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FICHUS
. DISCOURS DE FRANCFORT[i]
Jacques Derrida

Galilée, Paris, Collection La philosophie en effet (27 mars 2002)

Texto en castellano

Walter Benjamin

Madame le Maire, Monsieur le Consul général, cher Professeur Waldenfels, chers Collègues, chers Amis,

Je vous en demande pardon, je m’apprête à vous saluer et à vous remercier dans ma langue.

La langue sera d’ailleurs mon sujet: la langue de l’autre, la langue de l’hôte, la langue de l’étranger, voire de l’immigrant, de l’émigré ou de l’exilé. Qu’est-ce qu’une politique responsable fera du pluriel et du singulier, à commencer par les différences entre les langues dans l’Europe de demain et, à l’exemple de l’Europe, dans la mondialisation en cours? Dans ce qu’on appelle de façon de plus en plus douteuse la mondialisation, nous nous trouvons en effet au bord de guerres qui sont moins que jamais, depuis le 11 septembre, sûres de leur langue, de leur sens et de leur nom.

En exergue à ce modeste et sobre témoignage de reconnaissance, permettez-moi de lire d’abord une phrase que Walter Benjamin[ii] un jour, une nuit, rêva, lui, en français. Il la confia en français à Gretel Adorno, dans une lettre qu’il lui adressa le 12 octobre 1939, depuis la Nièvre où il se trouvait interné. Cela s’appelait alors en France un «camp de travailleurs volontaires». Dans son rêve, qui fut, à l’en croire, euphorique, Benjamin se dit ceci, en français donc: «Il s’agissait de changer en fichu une poésie Et il traduit: «Es handelte sich darum, aus einem Gedicht ein Halstuch zu machen Tout à l’heure, nous caresserons ce «fichu», cette écharpe ou ce foulard. Nous y discernerons telle lettre de l’alphabet que Benjamin crut y reconnaître en rêve. Et «fichu», nous y viendrons aussi, ce n’est pas n’importe quel mot français pour dire écharpe, châle ou foulard de femme.

Rêve-t-on toujours dans son lit, et la nuit? Est-on responsable de ses rêves? Peut-on en répondre? Supposez que je rêve. Mon rêve serait heureux, comme celui de Benjamin.

En ce moment même, m’adressant à vous, debout, les yeux ouverts, m’apprêtant à vous remercier du fond du coeur, avec les gestes unheimlich ou spectraux d’un somnambule, voire d’un brigand venu mettre la main sur un prix qui ne lui était pas destiné, tout se passerait donc comme si j’étais en train de rêver. de l’avouer même: en vérité, je vous le dis, en vous saluant avec gratitude, je crois rêver. Même si le brigand ou le contrebandier ne mérite pas ce qui lui arrive, comme dans un récit de Kafka, le mauvais élève qui se croit appelé, tel Abraham, à la place du premier de la classe, son rêve paraît heureux. Comme moi.

Entre rêver et croire qu’on rêve, quelle est la différence? Et d’abord qui a le droit de poser cette question? Est-ce le rêveur plongé dans l’expérience de sa nuit ou le rêveur à son réveil? Un rêveur saurait-il d’ailleurs parler de son rêve sans se réveiller? Saurait-il nommer le rêve en général? Saurait-il l’analyser de façon juste et même se servir du mot «rêve» à bon escient sans interrompre et trahir, oui, trahir le sommeil?

J’imagine ici deux réponses. Celle du philosophe serait fermement «non»: on ne peut tenir un discours sérieux et responsable sur le rêve, personne ne saurait même raconter un rêve sans s’éveiller. Cette réponse négative, dont on pourrait donner mille exemples de Platon à Husserl, je crois qu’elle définit peut-être l’essence de la philosophie. Ce «non» lie la responsabilité du philosophe à l’impératif rationnel de la veille, du moi souverain, de la conscience vigilante. Qu’est-ce que la philosophie, pour le philosophe? L’éveil et le réveil. Tout autre, mais non moins responsable, serait peut-être la réponse du poète, de l’écrivain ou de l’essayiste, du musicien, du peintre, du scénariste de théâtre ou de cinéma. Voire du psychanalyste. Ils ne diraient pas non mais oui, peut-être, parfois. Ils diraient oui, peut-être parfois. Ils acquiesceraient à l’événement, à son exceptionnelle singularité: oui, peut-être peut-on croire et avouer qu’on rêve sans se réveiller; oui, il n’est pas impossible, parfois, de dire, en dormant, les yeux fermés ou grand ouverts, quelque chose comme une vérité du rêve, un sens et une raison du rêve qui mérite de ne pas sombrer dans la nuit du néant.

Quant à cette lucidité, cette lumière, cette Aufklärung d’un discours rêveur sur le rêve, j’aime justement penser à Adorno[iii]. J’admire et j’aime en Adorno quelqu’un qui n’a cessé d’hésiter entre le «non» du philosophe et le «oui, peut-être, parfois cela arrive» du poète, de l’écrivain ou de l’essayiste, du musicien, du peintre, du scénariste de théâtre ou de cinéma, voire du psychanalyste. En hésitant entre le «non» et le «oui, parfois, peut-être», il a hérité des deux. Il a pris en compte ce que le concept, la dialectique même, ne pouvait concevoir de l’événement singulier, et il a tout fait pour assumer la responsabilité de ce double héritage.

Que nous suggère en effet Adorno? La différence entre le rêve et la réalité, cette vérité à laquelle le «non» du philosophe nous rappelle avec une inflexible sévérité, ce serait ce qui lèse, blesse ou «endommage» (beschädigt) les plus beaux rêves et vient y déposer la signature d’une tache, d’une souillure (Makel). Le «non», on pourrait dire en un autre sens la négativité que la philosophie opposerait au rêve, ce serait une blessure dont les plus beaux rêves portent à jamais la cicatrice.

Un passage de Minima Moralia[iv] le rappelle, que je privilégie pour deux raisons. En premier lieu, Adorno y dit comment les plus beaux rêves sont gâtés, lésés, mutilés, «endommagés» (beschädigt), blessés par la conscience éveillée qui nous fait savoir qu’ils sont pure apparence (Schein) au regard de la réalité effective (Wirklichkeit). Or le mot dont Adorno se sert alors pour dire cette blessure, beschädigt, c’est celui-là même qui apparaît dans le sous-titre des Minima Moralia: Reflexionen aus dem beschädigten Leben. Non pas «réflexions sur» une vie blessée, lésée, endommagée, mutilée, mais «réflexions depuis ou à partir» d’une telle vie, aus dem beschädigten Leben: réflexions marquées par la douleur, signées par la blessure. La dédicace du livre à Horkheimer explique ce que la forme de ce livre doit à la vie privée et à la condition douloureuse de «l’intellectuel en émigration» (ausgegangen vom engsten privaten Bereich, dem des Intellektuellen in der Emigration).

