italien, le Corse... Puis, en 1940, l’expérience singulière des Juifs d’Algérie. Incomparables à celles de l’Europe, les persécutions se sont néanmoins déchaînées en l’absence de tout occupant allemand.

 

Vous en avez souffert personnellement?

Jacques Derrida: C’est une expérience qui ne laisse rien intact, un air qu’on ne cesse plus jamais de respirer. Les enfants juifs sont expulsés de l’école. Bureau du surveillant général: Tu vas rentrer chez toi, tes parents t’expliqueront. Puis les Alliés débarquent, c’est la période du gouvernement dit bicéphale (de Gaulle-Giraud) : lois raciales maintenues près de six mois, sous un gouvernement français «libre». Les copains qui ne vous connaissent plus, les injures, le lycée juif avec les enseignants expulsés sans un murmure de protestation des collègues. On m’y inscrit mais je sèche pendant un an...

 

Pourquoi?

Jacques Derrida: Dès ce moment-là, je me sens - comment dire? - aussi déplacé dans une communauté juive qui se renferme que de l’autre côté (on disait «les catholiques»). La souffrance s’apaise en France. A dixneuf ans, je crois naïvement que l’antisémitisme a disparu, du moins dans l’espace où je vivais alors. Mais, pendant l’adolescence, ce fut la tragédie, elle était présente à tout le reste (car il y avait tout le reste, qui fut peut-être aussi déterminant : vous voyez, nous cédons à la facilité ou à un certain type de curiosité en sélectionnant cette séquence; pourquoi m’en traînez-vous d’abord de ce côté-là ?). Effet paradoxal, peut-être, de ce matraquage, un désir d’intégration dans la communauté non juive, désir fasciné mais douloureux et méfiant, avec une vigilance nerveuse, une épuisante aptitude à déceler les signes du racisme, dans ses configurations les plus discrètes ou ses dénégations les plus bruyantes. Symétriquement, parfois, quelque distance impatiente à l’égard des communautés juives, quand j’ai l’impression qu’elles se referment en se posant comme telles. D’où un sentiment de non-appartenance que j’ai sans doute transposé...

 

Dans la philosophie?

Jacques Derrida: Partout. Vous parliez de hasard et de destin, eh bien, voyez pour la «profession» de philosophe. Au lendemain du baccalauréat, je savais que je voulais, comme on dit, «écrire», mais je savais à peine ce qu’était une université. À la radio, je tombe sur une émission d’orientation scolaire, un professeur d’hypokhâgne y présente sa classe, parle d’un ancien élève, Albert Camus. Deux jours après, je suis inscrit dans cette classe sans savoir alors ce qu’est l’Ecole normale...

 

C’est alors que vous avez commencé à lire Sartre, n’est-ce pas?

Jacques Derrida: Un peu plus tôt. Il joue alors pour moi un grand rôle. Modèle que j’ai depuis jugé néfaste et catastrophique, mais que j’aime; comme ce que j’ai dû aimer sans doute, et j’aime toujours ce que j’ai aimé, c’est très simple...

 

Néfaste et catastrophique! Vous y allez fort, il faut préciser...

Jacques Derrida: Vous pensez qu’il faut garder ou sélectionner ça? Allons. D’abord, je répète, Sartre m’a sans doute, hum, guidé, comme tant d’autres à cette époque. En le lisant j’ai découvert Blanchot, Bataille, Ponge - dont je crois maintenant qu’on pouvait les lire autrement. Mais enfin, Sartre, c’était lui, «l’horizon indépassable»! Les choses ont changé quand, grâce à lui mais surtout contre lui, j’ai lu Husserl, Heidegger, Blanchot... Il faudrait consacrer quelques dizaines de livres à cette question: que doit être une société comme la nôtre pour qu’un homme qui, à sa façon, a rejeté ou méconnu tant d’événements théoriques ou littéraires de son temps — disons pour faire vite la psychanalyse, le marxisme, le structuralisme, Joyce, Artaud, Bataille, Blanchot —, qui a multiplié et diffusé d’incroyables contresens sur Heidegger, parfois sur Husserl, en vienne à dominer la scène culturelle, jusqu’à devenir une grande figure populaire? Il est vrai que des œuvres-tornades peuvent traverser leur temps, bouleverser le paysage historique, l’interpréter sans paraître y rien entendre, sans être sensibles ou acquiescer à toutes les «nouveautés». Je ne crois pas que ce soit le cas de Sartre mais, tout en me posant beaucoup de questions, même sur son aimable et légendaire générosité, je partage parfois la tendresse quasi familiale de beaucoup pour cet homme que je n’ai jamais vu. Et qui n’appartient pas au temps des œuvres qui comptent pour moi...

