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La crise de l’enseignement philosophique

Jacques Derrida

Conférence prononcée à Cotonou (Bénin) à l’ouverture d’un colloque international réunissant des philosophes africains francophones et anglophones en décembre 1978.

 Jacques Derrida, Cotonou, 1978

 

L’invitation dont vous m’avez honoré s’accompagnait d’une proposition. Celle-ci définissait un titre possible pour une éventuelle communication. Heureux de me rendre à cette invitation, et pour plus d’une raison, convaincu aussi de l’opportunité de telle proposition, j’ai aussitôt retenu ce titre et je commence par le rappeler: la crise de l’enseignement philosophique.

La proposition d’un titre ne revient pas seulement à supposer que j’aie, moi, quelque titre ou quelque justification particulière à parler de ladite «crise», et à le faire avec pertinence, ce qui peut déjà paraître incertain ou problématique. Mais laissons là ce doute. La proposition d’un tel titre comporte une autre présupposition. Elle implique - en droit - la légitimité d’un topos. Que faut-il entendre ici par topos?

C’est d’une part quelque chose dont on peut et doit parler. La crise de l’enseignement philosophique est un sujet de discours ou de réflexion, c’est pour nous un lieu commun d’analyse, de délibération, d’élaboration théorique, voire de pratique politique. Mais c’est aussi, d’autre part, la crise de l’enseignement philosophique, quelque chose qui a lieu, dont l’événement et l’emplacement sont assignables (c’est du moins, n’est-ce pas, ce que présuppose en droit le titre). Nous pourrions nommer la crise, la reconnaître en son site (historique, géographique, politique, etc.), en son site essentiel, bien sûr; et la situant, nous pourrions, en principe, savoir ou pré-comprendre ce à quoi nous nous référons quand nous disons la crise de l’enseignement philosophique, usant de ces articles définis pour marquer à la fois la généralité et la précision déterminée de la chose.

Or tout un réseau de traits contextuels nous permet, je pense, d’abord de dire «nous» et de nous entendre pour entendre cet énoncé (La crise de l’enseignement philosophique) qui à vrai dire n’est pas un énoncé puisqu’il ne dit rien au sujet de ladite crise; il a seulement la structure d’un titre qui présuppose seulement qu’il y a du sens à parler de ça, ladite crise, et quoi qu’on en dise. Et ces traits contextuels seraient suffisants pour qu’ensemble nous rapportions ce titre non pas à la crise en général de l’enseignement philosophique en général mais à un phénomène singulier, situé, qui a lieu et son lieu dans une aire historique ou géo-politique qui nous est, au moins jusqu’à un certain point, commune. D’où la généralité relative du titre, mais nous serions tous déçus et convaincus d’avoir manqué notre objet si nous ne rapportions pas notre discours, aussi étroitement que possible, à ce qui a lieu ici même, aujourd’hui. Les articles définis (la crise de lenseignement philosophique) opèrent dans ce contexte qui nous est supposé commun, à nous tous qui, en vertu d’un contrat ou d’un consensus lui-même supposé ou produit par notre convention (j’entends ce mot en anglais) nous réunissons ici pour tenir un Séminaire international sur La philosophie et le développement des sciences en Afrique. Naturellement, les limites d’un contexte sont toujours difficiles, voire impossibles à définir, et plus que jamais dans un cas comme celui-ci, d’abord parce que des choses comme la crise, l’enseignement, la philosophie, les sciences — et même l’Afrique! — posent des problèmes de limite, de frontière, d’autonomie qui font peut-être la crise elle-même; ensuite parce que le contexte effectif de ce Séminaire sera, dans une certaine mesure difficile à évaluer, défini par ce qui s’y dira et par la manière dont les participants traiteront leur propre contrat.

Je ne multiplie pas ces remarques sur la structure de la référence, la valeur de contextualité ou de contrat, l’article défini dans un titre, etc., pour vous égarer dans des généralités linguistiques ou logico-grammaticales ou pour détourner dans des protocoles une certaine urgence, de quelque façon qu’on la détermine: historiquement, politiquement, scientifiquement, philosophiquement. Au contraire, je procède ainsi pour tenter de déterminer cette urgence et pour soumettre à votre discussion quelques hypothèses sur la nature de cette urgence.

Pour reconnaître plus strictement, en sa singularité, l’urgence qui nous provoque ici, je proposerai d’abord de dénoncer deux alibis.

Ils ont tous deux la forme de la généralité, ce qui n’est pas un mal en soi, mais aussi d’une généralité vide et destinée à éviter l’ici-maintenant qui nous situe.

Premier alibi, première généralité, première trivialité aussi: la philosophie, nous dirait-on, n’est pas seulement un projet universel et sans frontière historique, linguistique, nationale. Ce serait aussi un projet structuré en permanence par sa propre crise. La philosophie aurait toujours été l’expérience même de sa propre crise, elle aurait toujours vécu de s’interroger sur sa propre ressource, sur sa propre possibilité, dans l’instance critique où il s’agirait de juger ou de décider (krinein) de sa propre signification, comme de sa survie, et de s’évaluer, de se poser la question de ses titres et de sa légitimité. Dès lors le mouvement autocritique, si on peut dire, appartiendrait au plus propre du philosophique en tant que tel. La philosophie se répéterait et reproduirait sa propre tradition comme enseignement de sa propre crise et comme paideia de l’autocritique en général. Cette paideia va toujours de pair, et rien de fortuit à cela, avec une assurance que je dirai, sans facilité, impérialiste de la philosophie. La philosophie est une ontologie et sa paideia une encyclopédie. Elle est en droit de définir et de situer toutes les régions de l’étant ou de l’objectivité. Elle n’a pas d’objet propre particulier parce qu’elle légifère sur l’objectivité en général. Elle domine de façon justement critique, pour leur assigner leurs limites et leur légitimité, toutes les sciences dites régionales. Dominant le champ des disciplines et des sciences dites régionales, le cultivant et y marquant des bordures de propriété, l’onto-encyclopédie philosophique est chez elle partout, et son mouvement autocritique n’est que la reproduction de sa propre autorité.