Je choisis aussi ce passage de Minima Moralia pour rendre aujourd’hui un hommage reconnaissant à ceux qui ont institué le prix Adorno et en respectent un certain esprit. Comme toujours chez Adorno, voilà son plus bel héritage, ce fragment théâtral fait comparaître la philosophie en un seul acte, sur une même scène, devant l’instance de tous ses autres. La philosophie doit répondre devant le rêve, devant la musique -représentée par Schubert-, devant la poésie, devant le théâtre et devant la littérature, ici représentée par Kafka: «Lorsqu’on s’éveille au milieu d’un rêve, même du pire cauchemar, on est déçu et l’on a l’impression d’avoir été frustré de la meilleure part. Mais les rêves heureux, comblés, sont en réalité aussi rares que l’est, selon Schubert, la musique joyeuse. Même le rêve le plus beau porte comme une tache (wie ein Makel) sa différence par rapport à la réalité, la conscience de ne nous procurer que de simples illusions. Voilà pourquoi les rêves les plus beaux ont comme une fêlure (wie beschädigt). Une telle expérience est fixée de façon inégalable dans la description du théâtre de verdure d’Oklahoma dans L’Amérique, de Kafka

Adorno fut hanté par ce théâtre d’Oklahoma dans l’Amerika de Kafka, surtout quand il rappelle ses recherches expérimentales aux Etats-Unis, ses travaux sur le jazz, sur un certain caractère fétichiste de la musique, sur les problèmes posés par la production industrielle des objets culturels, là où sa critique entend, il le dit lui-même, répliquer au Benjamin de Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit. Que cette critique soit justifiée ou non, comme tant d’autres, à l’endroit de Benjamin, nous aurions plus que jamais besoin de la méditer aujourd’hui. En analysant un certain devenir-marchandise de la culture, elle annonce aussi une mutation structurelle du capital, du marché cyberspatial, de la reproduction, de la concentration mondiale et de la propriété.

Le pire cauchemar (nous pouvons en multiplier les exemples historiques depuis le début du siècle jusqu’à la semaine dernière), nous serions donc déçus d’en être réveillés, car il nous aura donné à penser l’irremplaçable, une vérité ou un sens que la conscience risque de nous dissimuler au réveil, voire d’ensommeiller de nouveau. Comme si le rêve était plus vigilant que la veille, l’inconscient plus pensant que la conscience, la littérature ou les arts, plus philosophiques, plus critiques, en tout cas, que la philosophie.

Je m’adresse donc à vous dans la nuit comme si au commencement était le rêve. Qu’est-ce que le rêve? Et la pensée du rêve? Et la langue du rêve? Y aurait-il une éthique ou une politique du rêve qui ne cède ni à l’imaginaire ni à l’utopie, qui donc ne soit pas démissionnaire, irresponsable et évasive? C’est d’Adorno que je m’autorise encore pour commencer de la sorte, et plus précisément d’un autre propos d’Adorno qui me touche d’autant plus que, comme je le fais moi-même de plus en plus souvent, trop souvent peut-être, Adorno y parle littéralement de la possibilité de l’impossible, du «paradoxe de la possibilité de l’impossible» (vom Paradoxon der Möglichkeit des Unmöglichen). Dans Prismen, à la fin de son «Portrait de Walter Benjamin», en 1955, Adorno écrit ceci, dont je voudrais faire une devise, au moins pour toutes les «dernières fois» de ma vie:

 

«Sous la forme du paradoxe de la possibilité de l’impossible, il [Benjamin] réunit pour la dernière fois la mystique et l’Aufklärung, le rationalisme émancipateur. Il a banni le rêve sans le trahir (ohne ihn zu verraten) et sans se faire le complice de l’unanimité permanente des philosophes, selon laquelle cela ne se peut[v]

 

La possibilité de l’impossible, dit ainsi Adorno, die Möglichkeit des Unmöglichen. Ne pas se laisser impressionner par «l’unanimité permanente des philosophes», à savoir la première complicité à rompre et cela même dont il faut commencer par s’inquiéter si l’on veut penser un peu. Bannir le rêve sans le trahir (ohne ihn zu verraten), voilà ce qu’il faut, selon Benjamin, l’auteur d’un Traumkitsch[vi]: se réveiller, cultiver la veille et la vigilance, tout en restant attentif au sens, fidèle aux enseignements et à la lucidité d’un rêve, soucieux de ce que le rêve donne à penser, surtout quand il nous donne à penser la possibilité de l’impossible. La possibilité de l’impossible ne peut être que rêvée, mais la pensée, une tout autre pensée du rapport entre le possible et l’impossible, cette autre pensée après laquelle depuis si longtemps je respire et parfois m’essouffle dans mes cours ou dans mes courses, elle a peut-être plus d’affinité que la philosophie même avec ce rêve. Il faudrait, tout en se réveillant, continuer de veiller sur le rêve. De cette possibilité de l’impossible, et de ce qu’il faudrait faire pour tenter de la penser autrement, de penser autrement la pensée, dans une inconditionnalité sans souveraineté indivisible, hors de ce qui a dominé notre tradition métaphysique, j’essaie à ma manière de tirer quelques conséquences éthiques, juridiques et politiques - qu’il s’agisse du temps, du don, de l’hospitalité, du pardon, de la décision ou de la démocratie à venir.

Je n’ai pas encore commencé à vous dire toute ma reconnaissance, mais je viens, pour m’en autoriser, d’entendre Adorno parler de Benjamin, ces deux expatriés dont l’un ne revint jamais et dont il n’est pas sûr que l’autre soit jamais revenu. Tout à l’heure j’évoquerai encore un Benjamin tourné vers Adorno. Comme il m’arrivera souvent de citer ainsi, eh bien, c’est encore une citation de Benjamin par Adorno qui m’encourage à penser que mon usage des citations devrait être ici tout sauf académique, protocolaire et conventionnel, mais plutôt, encore une fois, inquiétant, déroutant, voire unheimlich. Deux pages plus haut, dans le même texte, Adorno rappelle que Benjamin «prenait à la lettre (wörtlich) la phrase de Sens unique selon laquelle les citations dans les travaux ressemblaient aux brigands des chemins (wie Raüber am Wege) qui surgissent brusquement afin de dépouiller le lecteur de ses convictions[vii]». Sachez-le, celui que vous honorez aujourd’hui d’un grand prix qu’il n’est pas sûr de mériter, c’est aussi quelqu’un qui risque toujours, surtout quand il cite, de ressembler plus aux «brigands des chemins» qu’à tant d’honorables professeurs de philosophie, fussent-ils ses amis.