 

Qui s’écrivaient en même temps...

Jacques Derrida: Ou bien avant, voyez Mallarmé ! Que doit être un intellectuel français pour qu’un tel phénomène se produise ou se reproduise? D’où tient-il l’autorité de ses évaluations ? Ce qui m’intéresse encore aujourd’hui, c’est surtout la France de Sartre, le rapport de notre culture à cet homme (plutôt qu’à son œuvre). Et aussi celui de Sartre à l’Université. On dit qu’il lui a échappé ou résisté. Il me semble que les normes universitaires ont décidé de son œuvre de la façon la plus intérieure, comme elles l’ont fait pour tant d’écrivains qui ignorent ou dénient ce fait. Une analyse de sa rhétorique philosophique, de sa critique littéraire et même de ses pièces ou romans gagnerait beaucoup à tenir compte, pour le meilleur et pour le pire, des modèles et de l’histoire de l’école, du lycée, de la khâgne, et de l’École normale, de l’agrégation. J’avais amorcé cet exercice, un jour, avec des étudiants, sur l’exemple du «Saint Genet». Donc un énorme écran de la culture française. Mais à le lire j’ai sans doute beaucoup appris, et même si c’est contre lui, c’est une dette. Dites-moi, c’est un entretien sur Sartre!

 

C’est que, en somme, vous faites de Sartre l’exemple parfait de ce que ne doit pas être un intellectuel...

Jacques Derrida: Je n’ai pas dit ça...

 

Mais que devrait être, alors, l’attitude d’un intellectuel par rapport à la chose politique?

Jacques Derrida: Personne ne gagnerait à ce qu’il y ait un modèle, un seul surtout. Puis la catégorie d’«intellectuel» n’a plus de limites très rigoureuses, n’en a sans doute jamais eu. Il est vrai que l’exemple de Sartre, c’est pourquoi il faut insister, incite à la prudence. Sa légitimité d’universitaire (normalien, agrégé) et d’écrivain de grande maison (ne pas séparer les deux choses, mais je vais trop vite) a donné à ses propos les plus primesautiers, légers ou graves, comme vous voudrez, une formidable autorité, celle qu’on refusait à des analystes plus rigoureux et plus intéressants. Dans les choses politiques en particulier, c’est bien connu. On pourrait prendre aujourd’hui d’autres exemples, car la chose ici ou là s’amplifie, à la mesure de nouveaux pouvoirs et de nouvelles structures (media, édition, etc.). Non qu’il faille dès lors se retirer ou s’interdire de prendre des positions publiques: tout au contraire, le moment est peut-être venu de le faire plus et mieux, c’est-à-dire autrement...

 

Cest-à-dire?