Ce schéma est bien connu, pardonnez-moi de le rappeler ici. S’introduire à la philosophie, enseigner la philosophie, c’est souvent authentifier ce schéma. Sans le disqualifier en tant que tel, sans même avoir ici les moyens ou le temps de le discuter, je le situerai ici comme un alibi. Pourquoi un alibi?

Parce que nous avons cessé d’habiter simplement le lieu où une telle crise était destinée à se reproduire. Nous ne l’avons pas simplement quitté — et c’est pourquoi le schéma de cette répétition n’a pas tout d’un coup cessé de nous requérir — mais nous l’avons en quelque sorte débordé, ou plutôt nous sommes débordés en tant que nous nous serions identifiés en ce lieu. Car ce que nous appelons aujourd’hui, en nous servant d’un vieux langage, «crise de la philosophie», participe déjà d’une tout autre nécessité historique: où ce qui vient en «crise», c’est cette perpétuation même du philosophique comme liberté autocritique et (c’est le même) comme projet onto-encyclopédique lié à l’universitas, comme répétition de soi à travers le langage du krinein, à travers la possibilité de la décision, selon une logique du décidable, autrement dit de l’opposition, qu’elle soit ou non dialectique, et dialectique idéaliste ou matérialiste. L’époque de la déconstruction — et en me servant de ce mot, par économie je ne nomme ni une méthode (fût-elle critique, car la déconstruction n’est pas simplement une critique), ni une technique, ni même un discours, qu’il soit philosophique, métaphilosophique ou scientifique - serait l’époque où, à travers toutes les instances classiquement identifiées au titre de l’historique, du politique, de l’économique, du psychologique, du logique, du linguistique, etc., viendrait à vaciller l’autorité de la philosophie, son autorité à la fois autocritique et onto-encyclopédique. Et donc, avec elle, le concept même de «crise» en tant qu’il appartient à une logique de l’opposition et de la décidabilité. Crise de la crise, si vous voulez, mais vous voyez bien que les deux occurrences ne sont ici que des homonymes: «crise» n’a pas deux fois le même sens. Quand la crise de la crise concerne le mode de production et de reproduction du philosophique en tant que tel, de l’autocritique et de l’onto-encyclopédique lui-même, il y va naturellement aussi de l’enseignement, de cet élément de la tradition qu’on appelle en Occident paideia, skholè, universitas, etc., notions que je n’assimile pas entre elles et sur lesquelles je reviendrai dans un instant.

Je décris là en termes très abstraits une situation dont les effets nous assiègent de la façon la plus sensible, la plus quotidienne. Ces effets paraissent parfois terribles et implacables, parfois aussi terriblement délivrants et irrespirablement nouveaux.

Or il n’y a sans doute rien de fortuit dans la synchronie paradoxale qui nous rassemble ici. Au moment où, de façon sans doute très diverse, très inégale et inégalement thématisée, les différentes traditions philosophiques européennes sont travaillées par ces ébranlements déconstructifs — qui ne sont ni la fin ni la mort de la philosophie —, à ce moment même, dans ce continent, comme on dit, qui s’appelle l’Afrique, des peuples, des nations et des États ont à définir pratiquement (je veux dire non seulement selon une opération conceptuelle de définition mais dans la mise en œuvre concrète et détaillée des institutions culturelles et des politiques pédagogiques) un nouveau rapport au philosophique. Ces peuples, ces nations et ces États – ce n’est pas nécessairement la même chose, et cette non-coïncidence pose, vous le savez, de redoutables problèmes - ont à définir ce nouveau rapport après des mouvements de décolonisation de type divers, voire dans le processus même d’une décolonisation en cours. Si le concept de décolonisation et d’abord de colonisation pouvait avoir un sens radical, que devrait-il ici s’ensuivre? Que ce nouveau rapport au philosophique, pour n’être ni colonisé ni néo-colonisé, ne devrait importer ni l’autorépétition de la philosophie occidentale, ni même sa crise ou ses «modèles» de crise, ni même ses valeurs de propriété et de réappropriation qui ont pu parfois imposer leur nécessité stratégique aux mouvements de libération et de décolonisation. L’idée même d’importation ou le motif opposé de non-importation appartiennent à la même logique. D’où l’extraordinaire difficulté - théorique et pratico-politique: comment faire plus et autre chose que renverser et (donc) réapproprier? Cette difficulté — plus que critique — est commune et aux mouvements de déconstruction et aux mouvements de décolonisation. Car je crois — et je le dis d’un mot, mais sans facilité démagogique ou déférence conventionnelle à l’égard de mes hôtes, plutôt comme cette sorte d’Africain déraciné que je suis, né à Alger dans un milieu dont il sera toujours difficile de dire s’il était colonisant ou colonisé — qu’entre l’effectivité de l’époque déconstructrice et l’effectivité des décolonisations, la concaténation historique est nécessaire, irréductible, de part en part signifiante. Dire qu’elle est historique, c’est encore qualifier cette concaténation en puisant à l’une des ressources conceptuelles (ici un certain concept d’histoire) qui ne vont plus de soi. Si elle est, comme la philosophie et comme la déconstruction du philosophique, interminable, c’est que la décolonisation ne peut être effective ni sur le simple mode de la réappropriation ni sur le simple mode de l’opposition ou du renversement. Poussée à son extrême limite, et c’est là qu’elle est interminable, elle ne devrait importer, intérioriser ou garder en soi ni ce qui lie le philosophique à une autre nation, une autre culture, un autre État, je veux dire à leur modèle non moins qu’à leur réalité (à supposer que ces dissociations aient même un sens), ni même, par conséquent, le modèle ou la réalité de leur crise, voire le style de leur déconstruction. Car il n’y a pas la déconstruction, il y a des mouvements singuliers, des styles plus ou moins idiomatiques, des stratégies, des effets de déconstruction hétérogènes d’un lieu à l’autre, d’une situation (historique, nationale, culturelle, linguistique, voire «individuelle») à l’autre. Cette hétérogénéité est irréductible et sa prise en compte est essentielle à toute déconstruction. Ici je risquerai très vite une proposition pour la soumettre à votre discussion.