Je rêve. Je somnambule. Je crois avoir rêvé, pour vous donner à entendre ma gratitude devant l’immense privilège qui m’est aujourd’hui accordé, je rêve encore sans doute de savoir vous parler non seulement en brigand mais poétiquement, en poète. Du poème dont je rêve, je ne serai sans doute pas capable. Et d’ailleurs, dans quelle langue aurais-je pu l’écrire ou le chanter? Ou le rêver? Je serais partagé entre, d’une part, les lois de l’hospitalité, à savoir le désir de l’hôte reconnaissant qui devrait s’adresser à vous dans votre langue, et, d’autre part, mon attachement invincible à un idiome français sans lequel je suis perdu, plus exilé que jamais. Car ce que je comprends et partage le mieux, avec Adorno, jusqu’à la compassion, c’est peut-être son amour de la langue, et même une sorte de nostalgie pour ce qui aura pourtant été sa propre langue. Nostalgie originaire, nostalgie qui n’a pas attendu la perte historique ou effective de la langue, nostalgie congénitale qui a l’âge de notre corps-à-corps avec la langue dite maternelle - ou paternelle. Comme si cette langue avait été perdue dès l’enfance, dès le premier mot. Comme si cette catastrophe était vouée à se répéter. Comme si elle menaçait de revenir à chaque tournant de l’histoire, et pour Adorno jusqu’à l’exil américain. Dans sa Réponse à la question traditionnelle «Was ist deutsch[viii]», en 1965, Adorno confiait que son désir de revenir des Etats-Unis en Allemagne, en 1949, fut d’abord dicté par la langue. «Ma décision de revenir en Allemagne, dit-il, était à peine motivée par le besoin subjectif, par le mal du pays (vom Heimweh motiviert). Il y avait aussi une motivation objective. C’est la langue (Auch ein Objektives machte sich geltend. Das ist die Sprache)

Pourquoi y a-t-il là plus qu’une nostalgie et autre chose qu’un affect subjectif? Pourquoi Adorno tente-t-il de justifier son retour en Allemagne par un argument de la langue qui serait ici une raison «objective»? Son plaidoyer devrait être exemplaire aujourd’hui pour tous ceux qui cherchent, dans le monde, mais en particulier dans l’Europe en construction, à définir une autre éthique ou une autre politique, une autre économie, voire une autre écologie de la langue: comment cultiver la poéticité de l’idiome en général, son chez-soi, son oikos, comment sauver la différence linguistique, qu’elle soit régionale ou nationale, comment résister à la fois à l’hégémonie internationale d’une langue de communication (et pour Adorno, c’était déjà l’anglo-américain), comment s’opposer à l’utilitarisme instrumental d’une langue purement fonctionnelle et communicative sans pour autant céder au nationalisme, à l’Etat-nationalisme ou au souverainisme Etat-nationaliste, sans donner ces vieilles armes rouillées à la réactivité identitaire et à toute la vieille idéologie souverainiste, communautariste et différentialiste?

Adorno s’engage en effet, parfois dangereusement, dans une argumentation complexe à laquelle j’avais consacré, il y a près de vingt ans, une longue discussion tourmentée dans un séminaire sur le «nationalisme», sur «Kant, le Juif, l’Allemand», sur le «Was ist deutsch» de Wagner et ce que j’appelais alors, pour surnommer une énigmatique spécularité, un grand et terrible miroir historique, la «psyché judéo-allemande». J’en retiens seulement deux traits.

 

A. Le premier soulignerait, de façon classique, certains oseraient dire inquiétante, les privilèges de la langue allemande. Double privilège, quant à la philosophie et quant à ce qui unit la philosophie à la littérature: «La langue allemande, note Adorno, présente manifestement une affinité élective pour la philosophie (eine besondere Wahlverwandtschaft zur Philosophie), une affinité pour la spéculation à laquelle l’Occident reproche non sans raison d’être dangereusement fumeuse S’il est difficile de traduire des textes philosophiques de haut niveau, comme la Phénoménologie de l’esprit ou la Science de la logique de Hegel, c’est que l’allemand, pense Adorno, enracine ses concepts philosophiques dans une langue naturelle qu’il faut connaître dès l’enfance. D’où, entre philosophie et littérature, une alliance radicale - radicale parce que nourrie aux mêmes racines, celles de l’enfance. Pas de grand philosophe, dit Adorno citant Ulrich Sonnemann, qui ne soit un grand écrivain. Et comme il a raison! A propos de l’enfance, qui fut un de ses thèmes insistants, à propos de la langue de son enfance, est-ce un hasard si Adorno y revient juste après deux brefs aphorismes célèbres sur les Juifs et le langage:«Der Antisemitismus ist das Gerücht über die Juden» et «Fremdwörter sind die Juden der Sprache» [«L’antisémitisme, c’est la rumeur qui court à propos des Juifs» et «Les mots étrangers sont les Juifs du langage][ix]? Est-il fortuit, donc, qu’Adorno nous confie aussitôt après la «tristesse incommensurable» (fassungslose Traurigkeit), la «mélancolie» (Schwermut) avec laquelle il prend conscience d’avoir spontanément laissé «se réveiller», c’est son mot, la langue de son enfance, plus précisément d’avoir laissé se réveiller, comme s’il poursuivait un rêve éveillé, un rêve diurne, une forme dialectale de son enfance, de sa langue maternelle, celle qu’il avait parlée dans sa ville d’origine, qu’il appelle alors Vaterstadt. Muttersprache et Vaterstadt :

«Un soir de tristesse incommensurable (An einem Abend der fassungslosen Traurigkeit), je me surpris à faire usage du subjonctif ridicule et erroné d’un verbe lui-même plus tout à fait correct en haut allemand, et qui fait partie du dialecte parlé dans ma ville natale. Je n’avais pas entendu-et encore bien moins utilisé- cette forme erronée et familière depuis mes premières années de classe. Une mélancolie (Schwermut) qui m’entraînait irrésistiblement vers les gouffres de l’enfance (in den Abgrund der Kindheit) réveilla cette résonance ancienne qui attendait, impuissante, en leur fonds (weckte auf dem Grunde den alten, ohnmächtig verlangenden Laut). Tel un écho, le langage me renvoya l’humiliation que m’infligeait l’adversité, en oubliant ce que j’étais devenu.»