Jacques Derrida: Paradoxalement: en militant pour l’extension et la multiplication des media, des lieux d’édition et de diffusion, pour leur transformation surtout, contre les monopoles, l’homogénéité et l’appropriation. Partout où ce pouvoir se concentre, aujourd’hui, il tend à mettre la modernité technique au service des vieilleries ronronnantes et parfois de la niaiserie la plus criante. Il donne des primes à la platitude ou à la boursouflure. Si, si, ça n’est pas incompatible. Le plus consternant passe de mieux en mieux, et il est fait pour passer, il est d’avance passé. Je parle surtout de philosophie, de littérature et de discours «idéologique». À un certain nombre de signes, heureusement, on peut voir s’organiser une sorte de résistance, en une multiplicité de lieux dont par définition on n’entend pas parler. L’avenir dira (peut-être!) ce dont on ne veut pas ou ne peut pas entendre parler. Je crois qu’il faut - et j’espère que cela ne sera pas tout à fait impossible - redéfinir le rapport entre la «culture» et l’État, la double responsabilité qu’il implique. La culture d’État a toujours représenté le plus grave danger, et on n’est jamais assez vigilant à cet égard. Mais un certain antiétatisme massif peut d’une part être incapable de situer l’Etat dans la société moderne (il se trouve souvent représenté là où on le croit ou feint de le croire absent), d’autre part méconnaître ou combattre le rôle que, dans certaines conditions (difficiles à réunir), l’État pourrait, devrait aujourd’hui jouer, et qui est aussi paradoxal: donner sa chance à la «contreculture», limiter les mécanismes de standardisation, d’appropriation et de monopolisation, etc. Walter Benjamin disait à peu près ceci: la responsabilité de l’écrivain, ce n’est pas en premier lieu d’avancer des thèses révolutionnaires. Celles-ci sont désamorcées dès qu’elles se présentent dans la langue et selon les normes du dispositif culturel existant. C’est celui-ci qu’il faut aussi transformer. C’est très difficile, la définition même du «difficile». Par exemple, on pourrait essayer de comprendre comment nous en sommes venus à cet entretien: pourquoi Le Nouvel Observateur, pourquoi moi, et maintenant plutôt qu’hier ou demain, pourquoi vous, qui m’entraînez dans telle direction parmi tant d’autres possibles, pourquoi le fait d’occuper cette tribune compte peut-être plus que ce qu’on y dit ou qu’on y lit de façon cursive, etc.

 

On pourrait poser la question autrement. Si vous avez accepté de donner un entretien au Nouvel Observateur, c’est avec l’idée de transmettre quelque chose. Pour un professeur de philosophie, le lieu naturel de la transmission, c’est un amphithéâtre. Peut-on, à votre avis, parler de philosophie dans un journal ? Ou le message est-il forcément déformé?

Jacques Derrida: Un message, s’il y en a, ne reste jamais intact. Pourquoi la philosophie serait-elle réservée aux philosophes de profession? C’est d’ailleurs une profession dont la compétence est sans doute indispensable mais dont l’unité et l’histoire sont si problématiques! Un énorme travail s’amorce à ce sujet, il devrait être poursuivi dans et hors l’Université, en particulier dans la presse...

 

La philosophie pour tout le monde, c’est une idée qui vous est chère depuis longtemps, pour laquelle vous avez milité au Groupe de Recherche sur l’Enseignement de la Philosophie (Greph) et aux États généraux de la Philosophie. Peut-on vraiment, comme vous l’avez soutenu, enseigner la philosophie à un élève de sixième?

Jacques Derrida: Parmi les disciplines dites «fondamentales», pourquoi la philosophie serait-elle absente de presque tout le cycle secondaire? On enseigne très tôt les mathématiques, les langues, la littérature, l’histoire, l’économie - précisément parce que c’est difficile et qu’il y faut du temps. Si les enfants avaient accès à la philosophie, les problèmes de lecture dont nous parlions se poseraient autrement. Ils ont tous un certain rapport avec l’état du système scolaire. Personne ne pense évidemment à enseigner en sixième, et de la même façon, ce qu’on enseigne en terminale, mais il faut inventer de nouvelles situations pédagogiques, redéfinir les textes, les thèmes, les programmes, les rapports entre les disciplines.

Les expériences que nous avons tentées (et publiées) au Greph en témoignent: des enfants de dix à douze ans peuvent, dans certaines conditions, accéder à des réflexions et à des textes qui passent pour très difficiles. Dans certaines classes, j’ai entendu des enfants se plaindre et accuser: pourquoi leur avait-on interdit cela, les privant aussi d’un certain plaisir? Il y a là une masse de préjugés, d’intérêts et de phantasmes solidifiés. L’histoire en est inséparable de l’histoire de la philosophie elle-même et d’une analyse plus étroite de notre société. Le Greph essaie de faire ce travail d’analyse tout en militant pour l’extension et la transformation de l’enseignement philosophique.

 

Qu’avez-vous obtenu?

Jacques Derrida: D’abord, en son temps, et avec d’autres, que le projet Haby ne soit pas mis en œuvre (il menaçait la philosophie en terminale même). Aux États généraux de 1979, une majorité a voté pour l’extension...

 

Vous semblez dire que pour l’État la philosophie est un discours dangereux, dont il faut se méfier. Quelles sont les raisons de cette méfiance?