Un des aspects européens de la crise - s’il y en a – tient aux différences nationales. C’est sans doute là un trait permanent et structurel de la philosophie, de la crise de la philosophie et de la philosophie comme crise et comme unité qui ne se pose que dans sa précarité critique. Les différences nationales, c’est aussi vrai en Europe, comme vous savez, ne recoupent pas rigoureusement les différences linguistiques, pas plus d’ailleurs que les différences étatiques. Or à toute cette multiplicité dont je ne peux tenter ici de démêler l’entrelacement, correspondent des différences philosophiques qui ne se limitent pas seulement à des questions de style, de méthode, voire de champ problématique, au sens conventionnel et prétendument externe de ces termes. Ces différences sont parfois si graves — par exemple entre les philosophies dites continentales et les philosophies dites anglo-saxonnes - que les conditions minimales d’une communication et d’une coopération viennent à manquer. Le contrat minimal d’un code commun n’est plus assuré, et en parlant de code je ne vise pas seulement l’élément strictement linguistique de ces règles d’échange. A l’intérieur d’une même aire linguistique, par exemple l’anglophonie britannique ou américaine, le même brouillage ou la même opacité peuvent interdire la communication philosophique et faire même douter de l’unité du philosophique, du concept ou du projet supposé derrière le mot «philosophie» qui risque alors de n’être chaque fois qu’un leurre homonymique. Ces deux exemples (idiomes européens dits continentaux et idiomes anglo-saxons) se sont imposés à moi parce qu’ils croisent, à travers toutes sortes d’autres surdéterminations, ce qu’on voudrait identifier comme les données proprement africaines de notre problème, d’un problème ou d’une problématicité qui n’affecte pas seulement tel ou tel contenu — l’enseignement philosophique, la philosophie et le développement des sciences, etc., mais aussi la rigueur et l’unité du «proprement africain». Quels que soient les processus de décolonisation, de constitution ou de reconstitution culturelle, nationale ou étatique, quelles que soient les stratégies et les politiques linguistiques des différents pays d’Afrique à cet égard, compte aura dû être tenu de ce qui se passe, de ce qui passe ou ne passe pas entre ces deux aires ou forces politico-philosophiques dites européennes. Elles ont été et elles restent à beaucoup d’égards dominantes. Or si l’unité même du philosophique paraît si précaire et énigmatique à travers ces différences nationales ou autres, comment cette crise se surdétermine-t-elle dans des aires culturelles et politiques non européennes mais encore marquées, sur un mode ou sur un autre, par ces types de philosophie européenne? Cette domination n’a pas nécessairement la forme facilement identifiable de l’hégémonie politico-économique, qu’elle soit coloniale ou néo-coloniale. Il reste que, on le sait bien, la maîtrise peut encore s’exercer à travers la (une) langue philosophique, au sens le plus large de ce mot, quand les autres formes de domination, les plus spectaculaires et les plus codées, battent en retraite. Comme je suppose que cette question essentielle de la langue ne manquera pas d’être présente à ce Séminaire, je voudrais définir, sans prémisse et sans démonstration — faute de temps — ce qui me paraît pouvoir être proposé à votre examen et débattu au cours de la discussion, comme le principe d’une politique de la langue en ce domaine. Sans doute faut-il ici éviter un linguisticisme ou un logocentrisme qui prétendrait régler tous les problèmes par des décisions volontaires concernant le langage, la langue ou le discours. Néanmoins, c’est aussi, paradoxalement, une position logocentriste que celle qui, faisant de la langue un médium transparent ou un accident extrinsèque, secondarise la donnée linguistique. Ce principe, je l’énoncerai de façon sommaire: il n’y a pas le choix, et le choix qu’il n’y a pas n’est pas entre une langue et une autre, un groupe de langues et un autre (avec tout ce qui s’entraîne dans une langue). Tout monolinguisme et tout monologisme restaure la maîtrise ou la magistralité. C’est en traitant autrement chaque langue, en greffant les langues les unes sur les autres, en jouant de la multiplicité des langues et de la multiplicité des codes à l’intérieur de chaque corpus linguistique qu’on peut lutter à la fois contre la colonisation en général, contre le principe colonisateur en général (et vous savez qu’il s’exerce bien audelà des zones qu’on dit soumises à la colonisation), contre la domination de la langue ou par la langue. L’hypothèse sousjacente à cet énoncé, c’est que l’unité de la langue est toujours un simulacre investi et manipulé. Il y a chaque fois des langues dans la langue et la rigueur structurelle du système de la langue est à la fois un dogme positiviste de la linguistique et un phénomène introuvable. J’ai tenté de le démontrer ailleurs. Tout cela ne va pas sans conséquence politique; mieux, c’est un thème politique, de part en part.