Rêve, idiome poétique, mélancolie, «Abîme de l’enfance», Abgrund der Kindheit qui n’est autre, vous l’avez entendu, que la profondeur d’un fond (Grund) musical, de la secrète résonance de la voix ou des vocables qui attendent en nous, comme au fond du premier nom propre d’Adorno, mais sans pouvoir (auf dem Grunde den alten, ohnmächtig verlangenden Laut). Ohnmächtig, j’y insiste: sans pouvoir, vulnérables. Si le temps m’en était donné, j’aurais aimé faire plus qu’esquisser une reconstitution; j’aurais exploré une logique de la pensée d’Adorno qui tente de façon quasi systématique de soustraire toutes ces faiblesses, ces vulnérabilités, ces victimes sans défense à la violence, voire à la cruauté de l’interprétation traditionnelle, c’est-à-dire à l’arraisonnement philosophique, métaphysique, idéaliste, dialectique même, et capitalistique. L’exposition de cet être-sans-défense, cette privation de pouvoir, cette vulnérable Ohnmächtigkeit, cela peut être aussi bien le rêve, la langue, l’inconscient, que l’animal, l’enfant, le Juif, l’étranger, la femme. «Sans défense», Adorno le fut moins que Benjamin, mais il le fut aussi lui-même, selon le mot de Jürgen Habermas[x], dans un livre dédié à la mémoire d’Adorno:

 

«Adorno était sans défense.(...) face à “Teddie”on pouvait sans mal se donner le rôle de l’adulte qui “a raison”. Adorno n’a jamais en effet été en mesure de s’assimiler les comportements d’immunisation adaptative conformes à la réalité qui sont le propre de l’adulte. Il est resté un étranger au sein de toutes les institutions et ce n’est pas qu’il l’ait voulu.[xi]»

 

B. Un autre trait de Was ist deutsch compte davantage à mes yeux. Une mise en garde critique suit cet éloge de la «propriété spécifique et objective de la langue allemande (eine spezifische, objektive Eigenschaft der deutschen Sprache)». On y reconnaît un garde-fou indispensable pour l’avenir politique de l’Europe ou de la mondialisation: tout en luttant contre les hégémonies linguistiques et ce qu’elles déterminent, il faudrait commencer par «déconstruire» et les phantasmes onto-théologico-politiques d’une souveraineté indivisible et les métaphysiques Etat-nationalistes. Adorno veut certes, et comme je le comprends, continuer à aimer la langue allemande, à cultiver cette intimité originaire avec son idiome mais sans nationalisme, sans le «narcissisme collectif» (kollektiven Narzissmus) d’une «métaphysique de la langue». Contre cette métaphysique de la langue nationale, dont on connaît bien la tradition et la tentation, dans ce pays et dans d’autres, la «vigilance», dit-il encore, la veille du veilleur doit être «infatigable».

«Celui qui rentre [sous-entendu: de l’exil] et qui a perdu le contact naïf avec ce qui fait sa spécificité [celle de la langue] devra, tout en conservant son intimité avec sa propre langue, faire preuve d’une vigilance infatigable (mit unermüdlicher Wachsamkeit) pour échapper à toute supercherie que cette langue pourrait faciliter; il devra éviter de croire que ce que j’aimerais qualifier d’excédent métaphysique de la langue allemande (den metaphysischen Überschuss der deutschen Sprache) suffit à garantir la vérité de la métaphysique qu’elle propose, ou de la métaphysique en général. Peut-être me sera-t-il permis d’avouer que c’est pour cette raison que j’ai écrit Jargon der Eigentlichkeit. (...) Le caractère métaphysique de la langue ne constitue pas un privilège. Ce n’est pas à lui qu’il faut imputer une profondeur qui devient suspecte au moment où elle se glorifie elle-même. Il en est de même du concept d’âme allemande. (...) Aucun de ceux qui écrivent en allemand et qui savent combien la langue marque leur pensée ne devrait oublier les critiques de Nietzsche à ce sujet[xii]

Cette référence au Jargon der Eigentlichkeit nous entraînerait trop loin. Je préfère entendre dans cette profession de foi un appel à une nouvelle Aufklärung. Adorno déclare un peu plus loin que c’est ce culte métaphysique de la langue, de la profondeur et de l’âme allemande qui a fait accuser le siècle des Lumières de «superficialité» et d’«hérésie».

Madame le Maire, chers collègues, chers amis, quand j’ai demandé de combien de temps de parole je disposais, j’ai reçu de trois personnes trois réponses différentes. Elles furent dictées, j’imagine, par une inquiétude légitime autant que par le désir: ce fut d’abord 15 à 20 minutes, puis 30 minutes, enfin de 30 à 45 minutes. Or je n’ai pas encore commencé à effleurer -tant l’économie d’un tel discours est cruelle -la dette qui me lie à vous, à la ville et à l’université de Francfort, à tant de collègues et d’amis (en particulier les professeurs Habermas et Honneth), à tous ceux et à toutes celles qui, à Francfort et dans ce pays, me pardonneront de ne les nommer que dans une note cursive[xiii]. Ils sont si nombreux, les traducteurs (à commencer par Stefan Lorenzer ici même aujourd’hui), les étudiants, les éditeurs qui m’ont déjà offert la grâce de leur hospitalité, depuis 1968, dans les universités de Berlin, de Freiburg-im-Breisgau, de Heidelberg, de Kassel, de Bochum, de Siegen et surtout de Francfort, par trois fois, et l’an dernier encore, lors de conférences sur l’Université, d’un séminaire commun avec Jürgen Habermas ou déjà, en 1984, d’un grand symposium sur Joyce.

Avant de me précipiter vers la conclusion, je ne veux oublier ni le «fichu» dans le rêve de Benjamin, ni la table des matières d’un livre virtuel sur ce prix Adorno, un livre et un prix dont je n’espère plus être capable et digne un jour. Je vous ai parlé de langue et de rêve, puis d’une langue rêvée, puis d’une langue de rêve, cette langue qu’on rêve toujours de parler, voici maintenant la langue du rêve, comme on dirait après Freud.

Je ne vous imposerai pas une leçon de philologie, de sémantique ou de pragmatique. Je ne suivrai pas les dérivations et les usages de ce mot extraordinaire, «fichu». Il signifie des choses différentes selon qu’il figure un nom ou un adjectif. Le «fichu», et c’est le sens le plus apparent dans la phrase de Benjamin, cela désigne donc un châle, la pièce d’étoffe qu’une femme peut se mettre, en toute hâte, sur la tête ou autour du cou. Mais l’adjectif «fichu» dénote le mal: ce qui est mauvais, perdu, condamné. Un jour de septembre 1970, voyant venir sa mort, mon père malade me confia: «Je suis fichu Si je vous adresse un discours si onirophilique aujourd’hui, c’est que le rêve est l’élément le plus accueillant au deuil, à la hantise, à la spectralité de tous les esprits et au retour des revenants (par exemple ces pères d’adoption que furent pour nous, entre autres et jusque dans leurs dissensions, Adorno ou Benjamin, et peut-être Adorno pour Benjamin). Le rêve est aussi un lieu hospitalier à l’exigence de justice comme aux espérances messianiques les plus invincibles. Pour «fichu», on dit parfois «foutu» en français, mot qu’on entend aussi bien dans le registre eschatologique de la fin ou de la mort que dans le registre scatologique de la violence sexuelle. L’ironie s’y insinue parfois: «Il s’est fichu de quelqu’un», cela signifie «il s’est moqué de quelqu’un, il ne l’a pas pris au sérieux ou n’a pas assumé ses responsabilités à son égard».