Jacques Derrida: Cela dépend de l’état de l’Etat. La méfiance politique envers tel ou tel discours (parfois partagée par une partie du corps enseignant) n’est pas toujours l’obstruction essentielle. Quel que soit leur régime, les sociétés industrielles tendent, par souci de rentabilité, à réduire la part des discours et des formations à productivité faible (évaluation très difficile, souvent fausse, c’est tout le problème actuel de la «finalisation» de la recherche et de la professionnalisation des études: très, très difficile, trop pour la place dont nous disposons, je laisse). Comme je l’avais dit aux États généraux, un changement politique était pour cela nécessaire mais non suffisant, il ne réglerait pas automatiquement le problème. À la veille de son élection, François Mitterrand a écrit au Greph: l’extension de la philosophie devra se faire. Nous ne cessons de rappeler cet engagement aux responsables de l’Éducation nationale...

 

La mission dont vous avez été chargé par le gouvernement (pour la création d’un Collège International de Philosophie) est-elle en rapport avec ces problèmes?

Jacques Derrida: En partie seulement. Difficile de parler en quelques mots de ce projet. Il ne se réduit pas à la nouveauté de tels aspects institutionnels: internationalité effective, absence de chaire et de poste permanent, ouverture vers les problèmes des institutions de recherche et de pédagogie, croisement d’activités philosophiques, artistiques, scientifiques, etc. Mais cette singularité même, qui devrait rendre ce nouveau lieu plus «utile» et mieux situé dans l’ensemble du dispositif de la recherche, c’est aussi pour lui un «haut risque». Et un beau risque à courir. Une institution sans aventure serait sans avenir. Tout ne fait que commencer pour celle-ci, laissons-lui le temps.

 

Vous êtes l’un des très rares philosophes à s’intéresser à la psychanalyse et à lui donner une place dans votre œuvre, non seulement comme simple référence mais dans un mouvement de va-et-vient continuel. Y a-t-il à votre intérêt des raisons philosophiques?

Jacques Derrida: Sans parler des contenus, à quoi reconnaît-on qu’une écriture - celle des psychanalystes aussi bien que celle des philosophes – ne garde parfois aucune trace de la psychanalyse? Maintenant, s’il y a quelque affinité entre quelque chose de la «subversion» psychanalytique et l’affirmation «déconstructive», disons, de la philosophie, cette dernière peut aussi viser une certaine «philosophie» de la psychanalyse.

 

Que voulez-vous dire par «subversion» psychanalytique?

Jacques Derrida: Le mot n’est pas bon, je m’en suis servi par commodité. La psychanalyse devrait obliger à repenser beaucoup d’assurances, par exemple à reconstruire toute l’axiomatique du droit, de la morale, des «droits de l’homme», tout le discours construit sur l’instance du moi, de la responsabilité consciente, la rhétorique politicienne, le concept de torture, la psychiatrie légale et tout son système, etc. Non pour renoncer aux affirmations éthiques ou politiques, au contraire, pour leur avenir même. Cela ne se fait ni dans la société psychanalytique ni dans la société tout court, en tout cas pas assez, pas assez vite. Voilà peut-être une tâche pour la pensée. Nous vivons tous, à cet égard, dans une dissociation quotidienne, terrifiante et comique à la fois, notre lot historique le plus singulier...

 

L’année dernière, vous êtes allé à Prague pour rencontrer des intellectuels tchèques. À l’aéroport, quand vous repartiez, les douaniers ont «trouvé» de la drogue dans votre valise. Vous avez passé vingt-quatre heures en prison et vous avez été libéré grâce à l’intervention du gouvernement français. Quelle a été, pendant ces vingt-quatre heures, votre expérience de la dissociation?