Il traverse aussi l’espace qui rapporte la philosophie aux sciences. A ce sujet aussi, je devrai me limiter à l’énoncé sommaire d’une proposition. Elle concerne une sorte de double bind, d’une double postulation contradictoire, de deux exigences incompatibles et simultanées. Partons de ce fait que si toute langue philosophique garde en elle un lien irréductible à une langue dite naturelle (ou maternelle), la tendance du langage scientifique allant au contraire vers une formalisation croissante, cette polarité organise, dynamise une sorte de front étrange. L’autonomisation croissante des sciences et des pouvoirs technos-cientifiques, indissociablement techno-scientifiques, tend à échapper, et d’abord par la formalisation, l’auto-juridiction axiomatique, la réappropriation des instances épistémologiques par chaque science, etc., à l’autorité du philosophique comme science des sciences, ontologie générale ou logique absolue, onto-encyclopédie. Par là les sciences permettent en même temps de résister plus efficacement au pouvoir politique monologique qui s’exerce à travers la philosophie et que des forces nationales ou continentales peuvent exercer. Ce pouvoir ne s’exerce pas seulement à travers toute l’«idéologie» (je me sers de ce mot par commodité, conscient qu’il appartient encore à ce qu’il s’agit ici de déconstruire) d’une sorte de centralisme philosophique, de tribunal de dernière instance et d’hégémonie onto-encyclopédique; il s’exerce aussi, indissociablement, à partir de ce qui lie ce projet hégémonique à une langue ou une famille de langues naturelles européennes. Dans cette mesure, tout mouvement formalisateur (et il y en a toujours déjà dans la langue philosophique elle-même, de même qu’il y a toujours encore de la «naturalité» linguistique dans les langues scientifiques) développe des moyens de résister à l’hégémonie onto-encyclopédique, c’est-à-dire aussi, ne l’oublions pas, à la structure étatique et même au concept de l’État dont on pourrait montrer qu’il est indissociable, dans son histoire et dans son architecture, de cette hégémonie philosophique.

Mais inversement — et c’est pourquoi j’ai parlé de double bind et de front étrange - le développement des sciences peut comporter des risques contre lesquels la critique philosophique, sous sa forme classique ou sous une forme plus propre à détecter les philosophèmes dogmatiquement impliqués par le discours soi-disant scientifique, peut encore être indispensablement efficace. Ces risques, certes, ce n’est pas le développement des sciences en lui-même qui les produit, mais qu’est-ce que ce même, cet en-lui-même? Du côté des sciences physico-mathématiques, l’investissement techno-économique se laisse de moins en moins dissocier du processus scientifique «lui-même». Ce qu’on appelle la politique de la science n’est plus à cet égard une discipline secondaire et il n’est pas de développement des sciences qui ne la mette immédiatement en jeu, qu’on en soit conscient ou non. C’est là qu’une vigilance critique trouve à s’exercer et elle met en œuvre des instruments d’analyse, des formes de question, des schémas problématiques qui relèvent de la critique philosophique et qui supposent une connaissance experte de l’histoire de la philosophie, comme histoire et comme combinatoire de possibilités conceptuelles. Un État qui entend ne pas laisser sa politique de la science arraisonnée par des forces qu’il combat et qui peuvent progresser sur un terrain de dogmatisme ou d’obscurantisme pré-scientifique doit former des philosophes et étendre le champ de l’analyse philosophique dans ses programmes d’éducation. Il est vrai que c’est quelquefois contre l’État lui-même que cette critique philosophique peut tourner sa vigilance, qu’il s’agisse de la rationalité étatique en tant que telle ou des forces déterminées et particulières qui se sont pour un temps approprié le pouvoir d’État. D’où le retors du problème, du problème théorique et du problème stratégique. Il est toujours difficile de savoir où est l’État.

Ce que je viens de dire des sciences physico-mathématiques vaut a fortiori des sciences dites humaines, prises une à une ou dans leur ensemble groupé. Elles offrent un terrain privilégié aux investissements idéologiques les plus ingénus et, à la fois, les plus massivement manipulables par des forces ou des intérêts (politico-économiques ou autres). Le pré-critique, le pré-philosophique, voire le pré-scientifique ou pré-épistémologique guette les sciences humaines comme une proie facile et précieuse. Ce qui prend ici forme de nodosité, et ce qui donne au nœud la structure, une fois encore, de double bind, c’est que le pré-critique qui retient ou retarde les sciences dites humaines est souvent de nature philosophique: ce sont souvent des résidus de vieux philosophèmes non reconnus comme tels qui viennent, de façon plus ou moins cohérente, pré-déterminer le discours des dites sciences. Et, bien entendu, la place de l’Etat — qui peut être aussi la place des forces déterminées qu’il représente à un moment donné — est d’autant plus difficile à assigner quand il est nécessaire de développer à la fois les sciences et leurs instruments critiques, la philosophie et les instruments d’une déconstruction philosophique.

Pour répondre à l’urgence d’une telle requête, il faut sans doute se priver d’un deuxième alibi. Il a rapport, justement, à la question de l’État. Et il prend aussi, au premier abord, la forme de la généralité anhistorique. La philosophie a toujours été, par essence, liée à son enseignement, disons au moins à une paideia qui a pu devenir à un moment donné de l’histoire «enseignement», au sens étroit qui lie la pratique éducative à un certain concept ou à une certaine institution du signe. En tout cas on n’a jamais conçu ni vécu la philosophie sans ce rapport dialectico-pédagogique que nous appelons aujourd’hui «enseignement». Il s’ensuit que, pour les raisons que j’évoquais tout à l’heure, la crise permanente, fondatrice, institutrice de la philosophie aura toujours été simultanément une crise du pédagogique. Mais si nous voulons situer ce qui a lieu pour nous, aujourd’hui, il faut sans doute revenir de la généralité flottante de ce schéma à une détermination historico-géographique, politique, époquale en général, plus stricte. C’est, disons, le moment où en Europe les structures de l’enseignement philosophique en viennent à s’étatiser, directement ou indirectement. Je ne peux pas ici m’engager dans l’analyse de ce processus qui date de la première moitié du XIXe siècle. Je remarque simplement qu’il n’est pas fortuitement contemporain de grandes entreprises coloniales d’un type nouveau et que, pour ce qui concerne l’exemple français, l’imposition coloniale de modèles pédagogiques venait, au moins pour une part (car il faut en exclure la pédagogie des Missions qui, elle, relevait de modèles pré-révolutionnaires et pré-étatiques) installer les structures étatiques en cours de constitution en France.