Benjamin commence ainsi la longue lettre qu’il écrit donc en français à Gretel Adorno, le 12 octobre 1939, d’un camp de travailleurs volontaires dans la Nièvre:

 

«J’ai fait cette nuit sur la paille un rêve d’une beauté telle que je ne résiste pas à l’envie de le raconter à toi. (...) C’est un des rêves comme j’en ai peut-être tous les cinq ans et qui sont brodés autour du motif “lire”. Teddie se souviendra du rôle tenu par ce motif dans mes réflexions sur la connaissance

 

Message à destination de Teddie, d’Adorno, donc, le mari de Gretel. Pourquoi Benjamin raconte-t-il ce rêve à la femme, non au mari? Pourquoi quatre ans auparavant, c’est aussi en écrivant à Gretel Adorno[xiv] que Benjamin répond à des critiques un peu autoritaires et paternelles qu’Adorno, comme souvent, lui avait adressées, dans une lettre[xv], au sujet précisément du rêve, des rapports entre les «figures oniriques» et l’«image dialectique». Je laisse cette ruche de questions en sommeil.

Le long récit qui suit remet en scène (c’est ma propre sélection interprétative) un «vieux chapeau de paille», un «panama» que Benjamin avait hérité de son père et qui portait, dans son rêve, une large fente sur sa partie supérieure, avec des «traces de couleur rouge» sur les bords de la fente, puis des femmes dont l’une s’occupe de graphologie et tient dans sa main quelque chose que Benjamin avait écrit. Celui-ci s’approche et, dit-il, «ce que je vis était une étoffe couverte d’images et dont les seuls éléments graphiques que je pus distinguer étaient les parties supérieures de la lettre d dont les longueurs effilées décelaient une aspiration extrême vers la spiritualité. Cette partie de la lettre était au surplus munie d’une petite voile à bordure bleue et la voile se gonflait sur le dessin comme si elle se trouvait sous la brise. C’était la seule chose que je puslire(...). La conversation tourna un moment autour de cette écriture. (...) A un moment donné je disais textuellement ceci:Il s’agissait de changer en fichu une poésie(Es handelte sich darum, aus einem Gedicht ein Halstuch zu machen). (...) Il y avait parmi les femmes une, très belle, qui était couchée dans un lit. En entendant mon explication elle eut un mouvement bref comme un éclair. Elle écarta un tout petit bout de la couverture qui l’abritait dans son lit. (...) Et ce ne fut pas pour me faire voir son corps, mais le dessin de son drap de lit qui devrait offrir une imagerie analogue à celle que j’avais dû écrire”, il y a bien des années, pour en faire cadeau à Dausse. (...) Après avoir fait ce rêve, je ne pouvais pas me rendormir pendant des heures. C’était de bonheur. Et c’est pour te faire partager ces heures que je t’écris

«Rêve-t-on toujours dans son lit?», demandai-je en commençant. De son camp de travailleurs volontaires, Benjamin écrit donc à Gretel Adorno qu’il lui était arrivé de rêver, dans son lit à lui, d’une femme «couchée dans un lit», une femme «très belle» exhibant pour lui le «dessin de son drap de lit». Ce dessin portait, telle une signature, ou un paraphe, sa propre graphie à lui, Benjamin. On peut toujours spéculer sur le d que Benjamin découvre sur le fichu. C’est peut-être l’initiale du docteur Dausse, qui l’avait naguère soigné de son paludisme et qui, dans le rêve, avait donné à l’une de ses femmes quelque chose que Benjamin dit avoir écrit. Benjamin met entre guillemets dans sa lettre les mots «lire» et «écrire». Mais le d peut être aussi, entre autres hypothèses, entre autres initiales, comme la première lettre de Detlef. Benjamin signait parfois familièrement ses lettres «Detlef». Ce fut aussi le prénom qu’il utilisa dans certains de ses pseudonymes, comme Detlev Holz, surnom politique dont il signa par exemple, alors émigré en Suisse, en 1936, un livre aussi épistolaire, Deutsche Menschen[xvi]. Il signait toujours ainsi ses lettres à Gretel Adorno, et précisait parfois «Dein alter Detlef». A la fois lue et écrite par Benjamin, la lettre d figurerait alors l’initiale de sa propre signature, comme si Detlef se donnait à sous-entendre: «Je suis le fichu», voire, du camp de travailleurs volontaires, moins d’un an avant son suicide, et comme tout mortel qui dit moi, dans sa langue de rêve: «Moi, d, je suis fichuMoins d’un an avant son suicide, quelques mois avant de remercier Adorno de lui avoir souhaité, de New York, son dernier anniversaire, qui fut aussi, comme le mien, un 15 juillet, Benjamin aurait rêvé, le sachant sans le savoir, quelque hiéroglyphe poétique et prémonitoire: «Moi, d, je suis dorénavant ce qui s’appelle fichu Or le signataire le sait, il le dit à Gretel, tout cela ne peut se dire, écrire et lire, cela ne peut se signer ainsi, en rêve, et déchiffrer, qu’en français: «La phrase que j’ai distinctement prononcé [sic] vers la fin de ce rêve se trouvait être en français. Raison double de te faire ce récit dans la même langue Aucune traduction, au sens conventionnel du mot, n’en rendra jamais compte, un compte communicable de façon transparente. En français, la même personne peut être, sans contradiction et au même instant, à la fois «fichue», «bien fichue» et «mal fichue». Et pourtant, dans le respect des idiomes, un certain passage didactique est possible, il est même appelé, requis, universellement désirable à partir de l’intraduisible. Par exemple, dans une université ou dans une église un jour de prix. Surtout si l’on n’exclut pas qu’en ce coup de dés le rêve ait aussi joué, Werner Hamacher me le souffle, le prénom de la première femme de Walter mais encore celui de sa soeur alors très malade: Dora, en grec la peau écorchée, griffée ou travaillée.

A laisser ensuite Benjamin sans sommeil, ce rêve semble résister à la loi énoncée par Freud. «Pendant toute la durée du rêve, prétendit cet autre émigré juif, nous savons avec certitude que nous rêvons, comme nous savons que nous dormons» (wir den ganzen Schlafzustand über ebenso sicher wissen, dass wir träumen, wie wir es wissen, dass wir schlafen). Le désir ultime du système qui règne souverainement sur l’inconscient, c’est le désir de dormir, le désir de se retirer dans le sommeil («...während sich das herrschende System auf den Wunsch zu schlafen zurückgezogen hat[xvii]... »).

Depuis des décennies, j’entends en rêve, comme on dit, des voix. Ce sont parfois des voix amies, parfois non. Ce sont des voix en moi. Toutes elles semblent me dire: pourquoi ne pas reconnaître, clairement et publiquement, une fois pour toutes, les affinités entre ton travail et celui d’Adorno, en vérité ta dette envers Adorno? N’es-tu pas un héritier de l’école de Francfort?