Jacques Derrida: Une lumière un peu plus impitoyable peut-être, mais aussi une sorte de compassion. Malgré tout, avant l’emprisonnement, il y eut cet interrogatoire de huit heures avec des fonctionnaires terrifiants qu’on pouvait plaindre aussi. Le procureur, le commissaire, la traductrice et l’avocat commis d’office savaient très bien pourquoi on avait monté ce piège, ils savaient que les autres savaient, se surveillaient, conduisaient la comédie avec une intelligence imperturbable. Ils en ont joué une autre quand ils sont venus me libérer, les mêmes, en m’appelant respectueusement Monsieur le Professeur. Comme j’ai souvent nommé Kafka (je travaillais à ce moment à un petit texte sur «Devant la loi» que j’avais avec moi, et c’est sans doute pendant que j’étais allé sur la tombe de Kafka qu’on s’est occupé de ma valise à l’hôtel), l’avocat me dit en aparté: «Vous devez avoir l’impression de vivre une histoire de KafkaEt plus tard: «Ne prenez pas la chose au tragique, considérez cela comme une expérience littéraireJe lui ai répondu que je prenais cela au tragique, mais d’abord pour lui — ou pour eux, je ne sais plus. Et puis, de mon côté, les dissociations étaient autres mais aussi peu descriptibles en quelques mots. Je connaissais le scénario et faisais, je pense, tout ce qu’il fallait faire. Mais comment décrire tous les mouvements archaïques qui se déchaînent sous cette surface, au moment du piège de la douane, de l’interrogatoire, de la première incarcération – les hurlements et les injures des gardiens à travers la porte blindée et dans le cachot même où l’un d’eux fait mine de frapper parce que je demande un avocat français, et puis la nudité, les photographies (jamais je n’ai été plus photographié de ma vie, de l’aéroport à la prison, vêtu ou nu avant de revêtir 1’«uniforme» de prisonnier...)? Tout cela forme une expérience si commune, hélas, qu’il serait indécent de la raconter à moins d’y ressaisir quelque singularité absolue, ce que je ne sais pas faire en improvisant devant un micro. La toute première fois que j’ai parlé devant une caméra de télévision, j’ai dû taire ce qui fut mon expérience et qui alors n’avait pas grand intérêt. C’était la nuit, en Allemagne, dans le train qui me ramenait de Prague. Il m’a semblé que, cette fois, je devais parler de ce qui venait de se passer, dont j’étais le seul à pouvoir témoigner et qui avait quelque intérêt général. Encore ai-je dû me contenter de généreux stéréotypes: «Je-suis-allé-là-bas-par-solidarité-avec-ceux-qui-surplace-luttent-pour-le-respect-des-droits-de-l’homme, etc. » C’était vrai, et je souhaitais surtout saluer ceux que j’avais rencontrés là-bas, hors de la prison et en prison. Mais comment voulez-vous que, dans cette situation, à quelqu’un qui me tend un micro pour Antenne 2, je dise, par exemple : «Vous savez, je me pose certaines questions sur l’état, les fondements et la fonction du discours des droits de l’homme aujourd’hui» ? Ou bien : «L’essentiel, c’est ce qui s’est dit là-bas, dans ce séminaire interdit sur la question politique du “sujet” et autres choses semblables» ? Ou bien: «Ce que j’ai vraiment vécu là-bas exigerait de tout autres formes de narration, une autre poétique que celle du journal de 12 h 45»? Ou bien: «Quelqu’un en moi paraissait malgré tout jouir de quelque chose dans cette prison, y répéter une hallucination, souhaiter que ça dure davantage, pleurer sur une trahison au moment de quitter les cinq gosses qui étaient avec moi dans la deuxième cellule»?

Imaginez la tête des journalistes et des téléspectateurs. Mais cette difficulté, que j’ai ressentie à ce moment-là de façon plus aiguë, elle est permanente, et c’est ce qui me paralyse devant chaque prise de parole, chaque apparition publique. Ici même, maintenant encore.

 

À vous entendre parler de cette expérience pragoise on comprend que vous pourriez, à partir de ces vingt-quatre heures, écrire un livre qui tiendrait à la fois de la littérature, de l’histoire, de la politique et de la philosophie...

Jacques Derrida: J’ai écrit des livres à plusieurs colonnes ou à plusieurs voix (le «Tympan» de Marges, La Double Séance, Glas, La Vérité en peinture, Pas, La Carte postale). Mais pour cette multiplicité de portées ou de tons, il faudrait inventer encore d’autres formes, d’autres musiques. Comment les faire accepter alors que la demande «dominante» exige toujours, dit-on, veut-on faire croire, plus de linéarité, de cursivité, de mise à plat? Une seule voix sur la ligne, une parole continue, voilà ce qu’on veut imposer. Cette norme autoritaire, ce serait comme un complot inconscient, une intrigue des hiérarchies (ontologiques, théologico-politiques, technico-métaphysiques), celles-là mêmes qui appellent des analyses déconstructives. Déployées avec quelque conséquence, ces analyses déstabilisent aussi bien les concepts que les institutions et les modes d’écriture. Mais comme on peut présumer qu’il y va du tout de la tradition, je ne sais pas où se situent de telles secousses. Elles nous situent. Ces événements n’ont pas lieu, ils cherchent leur lieu, dedans et dehors, leur espace est déjà étranger, en tout cas, à ce qui s’appelle l’histoire de la philosophie, mais ils l’affectent aussi d’une autre façon.