Dès lors la spécificité des crises de l’enseignement philosophique aura toujours un rapport étroit avec ce phénomène d’étatisation, qu’il s’agisse des États européens, de quelque nature qu’ils soient, ou des États africains, soit que les structures de leur étatisation (notamment en ce qui concerne les dispositifs scolaires et universitaires) restent analogues à des modèles européens, soit qu’elles s’en écartent ou s’y opposent. Comment le processus d’étatisation vient-il régler les rapports entre la philosophie et son enseignement, entre l’enseignement de la philosophie et l’enseignement des sciences, des sciences dites humaines et des autres, entre sa «politique-de-la-science» et sa «politique-de-la-philosophie», etc., voilà une portée de la question dont on ne peut pas, me semble-t-il, réduire la nécessité dès lors qu’on s’interroge sur la crise de l’enseignement philosophique. A ce degré de grande généralité, cette question me paraît valoir aussi bien pour l’«Europe» que pour l’«Afrique», noms propres que je mets pour l’instant entre guillemets pour les raisons que j’ai dites tout à l’heure. Pas plus qu’à l’unité de la philosophie (européenne ou africaine), je ne crois qu’on peut se fier aujourd’hui à l’unité du «proprement européen» ou du «proprement africain» en général. La crise de la crise est là. Et si la critique de l’«ethnophilosophie» me paraît aussi légitime pour l’Europe que pour l’Afrique (et à vrai dire elle renvoie à un projet de réappropriation, comme à une valeur de propre très commune à toute philosophie comme telle), je crois que sa radicalisation est nécessaire et elle ne peut alors laisser intact aucun critère d’unification ou d’identification essentielle, surtout pas le géographique.

Si donc ladite crise de l’enseignement philosophique a toujours un rapport profond avec les voies de l’étatisation, ses formes varieront d’une entité étatique à une autre, même si cette entité est une formation récente, instable ou provisoire.

Il est donc clair que je ne vous parlerai pas, d’abord parce que je n’aurais rien à vous en dire, de la crise de l’enseignement philosophique en Afrique même. Compte tenu des généralités que j’ai cru devoir rappeler, je doute que cette «crise» y ait une unité, fût-elle unité de crise, à moins qu’elle ne soit liée à la crise de l’unité africaine, ce qui est encore autre chose. Ensuite parce que de la diversité des situations africaines, je n’ai pas les moyens ni la prétention de vous apprendre quoi que ce soit. Enfin parce que la scène d’un Européen ou même d’un Eurafricain venant diagnostiquer une crise de l’enseignement africain devant des philosophes, chercheurs et enseignants africains paraît insupportablement dérisoire.

Je vous parlerai donc de tout autre chose. Si je vous apporte seulement un témoignage limité sur mon expérience de ladite crise en France, ce ne sera surtout pas pour procéder à l’exportation d’un «modèle» de crise ou de réponse à une situation «critique». Je sélectionnerai cependant dans cette très brève présentation quelques traits de la situation française dont l’analyse et la discussion me paraîtront pouvoir, en raison d’un certain réseau d’analogies que je forme par hypothèse, s’élargir dans une certaine mesure au-delà de la France.

Considérons d’abord tel révélateur spectaculaire d’une crise naturellement plus ancienne et plus structurelle. Il s’agit justement d’une intervention de l’État dans son propre appareil d’éducation. Ce qu’on a appelé, depuis, la Réforme Haby, mettait en place, dès 1975, tout un ensemble de dispositions qui devrait aboutir assez rapidement - le processus est déjà en cours — à la quasi-disparition de l’enseignement et de la recherche philosophiques en France. Je ne peux pas analyser en détail les procédures et les attendus de cette Réforme. A beaucoup d’égards, elle ne faisait qu’accentuer une politique déjà ancienne et sa pièce principale, pour ce qui concerne la philosophie, c’était une réduction massive de l’enseignement philosophique dans les lycées, dans cette classe de Terminale qui était une des spécificités du modèle français de l’enseignement secondaire. Les motivations explicites et implicites de cette Réforme sont nombreuses et mériteraient une longue analyse. Je me limiterai aux points suivants:

 

1. Nécessité techno-économique — à un certain stade du développement et à une certaine phase du marché dans la société industrielle — de détourner une grande quantité d’étudiants de disciplines considérées en France comme «littéraires» et non scientifiques. Quand je dis «nécessité» je traduis l’interprétation intéressée de certains technocrates ou gérants du système en question et non nécessité objective. La non-rentabilité de la philosophie dans cette société industrielle — sa non-rentabilité immédiate -, qu’elle partagerait avec toutes les «humanités» et notamment l’histoire, avait justifié depuis des années déjà une orientation active, voire violente et forcenée, des élèves sélectionnés comme les «meilleurs» vers les disciplines scientifiques dans les lycées. Bien que cette politique «techno-scientiste» réponde à une demande du marché capitaliste et parfois même à une demande expressément formulée par les représentants du patronat français, on peut raisonnablement penser qu’elle serait maintenue, pour l’essentiel, par une gestion dite de «gauche» de la même société techno-industrielle, si du moins l’on prend en compte l’état réel de la philosophie et de la philosophie de l’éducation dans les parties de gauche traditionnels. Rien dans leurs programmes n’annonce autre chose que des réformes secondaires à cet égard. L’idée fondamentale de l’éducation reste la même. C’est pourquoi lorsque le Greph (Groupe de Recherches sur l’Enseignement philosophique) — dont je dirai quelques mots tout à l’heure - a organisé la lutte contre la Réforme Haby, ce n’était pas seulement en prenant des positions originales par rapport aux partis de gauche et aux syndicats (même s’il faisait ici ou là alliance avec eux dans telle ou telle phase de la lutte), c’était aussi avec la conviction que cette lutte devrait continuer dans ce qui était alors la perspective et l’espérance d’une arrivée de la gauche au pouvoir. Nous savions qu’alors la lutte serait autre, peut-être plus facile, sur un terrain nouveau en tout cas, mais nous ne nous faisions aucune illusion: il faudrait continuer à se battre pour éviter que la même interprétation, imposée par les contraintes du marché, intérieur et mondial, l’alignement sur les systèmes d’éducation d’autres pays industriels (notamment européens, dans le cadre dit de l’unité de l’Europe), pour éviter donc que la même interprétation et la même politique ne s’imposent sous l’autorité de la «gauche». Ces craintes modérées étaient, comme on le sait depuis quelques mois, encore optimistes.