En moi et hors de moi, la réponse restera toujours compliquée, certes, en partie virtuelle. Mais dorénavant, et de cela je vous dis encore «merci», je ne puis plus faire comme si je n’entendais pas ces voix. Si le paysage des influences, des filiations ou des héritages, des résistances aussi, restera toujours tourmenté, labyrinthique ou abyssal, et dans ce cas peut-être plus contradictoire et surdéterminé que jamais, je suis heureux aujourd’hui, grâce à vous, de pouvoir et de devoir dire «oui» à ma dette envers Adorno, et à plus d’un titre, même si je ne suis pas encore capable d’y répondre et d’en répondre.

Pour mesurer décemment ma gratitude à la hauteur de ce qui m’est par vous donné, à savoir un signe de confiance et l’assignation d’une responsabilité, pour y répondre et correspondre, il m’aurait fallu vaincre deux tentations. En vous demandant de me pardonner un double échec, je vous dirai, sur le mode de la dénégation, ce que j’aurais voulu ne pas faire ou ce que je devrais ne pas faire.

Il aurait fallu éviter d’une part toute complaisance narcissique et d’autre part la surévaluation ou la surinterprétation - philosophique, historique, politique - de l’événement auquel, si généreusement, vous m’associez aujourd’hui, moi-même, mon travail, voire les pays, la culture et la langue dans lesquels ma modeste histoire s’enracine ou dont elle se nourrit, si infidèle et marginale qu’elle y demeure. Si j’écrivais un jour le livre dont je rêve pour interpréter l’histoire, la possibilité et la grâce de ce prix, il comporterait au moins sept chapitres. En voici, dans le style d’un téléprogramme, les titres provisoires:

 

1. Une histoire comparée des héritages français et allemands de Hegel et de Marx, le rejet commun mais combien différent de l’idéalisme et surtout de la dialectique spéculative, avant et après la guerre. Ce chapitre, à peu près 10000 pages, serait consacré à la différence entre critique et déconstruction, surtout à travers les concepts de «négativité déterminée», de souveraineté, de totalité et de divisibilité, d’autonomie, de fétichisme -y compris de ce qu’Adorno a raison d’appeler le fétichisme du «concept de culture» dans une certaine Kulturkritik[xviii], à travers les concepts différents d’Aufklärung et de Lumières, comme des débats et des frontières à l’intérieur du champ allemand mais aussi à l’intérieur du champ français (ces deux ensembles étant parfois plus hétérogènes qu’on ne le croit au-dedans des bordures nationales, ce qui conduit à beaucoup d’illusions de perspective). Pour faire taire le narcissisme, je passerais sous silence tous les écarts de ma non-appartenance à la culture dite française et surtout universitaire dans laquelle je me sais pourtant inscrit, ce qui complique trop les choses pour le bref discours que je vous adresse.

 

2. Une histoire comparée, dans les tragédies politiques des deux pays, quant à la réception et à l’héritage de Heidegger. Là aussi, en quelque 10 000 pages, sur cet enjeu décisif, je rappellerais ce qui rapproche et distingue les stratégies, en essayant de marquer en quoi la mienne, qui est au moins aussi réticente que celle d’Adorno, et en tout cas radicalement déconstructrice, passe par un chemin et répond à des exigences tout autres. Nous aurions du même coup à réinterpréter, de part et d’autre, les héritages de Nietzsche et de Freud, et même, si j’ose aller jusque-là, de Husserl, et même, si j’ose aller encore plus loin, de Benjamin. (Si Gretel Adorno vivait encore, je lui écrirais une lettre confidentielle au sujet des rapports entre Teddie et Detlef. Je lui demanderais pourquoi Benjamin n’a pas de prix, et lui ferais part de mes hypothèses à ce sujet).

 

3. L’intérêt pour la psychanalyse. Largement étranger aux philosophes de l’université allemande, il fut partagé avec Adorno par presque tous les philosophes français de ma génération ou de celle qui m’a immédiatement précédé. Entre autres choses, il faudrait insister sur la vigilance politique qui, sans réactivité ni injustice, devrait s’exercer dans la lecture de Freud. J’aurais aimé croiser tel passage de Minima Moralia - intitulé «En deçà du principe du plaisir» - avec ce que j’ai appelé récemment «l’Au-delà de l’au-delà du principe de plaisir[xix]».

 

4. Après Auschwitz : quoi que signifie ce nom, quels que soient les débats ouverts par les prescriptions d’Adorno à ce sujet (je ne puis les analyser ici, elles sont trop nombreuses, diverses et complexes), qu’on soit ou non d’accord avec lui (et l’on n’attendra pas ici de moi une prise de parti argumentée en quelques phrases), dans tous les cas, le mérite indéniable d’Adorno, l’unique événement qu’il aura signé, c’est d’avoir réveillé tant de penseurs, d’écrivains, de professeurs ou d’artistes à leur responsabilité devant tout ce dont Auschwitz doit rester et l’irremplaçable nom propre et la métonymie.

 

5. Une histoire différentielle des résistances et des malentendus (histoire largement passée, depuis peu, mais peut-être no encore dépassée) entre d’une part des penseurs allemands qui sont aussi pour moi des amis respectés, je veux dire Hans-Georg Gadamer[xx] et Jürgen Habermas, et d’autre part les philosophes français de ma génération. Dans ce chapitre, je tenterais de montrer que, malgré les différences entre ces deux grands débats (directs ou indirects, explicites ou implicites), les malentendus tournent toujours autour de l’interprétation et de la possibilité même du malentendu, du concept de malentendu, du dissensus aussi, de l’autre et de la singularité de l’événement, mais alors, par conséquent, de l’essence de l’idiome, de l’essence de la langue, au-delà de son indéniable et nécessaire fonctionnement, au-delà de son intelligibilité communicative. Les malentendus à ce sujet sont eux-mêmes passés, ils passent encore parfois par des effets d’idiome qui ne sont pas seulement linguistiques, mais traditionnels, nationaux, institutionnels - parfois aussi idiosyncrasiques et personnels, conscients ou inconscients. Si ces malentendus sur le malentendu semblent aujourd’hui s’apaiser sinon se dissiper totalement, dans une atmosphère d’amicale réconciliation, il ne faut pas seulement rendre hommage au travail, à la lecture, à la bonne foi, à l’amitié des uns et des autres, souvent des plus jeunes philosophes de ce pays. Il faut prendre en compte la conscience croissante de responsabilités politiques à partager devant l’avenir, et non seulement celui de l’Europe: discussions, délibérations et décisions politiques mais aussi quant à l’essence du politique, quant aux nouvelles stratégies à inventer, aux partis à prendre en commun, quant à une logique et même aux apories d’une souveraineté (étatique ou non) qu’on ne peut plus ni accréditer ni simplement discréditer, devant les nouvelles formes du capitalisme et du marché mondial, devant une nouvelle figure, voire une nouvelle constitution de l’Europe qui devrait, par fidèle infidélité, être autre chose que ce que les diverses «crises» de l’esprit européen diagnostiquées en ce siècle en ont représenté - mais aussi autre chose qu’un super-Etat, le simple concurrent économique ou militaire des Etats-Unis ou de la Chine.