Pour ma part, je me sens aussi héritier: fidèle autant que possible, aimant, avide de relectures et de jouissances philosophiques qui ne sont pas seulement jeux d’esthète. J’aime la répétition, comme si l’avenir se fiait à nous, comme s’il nous attendait dans le chiffre d’une parole très ancienne - et qu’on n’a pas encore laissé parler. Tout cela fait un mélange bizarre, je le reconnais, de responsabilité et d’irrespect. L’attention à la scène présente y est à la fois intense, désespérée et un peu distraite, comme anachronique. Mais sans cette bizarrerie, rien ne me paraît aujourd’hui désirable. Nous avons reçu plus que nous ne croyons savoir de la «tradition», mais la scène du don oblige aussi à une sorte d’impiété filiale, grave et légère à l’égard des pensées auxquelles on doit le plus. J’aurais aimé parler ici de Kant, de Schelling ou de Hegel, de Marx, de Kierkegaard ou de Nietzsche, et puis de Levinas ou de Blanchot, ou d’autres penseurs d’aujourd’hui qui sont aussi des amis. Mais prenez l’exemple de Heidegger: eh bien, c’est au moment où ce qu’il appelle la «différence ontologique» ou la «vérité de l’être» me paraît assurer la lecture la plus rassemblante de la philosophie que je crois urgent de questionner ce rassemblement même, cette présomption d’unité, ce qu’elle exclut ou réduit encore au silence. Pourquoi ? En vue de quoi ? A-t-on le droit de parler d’une - de lamétaphysique occidentale, de sa langue, d’un seul destin ou «envoi de l’être», etc.? Dès lors tout reste ouvert, encore à penser. Cela pour répondre à votre question sur la multiplicité des portées. Elle n’exige pas toujours un dispositif scénique ou typographique en labyrinthe, elle peut faire trembler une phrase toute simple, un mot, un timbre...

 

Comme le «Viens» qui résonne dans «D’un ton apocalyptique[iii]»?

Jacques Derrida: Précisément. Ce «Viens» est un appel antérieur à tout autre discours et à tout événement, à tout ordre et à tout désir, une apocalypse qui ne termine et ne dévoile rien... Mais il était entendu que nous ne parlerions pas aujourd’hui des textes eux-mêmes, pas directement...

 

 


 

[i] Entretien avec Catherine David paru sous le titre «Derrida l’insoumis» dans Le Nouvel Observateur, 983, 9-15 septembre 1983. Nous reproduisons ici la notice de présentation : «Si la philosophie, qui fut menacée jusque dans les lycées durant le septennat de Giscard, est aujourd’hui à l’honneur sous sa forme la plus accueillante à l’avenir de l’intelligence, c’est grâce à Jacques Derrida, principal inspirateur du Collège International de Philosophie qui vient d’être créé sous l’égide de trois ministères. Pourtant, ce penseur-écrivain de cinquante-trois ans est, en France, à la fois célèbre et méconnu, respecté et ignoré. Mal-aimé des universités gardiennes des savoirs immobiles, il est aussi d’une exceptionnelle discrétion sur la scène publique. Jacques Derrida ne joue pas le jeu. Explorateur des marges, il fait vaciller dans son œuvre multiforme les limites de la philosophie, de la psychanalyse, de la littérature... À ce penseur qui voyage volontiers dans des œuvres des autres — Husserl, Kant, Freud, Nietzsche, Genet, Japès, Levinas, Leiris - on reproche souvent la difficulté de son style. Il a expliqué à Catherine David, en s’efforçant à la simplicité, quels sont, selon lui, les malentendus et les pièges qui menacent aujourd’hui la pensée.»

[ii] Allusion à Glas et à La Carte postale, entre autres.

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