 

2. Autre motivation (non avouée celle-là) de la Réforme Haby: la destruction de la «classe de philosophie» devrait soustraire la masse des lycéens à l’exercice de la critique philosophique et politique. De la critique historique aussi: chaque fois que la classe de philosophie a été menacée en France, depuis le XIXe siècle, l’enseignement de l’histoire a également été visé, pour des raisons politiques analogues. La classe de philosophie était le seul lieu où la modernité théorique, des éléments de marxisme et de psychanalyse, par exemple, avaient chance d’être abordés. Jamais avant, jamais après pour ceux qui ne se spécialisaient pas dans ces directions — et qui donc risquaient d’être d’autant moins nombreux à le faire qu’ils n’y étaient pas initiés avant les études universitaires. Après 68, tous les signes d’une surveillance répressive s’étaient d’ailleurs multipliés à l’encontre de la Terminale, de certains de ses élèves et de certains de ses professeurs.

 

3. En étouffant l’enseignement philosophique dès le Lycée, on laissait s’installer sans critique une idéologie - et finalement des contenus philosophiques implicites mais très déterminés - qui s’étaient insinués, nécessairement, à travers les autres enseignements. Ces autres enseignements, ce sont surtout (non pas uniquement mais surtout) les enseignements «littéraires» (langue et littérature, française et étrangère) mais aussi, et c’est ce point que je veux souligner, les enseignements dits de «sciences humaines» - et notamment de sciences économiques et sociales — que simultanément on tente de développer dans les lycées. Dans le principe, rien à reprocher à de tels enseignements, à condition qu’ils soient dispensés de façon critique, qu’ils ne soient pas, directement ou indirectement, normés par des impératifs idéologiques et/ou techno-économiques. Or tout, dans les conditions effectives et concrètes de ces enseignements, laisse craindre que ces «sciences» dites humaines, économiques et sociales soient l’objet de discours non critiques et lestés de contenus idéologiques très déterminés. Et donc aussi d’une certaine philosophie implicite; car le front ne s’installe pas ici entre la philosophie et la non-philosophie, mais entre des pratiques et des contenus philosophiques déterminés. La Réforme Haby ne représente pas une anti-philosophie, mais certaines forces elles-mêmes liées à une certaine configuration philosophique qui, dans une situation historico-politique, a intérêt à favoriser telle ou telle structure institutionnelle.

Bien que le Greph ne se soit pas constitué en réponse au projet de Réforme Haby, bien que son Avant-Projet (dont je pourrai lire quelques passages au cours de la discussion) date d’avant ladite Réforme, il est vrai que le Greph s’est considérablement étendu à travers toute la France, il a mieux fait connaître ses positions, son programme de recherches et d’action dans le contexte d’urgence créé par le projet gouvernemental. Plutôt que de déployer tout le discours que le Greph a tenté d’avancer depuis quelques années, il me paraît préférable de définir la position singulière qu’il a prise devant la Réforme Haby, en un moment précisément où la «crise» paraissait la plus urgente et la plus spectaculaire. Cette position me paraît assez révélatrice quant à l’ensemble de notre problématique. Le Greph s’est opposé simultanément aux forces représentées par la position gouvernementale — et donc à la politique visant à la disparition de l’enseignement philosophique — et aux forces qui semblaient sur un mode conservateur vouloir défendre le statu quo et la classe de Terminale telle qu’elle était. En fait ces deux positions apparemment antagonistes devaient aboutir, étant donné l’état réel de l’enseignement dans ces Terminales et la politique générale de l’éducation, à la même conséquence: l’asphyxie progressive de tout enseignement philosophique. La singularité du Greph a consisté à exiger que non seulement on continue à enseigner la philosophie, de manière non optionnelle, non facultative, en Terminale mais qu’on lui accorde le droit reconnu à toute autre discipline, à savoir un enseignement progressif et «long» depuis les plus «petites» classes. Cela supposait naturellement une réélaboration générale des contenus, des méthodes, des rapports interdisciplinaires, etc. C’est cette réélaboration qui occupe les groupes qui se sont constitués à l’intérieur du Greph et qui rassemblent des enseignants du secondaire et du supérieur, des élèves et des étudiants. Naturellement le Greph n’est pas seulement un groupe de recherches théoriques, c’est aussi un mouvement qui entend intervenir dans l’institution, selon des modes politiques spécifiques qui ne sont ni ceux des partis ou des syndicats (notre indépendance est à cet égard précieuse et absolue, même si certains d’entre nous appartiennent à des organisations politiques et syndicales) ni ceux d’une organisation professionnelle et corporative. Je pourrais, si vous le souhaitez, vous donner plus de précisions sur les textes et les arguments concernant ce que nous appelions d’abord la «progressivité» de l’enseignement philosophique. Ce qui était alors, et reste, notre mot d’ordre, avait pour cible le verrou politico-sexuel qui réservait l’accès à l’enseignement philosophique au jeune homme de dix-sept ou dix-huit ans appartenant le plus souvent à une certaine classe sociale et venant à la philosophie une fois que les autres enseignements (notamment celui des «humanités» et des sciences dites «humaines») avaient joué leur rôle d’imprégnation idéologique. Plutôt, donc, que de reprendre toute notre argumentation à ce sujet (et elle touche, on s’en aperçoit vite, au tout de la tradition philosophique et de son enseignement car cet enjeu de l’âge est une sorte de révélateur général), plutôt que de vous parler des luttes et des expérimentations engagées autour de ce mot d’ordre, il me paraît préférable d’insister ici sur les raisons pour lesquelles nous avons très vite abandonné le mot de «progressivité» et l’avons remplacé par celui d’«extension». Il me paraît préférable d’y insister parce qu’il y va justement du rôle de l’Etat dans cette crise, et quelles que soient les forces que prétend servir ou sur lesquelles prétend s’appuyer cet État, même si ce sont des forces «progressistes» ou de «gauche». De quoi s’agit-il?