La date du 11 septembre nous le rappellerait plutôt qu’elle ne nous l’annonçait à New York ou à Washington: jamais les responsabilités à cet égard n’ont été plus singulières, plus aiguës, plus nécessaires. Jamais n’aura été plus urgente une autre pensée de l’Europe. Elle engage une critique déconstructrice dégrisée, éveillée, vigilante, attentive à tout ce qui, à travers la stratégie la plus accréditée, la mieux légitimée des rhétoriques politiciennes, des pouvoirs médiatiques et télétechnologiques, des mouvements d’opinion spontanés ou organisés, soude le politique au métaphysique, aux spéculations capitalistiques, aux perversions de l’affect religieux ou nationaliste, au phantasme souverainiste. Hors d’Europe mais aussi en Europe. Sur tous les bords. Je dois le dire trop vite mais j’ose le maintenir fermement: sur tous les bords. Ma compassion absolue pour les victimes du 11 septembre ne m’empêchera pas de le dire: je ne crois à l’innocence politique de personne dans ce crime. Et si ma compassion pour toutes les victimes innocentes est sans limite, c’est qu’elle ne s’arrête pas non plus à celles qui ont trouvé la mort le 11 septembre aux Etats-Unis. C’est là mon interprétation de ce que devrait être ce qu’on appelle depuis hier, selon le mot d’ordre de la Maison Blanche, une «justice sans limite» (infinite justice, grenzenlose Gerechtigkeit): ne pas se disculper de ses propres torts et des errements de sa propre politique, fût-ce au moment d’en payer, hors de toute proportion possible, le plus terrible prix.

 

6. La question de la littérature, là où elle est indissociable de la question de la langue et de ses institutions, jouerait un rôle décisif dans cette histoire. Ce que j’ai le plus facilement partagé avec Adorno, voire reçu de lui, comme l’ont fait d’autres philosophes français, quoique différemment encore, c’est l’intérêt pour la littérature et pour ce qu’elle peut décentrer, comme les autres arts, de façon critique, dans le champ de la philosophie universitaire. Là aussi, il faudrait prendre en compte, de part et d’autre du Rhin, la communauté des intérêts et la différence des corpus littéraires mais aussi des corpus musicaux et picturaux concernés, jusqu’au cinéma, en restant attentif à l’esprit de ce que Kandinsky, cité par Adorno, appelait, sans hiérarchiser, la «Farbtonmusik» ou la «couleur sonore»[xxi].

Cela me conduirait à une histoire de la lecture mutuelle, avant et après la guerre, au-dedans et au-dehors de l’université, à une politologie de la traduction, des rapports entre le marché culturel de l’édition et l’université, etc. Tout cela devrait se faire dans un style qui resterait parfois très proche de celui d’Adorno.

 

7. J’en viens enfin au chapitre que je prendrais le plus de plaisir à écrire, parce qu’il emprunterait le chemin le moins frayé mais à mes yeux parmi les plus décisifs dans la lecture à venir d’Adorno. Il s’agit de ce qu’on appelle, d’un singulier général qui m’a toujours choqué, l’Animal. Comme s’il n’y en avait qu’un. En me référant à plusieurs esquisses ou suggestions peu remarquées d’Adorno, dans le livre qu’il a composé aux Etats-Unis avec Horkheimer, Dialektik der Aufklärung. Philosophische Fragmente ou dans son Beethoven, Philosophie der Musik[xxii], j’essaierais de montrer (j’ai déjà tenté de le faire ailleurs) qu’il y a là des prémisses à déployer avec une grande prudence, les lueurs au moins d’une révolution pensante et agissante dont nous avons besoin, dans la cohabitation avec ces autres vivants qu’on appelle les animaux. Adorno a compris que cette nouvelle écologie critique, je dirais plutôt «déconstructive», devait s’opposer à deux redoutables forces, souvent antagonistes, parfois alliées.

D’une part, celle de la plus puissante tradition idéaliste et humaniste de la philosophie. La souveraineté ou la maîtrise (Herrschaft) de l’homme sur la nature est en vérité «dirigée contre les animaux» (Sie richtet sich gegen die Tiere), précise ici Adorno. Il reproche surtout à Kant, qu’il respecte tant d’un autre point de vue, de ne laisser place, dans son concept de la dignité (Würde) et de l’«autonomie» de l’homme, à aucune compassion (Mitleid), entre l’homme et l’animal. Rien n’est plus odieux (verhasster) à l’homme kantien, dit Adorno, que le souvenir d’une ressemblance ou d’une affinité entre l’homme et l’animalité (die Erinnerung an die Tierähnlichkeit des Menschen). Le kantien n’a que de la haine pour l’animalité de l’homme. C’est même là son «tabou». Adorno parle de Tabuierung et va d’un coup très loin: pour un système idéaliste, les animaux joueraient virtuellement le même rôle que les Juifs pour un système fasciste Die Tiere spielen fürs idealistische System virtuell die gleiche Rolle wie die Juden fürs faschistische»). Les animaux seraient les Juifs des idéalistes qui ne seraient ainsi que des fascistes virtuels. Le fascisme commence quand on insulte un animal, voire l’animal dans l’homme. L’idéalisme authentique (echter Idealismus) consiste à insulter l’animal dans l’homme ou à traiter un homme d’animal. Adorno nomme deux fois l’insulte (schimpfen).

Mais, d’autre part, sur l’autre front, c’est un des thèmes du fragment «l’homme et l’animal» de la Dialektik der Aufklärung[xxiii], il faudrait combattre l’idéologie qui se cache dans l’intérêt trouble que les fascistes, les nazis et le Führer ont paru manifester, au contraire, parfois jusqu’au végétarisme, pour les animaux.

Les sept chapitres de cette histoire dont je rêve, ils s’écrivent déjà, j’en suis sûr. Ce que nous partageons aujourd’hui l’atteste sans doute. Ces guerres et cette paix auront leurs nouveaux historiens, leurs nouveaux nouveaux historiens, et même leurs «conflits d’historiens» (Historikerstreit). Mais nous ne savons pas comment et sur quel support, sur quels voiles pour quel Schleiermacher d’une herméneutique à venir, sur quelle toile et sur quel fichu WWWeb s’acharnera demain l’artiste de ce tissage (hyphantes, dirait le Platon du Politique). Nous ne saurons jamais, nous, sur quel fichu Web un Weber à venir entendra signer ou enseigner notre histoire.

Nul métalangage historique pour en témoigner dans l’élément transparent de quelque savoir absolu.

 

Celan: «Niemand
zeugt für den
Zeugen
»
[xxiv].

 

Je vous remercie encore de votre patience.

JACQUES DERRIDA


 

[i] Jacques Derrida a reçu le prix Theodor-W.-Adorno de la ville de Francfort le 22 septembre 2001. Fondé en 1977, attribué tous les trois ans, déjà décerné à Jürgen Habermas, Pierre Boulez et Jean-Luc Godard, il récompense des oeuvres qui, dans l’esprit de l’école de Francfort, traversent les domaines de la philosophie, des sciences sociales et des arts (musique, littérature, théâtre, cinéma, etc.). Jacques Derrida a lu en allemand les premiers et derniers paragraphes de son discours. Il avait été écrit et traduit dès le mois d’août. Les références au 11 septembre furent donc ajoutées le jour de la cérémonie. NDE

[ii] Né en 1892 dans une famille juive allemande assimilée, Walter Benjamin, après des études de philosophie, de littérature allemande et d’histoire de l’art, publie son premier essai, sur Goethe, en 1924. L’année précédente, il est entré en contact avec Theodor W. Adorno et l’Institut de recherche sociale de Francfort. Chroniqueur et essayiste, Benjamin collabore avec la Frankfurter Zeitung et la Litterarische Welt. Il séjourne à Moscou en 1926-1927. Dès 1933, il émigre en France et se lie d’amitié avec d’autres exilés comme Hannah Arendt, Hermann Hesse et Kurt Weil. Menacé d’être livré à la Gestapo, il se suicidera en 1940. Ses principaux essais seront regroupés et publiés après-guerre. NDE

[iii] Né en 1903 d’une mère catholique et d’un père juif, Theodor Wiesengrund Adorno étudie la philosophie, la musique et la psychologie. Après avoir abandonné la composition musicale (mais non la musicologie, à laquelle il se consacrera jusqu’à sa mort), il écrit de premiers textes qui reflètent l’influence de la démarche de Walter Benjamin : l’application du marxisme à la critique culturelle. Adorno s’exile en 1934 en Grande-Bretagne, puis en 1938 aux Etats-Unis, où il poursuit ses recherches avec les membres, eux aussi exilés, de l’Institut de recherche sociale de Francfort. Il devient codirecteur du projet de recherche sur la discrimination sociale à l’université de Californie, Berkeley. Durant ces années, il écrit un livre capital : La Dialectique des Lumières. En 1949, il regagne Francfort et reconstruit l’Institut pour la recherche sociale, qui, sous le nom d’«école de Francfort», contribuera au renouveau intellectuel dans l’Allemagne fédérale d’après-guerre - il en deviendra directeur en 1958. Il publie succcessivement Philosophie de la nouvelle musique (1949), La Personnalité autoritaire (1950), Minima Moralia (1951), Dissonances (1956). Critique du rationalisme issu du siècle des Lumières, Dialectique négative (1966) est suivie de la Querelle du positivisme (1969), où il débat avec Karl Popper de la méthode dialectique et des sciences sociales. Considéré comme radical, Adorno ne soutiendra pourtant pas le mouvement étudiant. Le 6 août 1969, il succombe à une crise cardiaque. NDE

[iv] Minima Moralia, Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main (1951, 1973), p. 143 ; tr. fr. E.Kaufholz, J.-R.Ladmiral, Payot, Paris, 1991, p. 107.

[v] «Portrait de Walter Benjamin», in Prismes, Critique de la culture et société, Payot, 1986, tr. G. et R. Rochlitz, p. 213 (Prismen, Suhrkamp, 1955).

[vi] Article auquel Adorno fait allusion dans le même texte. Il fut publié dans la Neue Rundschau et traitait, entre autres choses, du surréalisme.

[vii] Ibid. p. 211.

[viii] Réponse à la question: «Qu’est-ce qui est allemand? », in Modèles critiques, Payot, 1984, tr. fr. M. Jimenez et E. Kaufholz, p. 228 sq. Cf. «Auf die Frage: Was ist deutsch», in Stichworte, Kritische Modelle 2. Suhrkamp, 1965, p. 102 sq.

[ix] Minima Moralia, Suhrkamp, 1973, 70, p. 141-142 ; op. cit., p. 106-107.

[x] Né en 1929, Jürgen Habermas a étudié la philosophie, l’histoire et la sociologie. En 1956, il rejoint l’Institut pour la recherche sociale de Francfort. Assistant de Theodor W. Adorno, il enseignera successivement à Heidelberg, Francfort, puis dirigera l’Institut Max-Planck à Starnberg avant de revenir à l’université de Francfort. Il publiera notamment : Théorie et pratique (1963), L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1963), Connaissance et intérêt (1968), La technique et la science comme «idéologie» (1968), Profils philosophiques et politiques (1971), Après Marx (1976), Raison et légitimité : problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé (1978), Théorie de l’agir communicationnel (1981), Morale et communication : conscience morale et activité communicationnelle (1983), Sociologie et théorie du langage (1995), Droit et démocratie. Entre faits et normes (1997).NDLR

[xi] Jürgen Habermas, Philosophisch-politische Profile, Suhrkamp, 1971 ; tr. fr. F. Dastur, J.-R. Ladmiral, M. B. de Launay, coll. «Profils philosophiques et politiques», Gallimard, Paris, 1974, p. 246.

[xii] Stichworte, Kritische Modelle 2, op. cit., p. 111-112. Modèles critiques, op. cit., p. 229.

[xiii] La traduction allemande du texte comportait la longue liste des traducteurs, collègues et amis allemands que Jacques Derrida tenait à remercier.

[xiv] Lettre du 16 août 1935

[xv] Lettre du 2 août 1935.

[xvi] Suhrkamp, 1962.

[xvii] Die Traumdeutung, ch. Vll, C, Fischer, 1961, p. 464-465.

[xviii] Cf. Le début de «Critique de la culture et de la société», au début de Prismes, op. cit.

[xix] Cf. Etats d’âme de la psychanalyse, Galilée, Paris, 2000.

[xx] Né en 1900, Hans-Georg Gadamer soutient sa thèse sous la direction de Martin Heidegger en 1929. Il enseignera successivement à Marburg, puis à Leipzig (où il finira recteur de l’université), à Francfort et à Heidelberg (où il succède à Karl Jaspers). En 1953, il crée la Philosophische Rundschau. En 1960, il publie Vérité et méthode. Il fondera également l’Association internationale pour la promotion des études hégéliennes qu’il présidera jusqu’en 1970. Entre-temps, devenu professeur émérite, il continue néanmoins à enseigner et, en 1972, prend même la présidence de l’Académie des sciences de Heidelberg. Ses oeuvres complètes seront publiées de 1985 à 1995. NDE

[xxi] Cf. Adorno, Sur quelques relations entre musique et peinture (Suhrkamp, 1978, 1984, 1986) ; tr. et éd. fr. P. Szendy et J. Lauxerois, éd. La Caserne, Paris, 1995, p. 44 sq.

[xxii] Suhrkamp, 1993, p. 123-124.

[xxiii] M. Horkheimer, Th. Adorno, Dialektik der Aufklärung. Philosophische Fragmente ; tr. fr. E. Kaufholz, La Dialectique de la raison, Fragments philosophiques, Gallimard, 1974, p. 268-277.

[xxiv] «Nul ne témoigne pour les témoins.»

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