Très vite, et à l’intérieur même du Greph, une certaine équivoque est apparue, liée au mot, sinon à la chose dite «progressivité» de l’enseignement philosophique. On s’est demandé si la répartition de l’enseignement philosophique sur de nombreuses années ne risquait pas de conduire à une dispersion et à une désarticulation empiriste; ou encore de réitérer l’enseignement traditionnel en l’affaiblissant, en le rendant plus accessible aux détournements idéologiques ou à sa dissolution dans des disciplines non philosophiques; ou encore d’étendre l’imperium philosophique, voire, dans telle ou telle situation politique, l’hégémonie de telle ou telle philosophie devenue subrepticement philosophie officielle, philosophie d’Etat, et dispensée comme un dogme tout au long de la scolarité. Dans ce cas-là, le mot d’ordre de la progressivité reproduirait, voire aggraverait une situation qu’on voulait au contraire transformer de fond en comble. A cette objection, que nous avons prise au sérieux et qui à vrai dire avait tout de suite été envisagée à l’intérieur du Greph, notre réponse était en son principe la suivante. Sans doute la valeur de progressivité relève-t-elle de la pédagogie la plus traditionnelle. Nous ne devons pas la recevoir comme une nouveauté ni surtout la «fétichiser». Mais dans une phase déterminée de la lutte, il était stratégiquement opportun d’exiger pour l’enseignement philosophique le respect de normes traditionnelles qui rendait légitime que d’autres disciplines bénéficient d’un enseignement long et «progressif». Une fois acquise une extension légitime et dite «naturelle», d’autres débats pourront se développer plus facilement quant aux contenus et aux formes des enseignements, à leurs articulations, à leurs communications, entre eux et avec le dehors de l’école. Les propositions du Greph quant à la progressivité visaient toutes cette transformation profonde. Et je voudrais citer ici telle déclaration par laquelle j’avais alors exprimé, je crois, une préoccupation essentielle du Greph, et que je soumets à votre discussion parce qu’elle me paraît d’une portée assez générale pour valoir au-delà du contexte étroitement français où elle fut formulée: «Bien entendu, si, sous prétexte de progressivité, on réinstaurait un apprentissage, voire un dressage aux finalités suspectes, si on distribuait une «formation» orientée comme un progrès vers l’accomplissement harmonieux de quelque telos, quel qu’il soit, il faudrait, il faudra sûrement combattre une telle réappropriation dont le risque (ou la sécurité) réapparaîtront toujours. D’autres fronts se dessineront. Mais une fois que la philosophie ne sera plus le lot d’une classe, l’élargissement du champ rendra le travail, les échanges critiques, les débats et les affrontements plus effectifs. En tout cas, cela du moins est sûr d’ores et déjà, refuser l’extension de l’enseignement philosophique sous prétexte que le motif de la «progressivité» ne résout pas tous les problèmes et peut être réapproprié par le camp qu’on dit adverse, c’est accréditer un argument mystificateur, qu’il soit ou non avancé de bonne foi. Mystificateur et sans avenir, la démonstration en est faite. Il faut au contraire travailler dès maintenant à créer les conditions d’une extension et d’une transformation de l’enseignement dit philosophique, ouvrir des débats, élaborer des expérimentations, y associer le plus grand nombre d’enseignants, d’étudiants et d’élèves, non seulement dans la «discipline» philosophique, non seulement dans l’école. Le processus est en cours, nous en avons plus d’un symptôme, et le terrain des luttes à venir s’y prescrit déjà.» (Réponses à la Nouvelle Critique, mai-juin 1975, repris dans Qui a peur de la philosophie, ouvrage collectif du Greph, Paris, Flammarion, 1977.)

Depuis cette époque, le Greph a multiplié ses actions, ses groupes de travail, étendu les conséquences de ses premiers mots d’ordre, en particulier du côté de ce que nous appelons maintenant la nécessaire «délocalisation» du corps enseignant: mobilité, dé-hiérarchisation, circulation des enseignants selon de nouveaux modes de «formation». Nous pourrons, si vous le souhaitez, y revenir au cours de la discussion. Ce que je voudrais simplement situer, ou au moins nommer, sinon analyser, avant de conclure, ce sont les types de difficulté que rencontre le Greph dans son travail théorique et dans son activité militante. Peut-être cette typologie n’est-elle pas, dans sa généralité, limitée à la scène française. La loi de cette typologie, c’est la nécessité et parfois l’impossibilité de lutter sur deux fronts, en démultipliant les portées et les rythmes de cette lutte.

1. D’une part, nous pensons devoir maintenir l’unité de la discipline philosophique contre tous les tropismes séduisants des sciences humaines (psychanalyse, sociologie, économie politique, ethnologie, linguistique, sémiotique littéraires, etc.), et à travers cette unité la force critique de la philosophie et des épistémologies philosophiques. Et il est vrai que des enseignants en nombre croissant auraient tendance à céder à ces tropismes et donc de limiter la formation des élèves ou des étudiants, leur entraînement à la vigilance critique devant tous les contenus idéologiques, les dogmatismes ou les philosophèmes pré-critiques qui guettent constamment le discours des sciences humaines.

Mais d’autre part, nous ne voulons pas assumer ce que ce mot d’ordre («unité et spécificité de la discipline») peut comporter de réactif, voire parfois d’obscurantiste. Il est souvent mis en avant par les représentants les plus légitimes, en tout cas officiels, de l’institution. Nous luttons donc à la fois pour que le souci de la spécificité philosophique, jusqu’à un certain point, soit maintenu devant une dispersion pseudo-scientifique, et en fait faiblement philosophique, mais aussi pour étendre le champ de la scientificité dans l’enseignement, même s’il peut paraître menacer la représentation que se font certains philosophes de l’unité intouchable de leur discipline. Cette contradiction ou cette loi de double bind, dont je nomme sèchement la fatalité, vous savez qu’elle peut avoir des effets très concrets dans notre pratique. Pour la traiter au fond, il faudrait déployer évidemment un long et puissant discours sur le scientifique et le philosophique, sur une «crise» qui déborde sans doute ce que Husserl aurait voulu conjurer sous le titre de Crise des Sciences européennes...[i] ou de Crise de l’humanité européenne et la philosophie[ii].

2. Dans ses rapports à l’État, à tout ce qu’il tente de programmer de l’enseignement de la philosophie et de ses rapports aux enseignements et aux pratiques scientifiques, à tous les modes de formation et de reproduction par lesquels l’État finalise le système éducatif, le Greph tente d’être aussi indépendant, maître de ses critiques, de sa problématique, de ses motifs d’action, comme il tente de l’être par rapport au code dominant du politique, aux partis, organisations syndicales et associations corporatives. Loin d’être un facteur de dépolitisation, cette liberté (relative) et cette distance sans détachement devraient nous permettre au contraire de re-politiser les choses, de transformer le code politique dominant et d’ouvrir à la politisation des zones de questionnement qui lui échappaient pour des raisons toujours intéressées et intéressantes. Cette liberté (relative) par rapport aux structures étatiques, nous ne cherchons pas à la prendre d’abord par rapport à un État en général, à l’État en soi, mais, aussi précisément que possible, par rapport aux forces particulières qui, dominant les pouvoirs d’État à un moment donné, lui dictent — par exemple — sa politique de la science et de la philosophie.

Car d’autre part, inversement, notre rapport à l’État n’est ni simple ni homogène. Une certaine rationalité étatique nous paraît non seulement accordée à l’unité du philosophique que nous ne voulons pas abandonner purement et simplement, mais représenter le moyen le plus puissant de lutter contre les forces ou les intérêts de classe (par exemple) qui profiteraient de l’empirisme ou de l’anarchisme politique. Certes. Il n’en reste pas moins que sous sa forme la plus accomplie, la rationalité étatique-philosophique (qu’on la pense de façon hégélienne de droite ou de gauche, marxiste ou non marxiste, etc.) doit aussi rester à portée de questionnement (théorique) ou de mise en question (pratique).

3. Toutes ces contradictions qui traversent la réflexion et la pratique du Greph, nous tâchons de ne pas nous les dissimuler et nous les croyons signifiantes. Elles reviennent peut-être toutes, dans leur généralité la plus formalisée, à la nécessité de ne renoncer ni à une déconstruction (du philosophique, de ce qui lie le philosophique à l’Etat, à l’enseignement, aux sciences, etc.), ni à une critique philosophique dans la forme la plus exigeante et la plus effective, aujourd’hui, ici, maintenant, de sa tradition. Ne renonçant ni à la déconstruction ni à la critique, le Greph se divise, se différencie, se partage selon les lieux, les individus, les urgences, les situations. Il n’a pas de statut, en quelque sorte, pas de place et de forme fixe. Il a bien eu des statuts provisoires mais l’histoire de ces statuts montre bien qu’il n’a jamais pu ni voulu se donner un statut. C’est pour le moment, quant à la contradiction que je viens de nommer, un lieu un peu vague où un consensus minimal se renouvelle depuis quatre ans pour une pratique relativement commune et surtout pour un débat aussi vigilant et aussi libéral que possible.

Un débat aussi vigilant et aussi libéral que possible, c’était aussi la promesse de ce colloque, et c’est ce qui m’a encouragé à y apporter - comme un salut - ce témoignage et à vous parler de ce lieu ou depuis ce lieu qui se nomme le Greph. Dont j’oubliais de préciser que, si français qu’il paraisse, et confiné pour l’instant dans ses frontières, il a, dès son Avant-Projet, marqué qu’il n’entendait pas «exclure la portée de ces problèmes hors de France». Et de fait, plus d’un groupe de travail a essayé de tenir compte de problématiques et de situations non françaises ou non européennes, parfois en travaillant avec des camarades du Greph non français. Ils sont assez nombreux, en Europe, en Amérique du nord et du sud, et surtout en Afrique où l’on connaît des problèmes analogues, ce qui n’est en rien fortuit pour l’Afrique francophone.

Ce témoignage très limité, je pourrais peut-être essayer de l’étendre et de l’argumenter, si vous le souhaitez, au cours de nos discussions. Mais je voulais surtout insister sur ce fait: la relation que j’ai faite ou analysée ne comportait aucun message. Elle n’était pas, cette relation, un rapport sur l’état de la philosophie, de l’enseignement de la philosophie et des sciences à vous adressé par un correspondant étranger, pas même un rapport sur les rapports entre l’État et la Philosophie. Plutôt le préambule un peu long, pardonnez-moi, aux questions que je voudrais vous poser, comme à la discussion à laquelle j’espère prendre part, une manière un peu lente, la mienne, de me

préparer à vous écouter.

 


 

[i] [Cf. E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, traduit de l’allemand et préfacé par Gérard Granel, Paris, Gallimard, 1976].

[ii] [Cf. ibid., p. 347 sqq.].

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